Alexander De Croo, son budget toujours déficitaire et ses réformes toujours repoussées
Au fédéral, l’ajustement budgétaire de mars devait être couplé à des réformes de la fiscalité et, peut-être aussi, des pensions. Celles-ci sont déjà presque reportées. Voire abandonnées.
S’agissant de l’ajustage, dans le domaine des fabrications métalliques, un ouvrier doit pouvoir dominer chaque petit élément d’une mécanique afin que l’action coordonnée de ceux-là permette le fonctionnement de celle-ci.
Un ajustement budgétaire est une tout autre chose, dont l’ajusteur doit surtout éviter que les actions non concertées de ses participants n’empêchent tout mouvement à la machine. Ainsi se trouve Alexander De Croo pendant l’ajustement budgétaire de printemps, le dernier de sa législature. En mars 2024, en effet, le souffle humide, probablement coléreux, de l’électeur noiera encore plus dans la rouille tous les rouages de son gouvernement. C’est pourquoi le Premier ministre avait coché ce printemps dans son petit livret d’ouvrier-ajusteur, taché de cambouis et, surtout, encré de fort nombreux reports.
Au début de l’été 2022, sa mécanique infernale à sept poulies était censée produire une poignée d’accords avant le 21 juillet, puis lors de la confection des bud- gets 2023 et 2024, couplés pour l’occasion, avant le deuxième mardi d’octobre, puis avant la trêve de fin d’année, puis, donc, en mars, à l’occasion de cet ajustement. Les pièces produites à ces différentes étapes, la hausse des investissements militaires, la hausse puis la baisse des aides pour le gaz, l’électricité et l’énergie, la prolongation de deux réacteurs nucléaires, les pensions une première fois, n’étaient ni très régulières ni très efficaces.
Mais elles étaient sorties de sa machine à gouverner, et Alexander De Croo le machiniste-ajusteur pouvait s’en prévaloir tandis que, depuis son installation en octobre 2020, il prétend démontrer qu’il pouvait faire fonctionner la Belgique et que si le talent faisait gagner des matchs, le travail d’équipe faisait gagner des championnats – ©Michael Jordan.
Avec le dernier report, fin 2022, de la réforme fiscale – à laquelle s’ajoutent deux réformes, des pensions et du marché du travail – exigée par certains collègues et réclamée par lui-même, cet ajustement budgétaire de printemps était, disait-on l’hiver dernier, la dernière occasion de fabriquer quelque chose pour de bon. Aujourd’hui, au 16, on raconte que cet ajustement budgétaire ne servira qu’à adapter le budget, on a entamé des discussions en kern et on se laisse deux week-ends au pire, un au mieux, pour en terminer le polissage avant le 3 avril au petit matin.
Et puis, pour les réformes promises puis reportées puis promises à nouveau, l’ajusteur a juré qu’on les reporterait à après cet ajustement budgétaire, pour se donner encore le plaisir de ne pas respecter une deadline qu’on s’est soi-même fixée. Ou la possibilité, miraculeuse, de s’y tenir.
Le contexte financier
Il faut dire que les données ne sont, comme c’était en fait assez prévu, pas spécialement heureuses en matières de finances publiques. La secrétaire d’Etat au Budget n’est plus la même. Ayant présenté de mauvais tableaux au Parlement, Eva De Bleeker a été remplacée par Alexia Bertrand, passée pour l’occasion du MR à l’Open VLD.
Les chiffres ne sont pas moins embarrassants pour autant: il y a trop de dépenses pour trop peu de recettes. Le rapport du Comité de monitoring doit, avec les avis du Bureau du plan, de l’Agence de la dette et de la BNB, guider les travaux pratiques du printemps. Il a réévalué, par rapport aux prévisions de l’automne, le déficit 2023 à quelque 27 milliards plutôt que 33, soit 4,8% du PIB plutôt que 5,7%, ce qui aurait pu huiler agréablement la confection de la dernière pièce de la Vivaldi. En effet, l’accord de gouvernement comme le budget 2023 voté à la fin de l’année n’engagent qu’à un effort annuel de réduction du déficit structurel de 0,2% du PIB, ce qui devrait être atteint à fort peu de frais ce printemps.
Comme à chaque discussion budgétaire, les querelles techniques cachent toujours des désaccords politiques.
Mais le déficit national reste parmi les plus élevés d’Europe, et la dette publique tend à augmenter sensiblement. Selon le bureau de monitoring, à politiques inchangées, le déficit de l’ensemble des pouvoirs publics atteindra 6,1% du PIB ou 41 milliards d’euros en 2028, et la dette publique s’élèverait à 117% du PIB la même année.
De plus, l’Union européenne envisage de revenir à une application plus stricte de son pacte de stabilité, après les années de Covid et la guerre en Ukraine.
L’agence de notation Fitch a déjà abaissé la perspective belge de stable à négative. Les risques d’une crise financière n’ont jamais été aussi élevés depuis 2008 et les taux d’intérêt remontent.
La semaine dernière, dans une carte blanche publiée par L’Echo et DeTijd, une cinquantaine d’économistes, émargeant principalement au secteur bancaire et aux fédérations patronales, appelaient à contraindre les coûts du vieillissement face à «l’insoutenabilité de nos finances publiques».
Tout ce contexte donne un instrument de pression à la droite de la Vivaldi comme à la droite de son opposition pour faire de ces semaines d’ajustement autre chose qu’un exercice comptable, et engager ce qu’on appelle par là des «réformes structurelles», imposant des économies dans les dépenses sociales, surtout les pensions et le chômage, les soins de santé ayant, depuis le Covid, gagné une forme d’immunité. Même si elle est déjà entamée par le ministre socialiste flamand Frank Vandenbroucke, qui a revu la norme de croissance du budget de l’Inami de 2,5% à 2% pour 2023, avant de revenir aux 2,5% promis l’an prochain.
C’est pourquoi le MR, le CD&V et l’Open VLD insistent pour réformer la réforme des pensions négociée l’été dernier par la ministre socialiste francophone Karine Lalieux. C’est aussi pourquoi le MR refuse, depuis déjà plusieurs mois, une réforme fiscale qui ne serait pas couplée, en plus de la réforme de la réforme des pensions, à une réforme de la réforme du marché du travail négociée l’an dernier par le ministre socialiste francophone Pierre-Yves Dermagne.
Le contexte politique
C’est qu’en fait, comme à chaque discussion budgétaire, les querelles techniques cachent toujours des désaccords politiques et aucune expertise, aussi extérieure fût-elle, n’est jamais désintéressée. Répondant à la carte blanche des économistes patronaux, le centre d’études Minerva, proche de la gauche flamande, faisait remarquer, données de la BNB à l’appui, que ce qui caractérisait la Belgique par rapport aux pays voisins, ce n’était pas tellement les dépenses sociales, qui sont même plutôt plus faibles qu’ailleurs, mais bien les aides, directes et indirectes, aux entreprises, plus élevées que dans les autres économies.
L’ajusteur De Croo, devant son établi, a en fait peu d’outils en main, tant pour lutter contre les déficits publics que pour aboutir aux réformes fiscale et des pensions qu’il prétend envisager. Techniquement, les coûteuses aides aux entreprises sont surtout de la compétence des Régions. Politiquement, une hausse de la fiscalité ou des cotisations serait inadmissible pour la droite de sa coalition, tout comme une baisse des allocations sociales ou des soins de santé pour la gauche de sa coalition. Techniquement et politiquement, une baisse de la fiscalité sur le travail est toujours possible, sur la base de celle proposée plusieurs fois par le ministre démocrate-chrétien flamand des Finances, Vincent Van Peteghem. Mais elle devrait être compensée pour ne pas alourdir la configuration budgétaire.
C’est ce qui met, un peu plus, l’ajusteur De Croo dans le potage et le coince dans ses propres rouages. Même si sa machine pourrait profiter des accidents mécaniques des autres.
Début mars, les folles tensions en Flandre sur le dossier de l’azote avaient tant monopolisé l’attention médiatique et politique autour du gouvernement flamand que le gouvernement fédéral avait pu, dans une relative tranquillité, boucler un accord salué dans une inédite unani- mité par les sept partis de la Vivaldi, et notamment par le CD&V, dont le président Sammy Mahdi était sous très forte pression. C’était inattendu, c’était sur la migration et l’asile. Les écologistes et les socialistes (francophones) s’étaient réjouis des marques d’humanité (une augmentation des places d’hébergement et la confirmation que des enfants ne seraient plus enfermés) tandis que les libéraux et les démocrates-chrétiens flamands s’étaient félicités des traces de fermeté (un durcissement des conditions de regroupement familial).
L’énorme crispation des membres PS, MR et Ecolo de l’exécutif de la Fédération Wallonie-Bruxelles sur le dossier des habilitations universitaires pourrait avoir, elle aussi, desserré les boulons au fédéral: les présidents francophones sont en tout cas déjà en train de connecter drôlement les deux systèmes.
Le 15 mars, sur RTL-TVi, Paul Magnette se déclarait ouvert à voter ces habilitations par une majorité alternative (tous les partis francophones sont pour, excepté le MR), ce à quoi les écologistes se montraient ouverts. Georges-Louis Bouchez, lui, appelait les socialistes à «faire preuve de sang-froid» à la Fédération Wallonie-Bruxelles, tout en les insultant au fédéral, «Il fait quoi de ses journées, Pierre-Yves Dermagne?», s’interrogeait-il dans Le Soir. Le col bleu De Croo pourrait trouver là un espace pour y façonner une dernière petite pièce de réforme pas trop laide. Ou pour définitivement abandonner son attelage à une presse hydraulique, comme une épave juste bonne pour la ferraille.
27 milliards
le déficit public prévu en 2023 à la place de 33.
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