Alain Mathot : les indices de corruption que les députés n’ont pas voulu voir
Les relevés téléphoniques d’Alain Mathot et de son corrupteur présumé Philippe Leroy révèlent que les deux hommes ont eu 71 contacts entre 2006 et 2008. Sur cette période, Leroy affirme avoir remis à Mathot une douzaine d’enveloppes de cash, pour un total de 700.000 euros, dans des hôtels à Paris. Le député-bourgmestre a payé avec sa carte Visa huit séjours express dans de tels hôtels, et a eu des contacts avec Leroy durant quatre de ces séjours.
L’ancien député-bourgmestre de Seraing, Alain Mathot, a été acquitté des faits pour lesquels il était poursuivi dans le cadre de la construction d’un incinérateur de déchets à Herstal, cependant le parquet a fait appel de la décision du tribunal. Il comparaît ce 23 juin à 9h devant la cour d’appel de Liège. Le Vif vous repartage un article sur les indices de corruption dans cette affaire.
« Pour sortir des espèces en faveur d’Alain Mathot, on s’est servi de BLS Ingénierie [NDLR: une société bidon, machine à fausses factures]. On a introduit dans la comptabilité d’Inova des fausses factures BLS pour payer Alain Mathot. J’ai toujours rencontré Alain Mathot seul à Paris. C’était à l’hôtel Méridien, Porte Maillot, et au Baltimore, avenue Kléber, que j’ai remis du cash à Alain Mathot pour environ 700.000 euros. (…) J’ai commencé à remettre de l’argent à M. Mathot quand j’ai eu moi-même cet argent, début 2006. Cela a duré jusqu’en 2008, un peu avant vos perquisitions [NDLR: la première vague a lieu le 1er octobre 2008]. Durant cette période, j’ai remis à M. Mathot des enveloppes contenant des sommes de 50.000 euros la plupart du temps, et parfois 70.000 euros. Nous nous contactions par téléphone, tantôt lui (pour faire Ie point), tantôt moi (quand j’avais réuni une somme suffisante). »
Le 16 novembre 2011, face au juge d’instruction liégeois Philippe Richard, le patron d’Inova France, Philippe Leroy, se « met à table ». Le magistrat liégeois vient de déstabiliser Leroy en lui mettant sous le nez sa correspondance privée avec son comparse Alain Basilien, un ex-échevin (PS) des Finances de Honnelles (Hainaut), roi des factures bidon. À la demande de Leroy, Basilien envoie des fausses factures à Inova, qui les paie sans poser de questions. Puis Basilien rétrocède les fonds à Leroy après avoir ponctionné 15% pour ses bons et loyaux services. Cela permet de sortir de l’argent d’Inova sous une apparente légalité, puis de le redistribuer incognito à des intermédiaires qui ont aidé Inova à obtenir un lucratif marché public. Ce qu’on appelle des commissions occultes. Dans ses aveux, Philippe Leroy raconte au juge comment il a manoeuvré pour qu’Inova remporte, en 2005, le méga-marché public de l’intercommunale Intradel. Un marché de 200 millions d’euros visant la construction d’un nouvel incinérateur à déchets, à Herstal, inauguré en 2009. Un marché dont quelque 12 millions d’euros de fonds publics ont été détournés, via trois filières, pour enrichir une poignée d’intermédiaires.
Un contrat de lobbying sans factures
« Pour gagner ce projet, j’ai contractualisé avec MM. Cerutti et Tarquini [NDLR: deux lobbyistes liégeois embauchés par Inova en 2002 et 2003]. M. Tarquini m’a présenté M. Alain Mathot, qui m’a demandé mes coordonnées. En 2004, M. Mathot est venu me voir à Paris. Il m’a largement fait comprendre que pour gagner le projet, il fallait faire un contrat de lobbying. Il m’a dit que ce contrat serait tout à fait légal, qu’il y aurait des factures en toute légalité. J’ai accepté. Quelque temps après, il m’a expliqué qu’il fallait que je me débrouille pour honorer le contrat verbal car il ne savait pas produire des factures. Le contrat faisait deux millions d’euros. Il m’a demandé de payer un million d’euros à M. Deferm [NDLR: un ami de la famille Mathot]. C’est comme ça que j’ai demandé à Fimca [NDLR: une société de Zurich partenaire d’Inova] s’ils voulaient bien s’occuper de régler le million à Deferm, à la demande d’Alain Mathot. Le reste, il le voulait en espèces. »
Ces aveux, couchés sur procès-verbal, constituent le grand tournant de l’enquête Intradel. Philippe Leroy est immédiatement inculpé pour corruption active. Ses déclarations vaudront à Alain Mathot une inculpation pour corruption passive et blanchiment d’argent moins de deux semaines plus tard, le 28 novembre 2011. L’instruction judiciaire, ouverte en 2008, a démontré que Léon-François Deferm a bien perçu un million d’euros d’Inova « pour des prestations invérifiables ». Et ce via une cascade de fausses factures émises par des sociétés belge, suisse et liechtensteinoise. Il est donc certain que la moitié de l’accord qui aurait été passé entre Mathot et Leroy a bien été exécuté. Qu’en est-il de la seconde moitié? Alain Mathot réfute avoir touché un seul euro du patron d’Inova et a porté plainte pour diffamation contre lui.
71 contacts téléphoniques
Du coup, face à ces deux versions parfaitement discordantes, la justice va tenter de vérifier les déclarations de Leroy. Afin de voir si elles sont fondées. Et c’est ainsi que l’étau judiciaire va progressivement se resserrer autour d’Alain Mathot. Les enquêteurs vont d’abord récupérer puis croiser les factures détaillées de téléphonie mobile de Mathot et Leroy. Résultat? Entre le 18 avril 2006 et le 6 juillet 2008, période correspondant à celle où Leroy affirme avoir remis des enveloppes de cash à Mathot, les deux hommes ont eu 71 contacts téléphoniques, dont 38 appels directs et 33 SMS. Et c’est un minimum car selon les opérateurs, tous les contacts n’étaient pas identifiables. À cela, les enquêteurs vont greffer les relevés des dépenses Visa d’Alain Mathot, et d’autres informations, pour réaliser une ligne du temps détaillée des possibilités de rencontres physiques des deux hommes à Paris. Un document exceptionnel que Le Vif/L’Express publie.
Quatre séjours sortent du lot. Le 15 mars 2007, Alain Mathot est sur le territoire français lorsqu’il reçoit un SMS de Leroy à 17h15. Du 11 au 13 juin 2007, le bourgmestre de Seraing séjourne à l’hôtel Le Jeu de Paume à Paris, et durant cette période les deux hommes échangent deux appels et un SMS. Entre le 11 et le 14 mars 2008, Mathot a trois contacts téléphoniques avec Leroy alors qu’il est en France et passe par Roissy, en banlieue parisienne. Enfin, le lundi 7 juillet 2008, les deux hommes semblent particulièrement synchronisés. Un rendez-vous avec « Alain M » apparaît dans l’agenda électronique de Leroy saisi chez Inova. Leroy a confirmé qu’il s’agissait bien d’Alain Mathot: « Je ne connais personne d’autre dont Ie nom commence par M et qui se prénomme Alain. » Le matin, Mathot paie 64 euros avec sa carte Visa au guichet de la SNCB Liège-Guillemins international. L’achat d’un billet Thalys pour Paris? Il appelle un correspondant belge depuis la Belgique à 7h44 et l’appel suivant depuis le territoire belge n’a lieu qu’à 13h12. Entre les deux, son GSM est détecté sur le réseau SFR France jusque 12h30 au moins. Ce lundi-là, Alain Mathot prétend pourtant avoir eu une réunion à 8h30 à Liège avec André Gilles, Stéphane Moreau et Willy Demeyer, puis avoir assisté, à 14h, à une réunion de commission à la Chambre. Au cours des trois jours précédant cette journée très chargée, Mathot et Leroy ont eu cinq interactions téléphoniques.
Huit séjours dans des hôtels à Paris
Sur la période critique d’avril 2006 à fin 2008, Alain Mathot a réglé avec sa carte Visa pas moins de huit séjours express (une ou deux nuits) dans des hôtels à Paris: Méridien (3), Baltimore (2), Jeau de Paume (1), Scribe (1), Montalembert (1). Mais son GSM est détecté sur le réseau français lors de… 22 séjours. Notons que les deux hôtels les plus fréquentés par Mathot sont les deux cités par Leroy dans ses aveux. Si le patron d’Inova ment, comme le prétend Mathot, comment Leroy aurait-il pu deviner les noms de ces deux hôtels?
Un autre détail interpellant a surgi dans la bouche de Leroy lors de la confrontation entre les deux hommes. Le genre de détail qui ne s’invente pas: « Pour mémoire, un de ces rendez-vous était au moment de la réouverture du Crazy Horse puisque c’est M. Mathot lui-même qui m’a dit qu’il était là pour cette raison, car Ie Crazy Horse était repris par un de ses amis. » Alain Mathot n’a pas démenti connaître le repreneur du célèbre « temple du nu »: Philippe Lhomme, un businessman… liégeois. L’établissement a effectivement fermé deux mois pour travaux, durant l’été 2007, et a rouvert le 15 septembre avec un nouveau décor « cabaret ». Le 1er octobre, Mathot et Leroy ont quatre échanges téléphoniques. Trois jours plus tard, Alain Mathot se rend à Paris où il séjourne deux nuits à l’hôtel Scribe. Pour rencontrer Leroy au bar du Méridien avant d’aller au Crazy Horse?
Un scandale politique
Selon Alain Mathot, Philippe Leroy le « charge » pour faire diversion, parce qu’il aurait gardé pour lui les 700.000 euros récupérés via la filière Basilien (ce que des devoirs d’enquête complémentaires sollicités par Alain Mathot n’ont pas pu confirmer). Sauf qu’en accusant Mathot à tort, Leroy se tire une balle dans le pied: il reconnaît avoir corrompu non plus une mais deux personnes. Et non plus pour 1 million mais pour 1,7 million d’euros. Il aggrave donc pénalement son cas. Est-ce son intérêt? Contactés un mois avant la parution de cet article, et relancés, Alain Mathot et son avocat Me Franchimont, n’ont pas souhaité s’exprimer.
Tous ces nouveaux éléments que nous révélons aujourd’hui figurent dans le dossier répressif auquel les sept membres de la commission des poursuites de la Chambre ont eu accès dès fin octobre 2015. Le 17 mars 2016, ils se sont prononcés contre la levée de l’immunité parlementaire d’Alain Mathot à cinq voix contre deux. Ont voté pour la levée de l’immunité: Denis Ducarme (MR) et Raf Terwingen (président de la commission, CD&V). Ont voté contre: Karine Lalieux (PS), Hans Bonte (SP.A), Hendrik Vuye (rapporteur, N-VA), Zuhal Demir (N-VA) et Carina Van Cauter (Open VLD). Le 14 avril, la Chambre a confirmé en séance plénière l’immunité d’Alain Mathot: 81 voix pour (N-VA, PS, SP.A, Open VLD), 49 voix contre (MR, CD&V, Ecolo-Groen, Vlaams Belang) et 8 abstentions (CDH).
Le procès Intradel s’ouvrira ce mardi 5 décembre à Liège. Sans Alain Mathot.
Enquête réalisée avec l’aide du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles
Retrouvez l’intégralité de cette enquête (9 pages), réalisée avec Marie-Cécile Royen, dans Le Vif/L’Express en kiosque ce jeudi.
Un « Intradel Leaks » obtenu via Anticor.be
Le Vif/L’Express a pu consulter le dossier judiciaire Intradel via une fuite collectée par Anticor Belgium. Cette initiative citoyenne apolitique est le pendant belge d’Anticor France, association cofondée en 2002 par le juge anticorruption Eric Halphen. Avec l’aide de lanceurs d’alerte, Anticor vise à lutter contre la corruption et à réhabiliter la confiance entre les citoyens et leurs représentants via un meilleur accès aux données publiques et un réel contrôle citoyen. Anticor Belgium cherche des lanceurs d’alertes, juristes, graphistes, web développeurs et bénévoles. Contact: www.anticor.be/participer.
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