Qui dit parcelles agricoles ne dit pas parcelles cadastrales. Cette complexité ne facilite pas les contrôles. © belgaimage

Agriculture: comment une vaste fraude a échappé pendant des années à la Wallonie (info Le Vif)

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

« Cela revient à jouer avec le feu »: comment un agriculteur, à l’origine d’une vaste fraude, est passé entre les mailles du filet wallon

Pendant au moins six ans, un agriculteur peu scrupuleux aurait gonflé le nombre de parcelles qu’il occupe pour toucher davantage d’aides de la Politique agricole commune (PAC), sans que la Région le remarque. Combien d’autres cas ont-ils échappé à la vigilance wallonne, et pourquoi ?

Pour une surprise, c’en est une. Début juillet, Armand (nom d’emprunt) reçoit la visite d’un contrôleur wallon concernant un terrain d’un peu plus d’un hectare, acquis en lot avec sa maison il y a vingt ans, dans une petite commune rurale de la province de Luxembourg. Depuis plusieurs années, ce particulier permet à une voisine agricultrice, propriétaire d’un manège, d’y placer quelques chevaux. Cet arrangement a ouvert la possibilité, pour cette dernière, de solliciter des aides à la prairie permanente, telles que prévues dans la politique agricole commune (PAC). Problème: depuis six ans, un agriculteur de la région prétendait disposer de la parcelle d’Armand, alors que ce n’est pas le cas. Un stratagème rémunérateur. En gonflant de la sorte les hectares qu’il dit occuper, l’agriculteur concerné a pu recevoir davantage de primes européennes de la politique agricole commune pendant toutes ces années.

Si l’administration confirme avoir déjà pu détecter des cas abusifs, «il n’est pas possible d’en préciser le nombre».

Sans la proposition d’Armand au manège voisin, et donc une demande d’aide en doublon pour un même terrain, la supercherie serait probablement restée inaperçue. Il ne serait d’ailleurs pas le seul propriétaire lésé par l’exploitant bovin. D’après les informations recueillies jusqu’ici, l’agriculteur aurait procédé de la sorte pour au moins trente autres terrains. Comment a-t-il pu s’accaparer ces parcelles? Pourquoi la manœuvre est-elle passée sous les radars pendant si longtemps? Surtout, combien de deniers publics ont ainsi profité à la fraude, causant un préjudice d’autant plus lourd à la grande majorité des agriculteurs honnêtes?

Pour le comprendre, il faut se plonger dans les rouages de la PAC. Le revenu agricole moyen en Europe est nettement inférieur à celui des autres secteurs de l’économie. Parmi les leviers à sa disposition, un agriculteur actif et disposant d’une unité de production sur le territoire peut notamment bénéficier d’une «aide de base au revenu pour un développement durable». Le montant annuel qu’il perçoit dépend à la fois du nombre de droits au paiement de base (DPB) qu’il détient et de la superficie qu’il déclare. Les primes à l’hectare perçues ne peuvent excéder le nombre de DPB possédé. Ainsi, un agriculteur ayant dix DPB peut activer des aides couvrant jusqu’à dix hectares. S’il en occupe douze, il ne pourra pas solliciter des aides pour les deux hectares restants. En 2021, un DPB permettait, en moyenne, de toucher 114,5 euros par hectare de cultures admissible déclaré. Mais la valeur d’un DPB est encore sujette à de fortes disparités. A ce montant de base s’ajoutent d’autres aides plus spécifiques, selon le type d’exploitation, de culture ou d’élevage.

En toute logique, un agriculteur frauduleux doit donc acquérir ou louer suffisamment de DPB pour les faire correspondre à la superficie qu’il prétend occuper. Il a, du reste, tout intérêt à disposer d’autant d’hectares que de DPB: au bout de trois ans, les DPB non activés retourneront automatiquement dans une réserve, dont peuvent profiter les jeunes ou nouveaux agriculteurs. Si le compte est bon, la Wallonie ne vérifie pas toujours qu’il existe une quelconque base juridique (contrat de vente, de location, acte de succession, bail à ferme…) liant une parcelle à l’exploitant agricole: il n’y a pas «une obligation d’en apporter systématiquement la preuve, renseigne le portail de l’agriculture wallonne. La preuve de la relation juridique peut être réclamée par l’administration en cas de litige, de doute ou de contrôles administratifs ou menés sur place.»

Un suivi «délicat»

Pour passer entre les mailles du filet, deux options se présentent de ce fait aux contrevenants: soit ils présentent de faux documents lors des contrôles, soit ils misent précisément sur l’absence de contrôles portant sur les preuves de la relation juridique. Contacté par Le Vif, le Service public de Wallonie (SPW) reconnaît que «le suivi de la maîtrise réelle des terres agricoles par les agriculteurs est délicat. En effet, 292 952 parcelles ont été déclarées en 2023. Qui dit parcelles agricoles ne dit pas parcelles cadastrales. Ainsi, une même parcelle peut être constituée de plusieurs parcelles cadastrales et celles-ci peuvent avoir différents propriétaires.» Logiquement, cette complexité ne facilite pas la mission de contrôle de la Région.

Marianne Streel, présidente de la FWA, n’avait jamais entendu parler d’un système frauduleux tel que celui évoqué par Le Vif.
Marianne Streel, présidente de la FWA, n’avait jamais entendu parler d’un système frauduleux tel que celui évoqué par Le Vif. © belgaimage

Ces dernières années, plusieurs garde-fous ont vu le jour pour contrer le risque de fraude dans le cadre de la politique agricole commune. «A la suite d’un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 17 décembre 2020, l’administration a l’obligation d’effectuer des contrôles afin de vérifier que les parcelles sont bien à disposition du producteur de manière légale, poursuit le SPW. Si le demandeur n’a aucun droit légal, il ne peut donc recevoir des aides.» En 2022, 2 887 parcelles auraient ainsi fait l’objet d’une telle vérification. Et 3 264 (soit 1,1% du total) en 2023. L’administration confirme avoir déjà pu détecter des cas abusifs à ces occasions. Mais «il n’est pas possible d’en préciser le nombre». Frauder est aussi devenu plus complexe pour les déclarations de nouvelles superficies. «Depuis 2022, et en accord avec la Commission européenne, une preuve appropriée est demandée pour toute parcelle non déclarée l’année précédente», ajoute le SPW. Avant cela, et pendant de longues années, cette vérification n’avait donc rien de systématique.

En cas d’abus, les parcelles concernées sont mises à zéro hectare en superficie déterminée, ce qui équivaut à annuler les aides PAC pour celles-ci. Il existerait, en outre, une pénalité en cas de forte différence entre la superficie déclarée pour une aide et celle constatée lors d’un éventuel contrôle… Mais celui-ci ne portera que ponctuellement sur les aspects légaux du terrain.

Le «règne de l’entre-soi»

Autre question brûlante: comment un acteur frauduleux a-t-il pu identifier des terrains jusque-là non déclarés par un agriculteur, pour les ajouter à sa propre superficie? A ce stade, il n’y a aucune certitude quant au mode opératoire du cas évoqué par Le Vif. Mais bien une sérieuse piste: la délimitation et le contrôle des parcelles éligibles aux primes s’opère par l’entremise d’orthophotos du territoire, c’est-à-dire d’images aériennes couvrant le territoire wallon à une résolution de 25 centimètres. Sur ces plans figurent, en divers codes de couleur, les superficies déjà déclarées par l’un ou l’autre agriculteur à la date de la période d’encodage. Par élimination, et moyennant une bonne connaissance de la région, il serait donc théoriquement possible de suggérer à un agriculteur des terrains éligibles avoisinants, pour peu qu’ils ressemblent à une surface agricole – comme c’est le cas du terrain d’Armand.

Qui a accès à ces plans? La Wallonie, évidemment, mais aussi les agriculteurs, des banques, les provinces, les secrétariats locaux de la Fédération wallonne de l’agriculture (FWA)… Ces derniers aident notamment les agriculteurs qui en font la demande dans leurs démarches de déclaration de superficie et sont, à bon nombre d’endroits, hébergés dans des banques (Crélan ou CBC). Dans certaines localités rurales marquées par le «règne de l’entre-soi», comme le qualifient plusieurs observateurs, il n’est pas exclu que l’une ou l’autre relation d’un agriculteur peu scrupuleux l’ai aiguillé de la sorte. Jusqu’à présent, Le Vif ne dispose toutefois d’aucune preuve tangible permettant d’incriminer un acteur en particulier.

Contactée par nos soins, la FWA condamne fermement toute tentative visant à déclarer, en vue d’obtenir des aides de la politique agricole commune, des parcelles sur lesquelles un agriculteur n’a aucun droit. «En cinq ans et demi, je n’ai eu connaissance que de deux dossiers portant sur un double encodage de parcelles et dans les deux cas, l’un des agriculteurs a reconnu avoir commis une erreur, commente Marianne Streel, la présidente de la FWA. En revanche, je n’avais jamais entendu parler d’un système frauduleux tel que celui-ci. Les aides n’étant pas mirobolantes, cela revient à jouer avec le feu.»

Le montant des paiements directs aux agriculteurs de le cadre de la politique agricole commune est conséquent. A l’échelle européenne, il se chiffre à 41 milliards d’euros par an. Pour la seule Wallonie, il s’élevait à 266 millions d’euros en 2021, dont une enveloppe de 82,4 millions d’euros réservée au paiement de base, à l’attention de 12 604 exploitations agricoles.

L’accaparement illégal de terres agricoles est un fait connu de la Commission européenne. Sur la période 2016-2020, les irrégularités signalées comme frauduleuses par les Etats membres se chiffraient à près de 227 millions d’euros, indique un rapport spécial de la Cour des comptes européenne, publié en 2022. Si ce montant ne correspond qu’à 0,09% du total des paiements de la PAC, il «ne constitue pas un indicateur direct du degré de fraude au détriment du budget de l’UE, mais plutôt des résultats obtenus par les Etats membres dans leur lutte contre la fraude. Lors de précédents audits, nous avons constaté que ces chiffres ne donnaient pas une image complète du niveau de fraude détecté dans les dépenses financées par l’UE»… comme l’atteste l’absence de données wallonnes en la matière.

Dans ses conclusions, la Cour des comptes européenne indique que la Commission «n’a pas suffisamment pris les devants en ce qui concerne l’incidence du risque d’accaparement illégal de terres sur les paiements de la PAC». L’exemple évoqué par Le Vif confirme qu’au hasard d’initiatives comme celle d’Armand ou de contrôles aléatoires, des cas de fraude peuvent subitement apparaître au grand jour, après des années d’impunité. Mais combien d’autres auront échappé à l’inconstante vigilance wallonne?

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