Affaire climat: le fiasco de l’Etat belge
Le procès en appel de l’Affaire climat est bien lancé. En ligne de mire: les manquements mais aussi la malgouvernance des différents gouvernements du pays. Histoire d’un échec collectif.
On ne peut pas le rater, l’interminable tapis rouge qui court au milieu de la grande salle d’audience solennelle du palais de justice de Bruxelles. Comme un symbole de l’accablant chemin que la Belgique doit encore parcourir pour atteindre ses objectifs climatiques… Tout au bout: les trois juges de la cour d’appel, dont l’apparente jeunesse surprend. Ils écoutent attentivement les avocats que l’asbl Affaire climat (ou Klimaatzaak) a engagés pour plaider la cause de notre avenir. Car c’est de cela qu’il s’agit, dans cette salle austère bordée – un symbole, aussi? – de fresques naturalistes fanées: l’avenir et la manière dont nos gouvernants s’y préparent au vu des enjeux vitaux du réchauffement.
Il faut un débat public sur le sujet, au sein des parlements, et non plus seulement une négociation entre partis.
Voilà presque neuf ans, Klimaatzaak mettait les gouvernements, fédéral et régionaux, en demeure de respecter leurs engagements de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES). Résultat: un dialogue de sourds avec les quatre ministres concernés. Une procédure judiciaire est alors lancée, en 2015. Six ans plus tard, la justice condamne l’Etat belge en pointant la négligence des quatre exécutifs, laquelle portait atteinte aux droits fondamentaux des soixante mille plaignants regroupés au sein de l’asbl. Mais le tribunal s’est prudemment gardé de prononcer la moindre injonction pour obliger l’Etat à prendre ses responsabilités en matière climatique, arguant de la séparation des pouvoirs. Grosse déception, même si ce jugement était historique. Le procès en appel, qui a débuté le 14 septembre, pourrait bien déboucher sur un coup de crosse plus sévère à l’égard des quatre gouvernements.
En tout cas, les avocats de la partie demanderesse s’y attellent. Ils ont démontré à quel point le manque de gouvernance et de coopération entre entités fédérées était préjudiciable pour l’ensemble des Belges. L’évocation des graves inondations de la vallée de la Vesdre, qui ont eu lieu juste un mois après le premier jugement, en 2021, fait planer l’ombre des victimes, devenues autant de témoins à charge dans ce nouveau procès. D’autant que rien n’a vraiment évolué depuis lors sur le plan politique. Comme le pointe l’écrivain David Van Reybrouck dans la chronique judiciaire qu’il tient pour Klimaatzaak, la Belgique ne s’est toujours pas dotée d’une véritable loi climatique et il n’y a même pas l’amorce d’une collaboration entre les Régions et le gouvernement fédéral. «Chacun cafouille un peu de son côté», déplore-t-il.
Pour comprendre ce fiasco, petit rappel: ce sont les Régions qui sont d’abord compétentes en matière climatique, via les domaines de la protection de l’environnement, l’énergie et le transport. Les émissions de GES se calculent sur une base régionale. Le fédéral, lui, joue un rôle central moteur, notamment en matière de fiscalité. On sait depuis longtemps que la coopération entre les quatre entités, indispensable vu le morcellement des compétences, est défaillante. C’est pourquoi, en 2019, plusieurs académiques issus d’universités francophones et néerlandophones, réunis par Delphine Misonne, professeure de droit, gouvernance et développement durable à l’université Saint-Louis, ont élaboré une loi climat. Celle-ci était destinée à fixer les objectifs de la Belgique en matière de réduction des émissions à l’horizon 2030-2050 et, tout aussi important, à améliorer la gouvernance climatique.
Le texte prévoyait de créer une conférence interministérielle climat (rassemblant les ministres fédéraux et régionaux concernés), une agence interfédérale (composée de représentants des différentes administrations) ou encore un comité permanent et indépendant d’experts chargés d’orienter la politique climatique et de proposer une répartition des charges entre entités fédérées. Ce comité permanent serait un rouage essentiel: il veillerait à ce que l’on garde le cap à long terme, au-delà des clivages et des pressions électorales. Ce genre de comité existe chez plusieurs de nos voisins.
De la transparence
Au Royaume-Uni, le Climate Change Committee a été instauré en 2008 déjà. En France, le Haut conseil pour le climat, installé voici cinq ans par le président Macron, évalue la stratégie du gouvernement et la cohérence avec les engagements internationaux. Ce conseil, qui fait autorité (ses analyses sont citées dans les procès climatiques), a certes vécu une crise existentielle en 2022. Accusé de «complaisance» à l’égard du gouvernement, il se réorganise de fond en comble depuis le début de cette année. S’ils peuvent être victimes de maladies de jeunesse, ces comités indépendants ont le mérite d’insuffler davantage de transparence dans la politique climatique de leur pays, ne fût-ce que par les rapports annuels publics qu’ils rédigent. Ce n’est pas le cas en Belgique.
La loi spéciale de la Pr Misonne et consorts n’est pas passée, à l’époque. Le Conseil d’Etat avait estimé qu’il fallait modifier l’article 7 bis de la Constitution pour qu’elle puisse être adoptée. Mais, à l’issue d’une mémorable nuit de palabres, la Chambre a rejeté la proposition de révision, la résistance s’observant surtout du côté flamand. L’accord du gouvernement De Croo, formé en octobre 2020, avait alors laissé la porte ouverte à un nouvel exercice législatif pour qu’une loi climat digne de ce nom voie enfin le jour. Il reste à peine huit mois avant les prochaines élections fédérales et régionales… Même si la ministre compétente, Zakia Khattabi (Ecolo), a mis sur la table une proposition de modification du 7 bis, il est clair qu’une fois encore, on n’y arrivera pas.
L’Etat belge continuera à avancer dans un flou organisé qui arrange les politiques.
L’Etat belge continuera à avancer dans un flou organisé qui arrange finalement le monde politique, car le flou est moins contraignant qu’une évaluation critique et transparente. Le lancement récent du Centre d’excellence climat, financé par le fédéral, n’y changera rien. Hormis la coordination de la recherche scientifique en la matière, son rôle est peu clair et il n’a pas de pouvoir d’évaluation ni d’interpellation des décideurs.
Bonnet d’âne belge
L’imbroglio autour du Plan national énergie-climat (PNEC) est la conséquence de cette faillite des quatre gouvernements. Explication: le règlement européen sur le climat, qui régit l’obligation de réduire les émissions de GES d’au moins 55% d’ici à 2030, impose aux Vingt-Sept d’établir des «plans nationaux intégrés pour l’énergie et le climat». La Commission européenne en est, en quelque sorte, le gendarme, chargé d’évaluer ces plans et leur progression. Un projet de PNEC 2021-2030 devait être soumis à la Commission fin 2018. Celui que la Belgique a remis a été très critiqué, essentiellement sur la gouvernance climatique. Loin d’être un projet «intégré», le PNEC belge ressemblait à une lasagne de plans des différents gouvernements du pays. La version définitive remise un an plus tard n’a pas davantage convaincu l’exécutif européen, qui a épinglé son manque de cohérence.
La Belgique a eu une chance de se rattraper à la suite de l’adoption par la Commission, en juillet 2021, de l’important paquet de mesures «Fit for 55», visant à actualiser la législation européenne afin que les objectifs climatiques pour 2030 (- 55% d’émissions) soient respectés. Le PNEC devait être révisé. Un projet de mise à jour était attendu pour juin 2023. Mais l’Etat belge se montre, à nouveau, l’un des pires élèves de la classe. Rien n’a été transmis à la Commission. En cause: un blocage entre entités fédérées. L’objectif individuel de la Belgique tel que fixé par l’«effort sharing» européen (répartition de l’effort selon le PIB) est de – 47%. La Flandre, responsable de plus de deux tiers des émissions de GES belges, refuse d’aller au-delà de 40%. Le nouveau PNEC définitif est attendu en juin 2024, en pleines réjouissances électorales…
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«En cas d’impasse, comme on le voit actuellement, une loi spéciale climat pourrait prévoir ce qui se passerait, commente Delphine Misonne. Elle pourrait également déterminer quelle force légale donner au PNEC. En Irlande, celui-ci a été inscrit dans la législation et a pu être attaqué devant la Cour suprême. Chez nous, on ne sait pas quels effets juridiques ressortent de ce plan qui n’a pas de statut clair. La malgouvernance belge et le manque de transparence autour des choix climatiques restent très problématiques. Il faut un débat public sur le sujet, au sein des parlements, et non plus seulement une négociation entre partis au sein des cabinets qui tiennent des réunions dont on ne sait rien.»
Si la cour d’appel de Bruxelles suit la demande de l’Affaire climat et décide que l’Etat doit adopter une trajectoire de – 61% d’émissions de GES d’ici à 2030 (soit le minimum requis par les experts scientifiques), cela mettrait les gouvernements du pays au pied du mur, surtout à un moment où plusieurs dirigeants européens, dont Alexander De Croo, envisagent de ralentir la transition climatique. En France, le Conseil d’Etat, la plus haute juridiction administrative, a prononcé ce genre d’injonction à l’égard du gouvernement Macron, en se référant à des objectifs concrets et en contrôlant l’exécution de sa décision. Sans enfreindre le principe démocratique de séparation des pouvoirs.
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