Adil El Arbi : le Belge du futur
Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine, le cinéaste Adil El Arbi.
Très courtisé par Hollywood, Adil El Arbi est l’un des deux réalisateurs (avec Bilall Fallah) de Black. Un film violent, au point que certaines salles refusèrent catégoriquement de le programmer, lors de sa sortie, en novembre dernier. Pourtant, c’est une histoire d’amour. Une sorte de Roméo et Juliette 2.0 bruxellois (version multiculturelle) où les gangs urbains (blacks/arabes) ont remplacé les familles rivales de Shakespeare. Black, c’est surtout un film à couper le souffle, réalisé par deux gars qui ont du talent et du grand. La Belgique comptait déjà un De Niro (avec Poelvoorde). Voilà qu’elle se découvre un tandem dont l’héritage trinitaire (Tarantino-Scorsese-Lee) les fera bientôt devenir géants.
Si le coup de foudre pour le livre éponyme de Dirk Bracke remonte à leur première année d’école de cinéma, ils réalisent d’abord deux longs-métrages, Broeders (film de fin d’études, lauréat d’un prix) et l’excellent Image. Succès et reconnaissance des gens du métier. On leur confie dès lors ce dont ils rêvaient : l’adaptation de Black. « On s’est battu pour l’avoir (l’affaire était déjà promise à un autre réalisateur), parce qu’un sujet comme ça, il n’y avait que nous – Marocains et Flamands – pour le traiter à fond et sans retenue. Un Blanc n’aurait jamais pu le faire aussi librement. Il se serait fait taxer directement de raciste, ce qui l’aurait restreint dans son adaptation. En plus, nous comprenions tellement bien la psychologie des personnages ! Et puis, faut avouer que tout le monde ne pouvait pas aller tourner dans ces quartiers, un peu chauds. Nous oui. »
Pour cette rencontre, Adil El Arbi fixe rendez-vous au Daarkom, centre des cultures maroco-flamandes, au coeur de Bruxelles. Pour un Wallon qui, jadis, achetait ses disques dans le célèbre magasin de la rue du Fossé aux Loups (anciennement théâtre de la Gaîté), l’endroit relève désormais de la quatrième dimension. Une grande scène de spectacle au fond, des salons remplis de jeunes qui friment un peu et une cafétéria peuplée de citadins qui débriefent en flamand le shopping du samedi. Une décoration sobre, rythmée par des entrelacs d’arabesques sur les murs, le tout bercé au son du oud (instrument de musique traditionnel arabe). C’est le Bruxelles 2.0.
En retard, Adil El Arbi (le Belge peut-être le plus demandé du moment) arrive en s’excusant. La bise, direct. Duffle-coat, lunettes rondes, barbe de deux jours, cheveux ultracourts flanqués d’une longue mèche bouclée qui s’entremêle dans ses longs cils… Il a le charme et la beauté de son enthousiasme.
Très loin des clichés, il gagnait l’année dernière la finale du Slimste Mens Ter Wereld (jeu télévisé ultrapopulaire désignant la personne la plus intelligente de Flandre) et accédait, en même temps que son film Image (qu’il promotionnait) à la célébrité. Ce Flamand d’origine et bruxellois d’adoption parle un peu de lui mais beaucoup de cinéma. Moins par pudeur que par passion pour le 7e art qui l’habite depuis qu’il a remarqué, à 8 ans, Steven Spielberg.
Ses tableaux préférés ? Des classiques, tous découverts dans des films, évidemment.
Dali, l’absurdité léchée
« Je ne connais les oeuvres d’art qu’à travers les films que j’ai vus ou des parodies qu’on a pu en faire. La persistance de la mémoire, par exemple, c’était dans les Simpson. J’aime beaucoup les surréalistes comme Magritte ou Dali. Pour l’humour mais aussi pour leur extravagance et l’esthétique forte qu’ils apportent. J’aimerais bien faire un film inspiré de ces univers avec cette atmosphère lisse, surréaliste et mélancolique. Avant-gardistes à l’époque, ces artistes font aujourd’hui partie de la culture pop car ils ont su créer leur propre langage ; qui les rend désormais identifiables au premier coup d’oeil. »
Adil, par ailleurs anagramme de Dali, ne s’arrête plus. « Lui, je l’aime particulièrement car il est totalement extravagant, il y va le mec, il ne se retient pas ! C’est riche comme univers, too much sans doute mais moi, je préfère le too much au too less », confie-t-il en faisant de grands gestes. « Il me fait penser aussi au temps qui passe aussi. Putain, ça passe trop vite, c’est si court la vie, qu’on doit faire le maximum avec le temps qu’on a… C’est sans doute pour ça que je fais des films vite, que nos films sont tous rapides et dynamiques. La persistance, c’est de l’absurdité léchée. Tellement léchée qu’on dirait du photoshop. Même si c’est surréaliste, c’est suffisamment réaliste pour que tu puisses t’imaginer que tu es dans le désert, entouré d’horloges qui dégoulinent. Je leur ressemble d’ailleurs un peu : quand je n’ai pas envie de faire quelque chose, je dégouline comme elles. Donc, si je pouvais, je mettrais bien ce tableau dans mon bureau pour qu’il me dise : « Bouge-toi le cul ! » »
Soudain, un petit Black de 15 ans, un peu moins timide que ses deux potes restés dans un coin, fait irruption et l’interpelle ; « Hé, Black, c’est toi ? » Touché et rougissant, Adil confirme. « Putain mec, c’est vraiment un grand film, un très bon, grave et tout ! On adore avec mes potes. » Les deux intimidés acquiescent sous leurs casquettes et sortent de leur réserve quand Adil leur signale que si le cinéma les intéresse, ils peuvent s’inscrire sur le site Internet Hakuna (via lequel on recrute des acteurs non professionnels pour des films comme les siens). Ils s’illuminent. Ils ont gagné leur journée.
On saute sur l’occasion pour demander à Adil El Arbi pourquoi il y a si peu de jeunes d’origine marocaine ou africaine dans les écoles de cinéma. Il reformule : « Pourquoi il n’y a que des Blancs ? Disons que c’est déjà si difficile de percer dans le cinéma, alors l’Arabe se dit que, si c’est déjà dur pour un Blanc, alors pour moi, c’est carrément impossible. Déjà, avocat, médecin, tout ça, c’est vachement compliqué mais acteur, on n’en parle même pas. En parallèle, il n’y a pas non plus – du côté flamand – des personnalités médiatiques arabes pour leur montrer que c’est possible. Car contrairement au paysage audiovisuel francophone, en Flandre, les Arabes, on n’en parle que dans les faits divers du journal télévisé. C’est exactement ça que dénonçait notre premier film, Image. »
Alors, pourquoi lui ? « Pourquoi, j’ai réussi à passer le pas ? Parce que je n’avais pas conscience de ma différence. Tu sais, j’étais dans une école catholique, j’ai fait latin-math, je pensais que j’étais comme les autres Flamands, un Blanc. Donc, j’ai osé. Maintenant, oui, j’ai conscience de ma double identité (marocaine et flamande) mais ça ne nous empêche pas, avec Bilall, de faire les films les plus belges que tu puisses trouver. Nos acteurs sont tous quadrilingues, leurs parents viennent tous d’ailleurs et pourtant, ces jeunes, ils sont tous accrochés à leur quartier, qu’ils soient flamands ou bruxellois. »
Pablo le photographe
Picasso, ensuite. « Ce qui me fascine, c’est qu’il arrive à faire d’un tableau l’icône d’un événement. Avant Guernica, on ne savait rien de la guerre d’Espagne, on n’avait pas d’image (comme la photo de la petite fille brûlée au napalm pour la guerre du Vietnam) à raccrocher à ce conflit. Et Picasso, avec un tableau abstrait, il arrive – mieux que quiconque – à montrer l’absurdité de la guerre. Que l’abstraction puisse incarner à ce point l’absurdité de la folie meurtrière, c’est toute la force de cette oeuvre. C’est grave ! Un tableau gore n’aurait jamais eu la même force. Ouais, pour ça, c’est cool ! Mais Picasso, c’est aussi un artiste qui savait peindre comme un photographe, un artiste finalement très classique avant de faire de l’abstrait. Parce qu’avant de faire du cubisme, il faut savoir peindre, il faut d’abord savoir raconter une histoire… C’est un peu ce qu’ils ne pigeaient pas à Sint-Lukas. »
Adil El Arbi sourit moins, du coup. C’est qu’il garde une dent contre cet établissement de « snobs intellectuels », à Bruxelles, qui ne les prenait pas au sérieux. Lui, l’étudiant qui sortait de l’école secondaire la plus difficile de Flandre, se faire recaler en première année par « des mecs qui valorisaient des films de merde ! » Le choc ! La rage même. Que sa victoire au Slimste Mens a dû calmer. « Non, ça tu peux le dire : on ne va pas changer l’histoire ni la réalité, ils nous les ont cassés grave à Sint-Lukas. Bon, maintenant, même si on crache sur elle, cette école nous a permis, en nous faisant avaler de l’art et de l’histoire, de développer notre côté « artistique ». D’ailleurs, quand on a rencontré notre professeur et mentor, Michaël Roskam (peintre à l’origine et réalisateur notamment de Rundskop), qui faisait du cinéma comme on voulait le faire, on s’est dit que, quand même, il fallait qu’on sache quelque chose sur la peinture. » Il éclate de rire. « Maintenant, quand je parle avec un caméraman, je lui dis que je veux que chaque plan de la composition soit un tableau. Si on y pense, les peintres, finalement, c’était les réalisateurs d’avant, les réalisateurs de l’ancien temps. »
Van Gogh, le réalisateur
La nuit étoilée, enfin. Van Gogh. « Parce qu’il raconte des histoires avec des images. Le summum de l’art visuel, c’est ça : exprimer des choses sans devoir passer par les mots. Mais avec Van Gogh, au-delà de l’énergie et du mouvement qu’on trouve dans ses tableaux, ce qui est surtout intéressant, c’est qu’on a l’impression que la peinture était son seul contact avec le monde réel. Comme si l’art était sa seule réalité, le seul moment où il « est là ». » L’art, c’est quoi ? « C’est la fantasie, comme on dit en flamand. En français, c’est dommage, ça veut ne veut rien dire, fantasie… Moi je traduirais ça en disant que l’art n’a pas de limite… Tu vois ? L’art, ça sert à exprimer des choses que les mots ne peuvent pas exprimer. Le summum de l’art, lâche-t-il cette fois avec un fort accent flamand, c’est le cinéma. Car il réunit tous les arts : l’écriture (scénario), la photographie et la scénographie donc la peinture, le théâtre par le jeu des acteurs et enfin, la musique. Tous ces arts sont dans le cinéma et c’est en cela qu’il est grand. »
Quand Adil El Arbi conclut en riant « J’espère que ça va ton interview, parce que moi je suis un poids plume de la culture », il est sincère. D’identité constellée (français, flamand, arabe), le Belge du futur est quadrilingue, se fiche du communautaire, ne fait plus de films sociaux mais du cinéma. Et c’est déjà beaucoup.
Par Marina Laurent
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici