1999, l’an I de l’aveuglement francophone
Mars 1999, en cinq résolutions, le parlement flamand franchit le Rubicon : la Flandre a sa bible, elle ne la lâche plus. Tout s’est écrit il y a douze ans, au nez et à la barbe des francophones. Qui n’ont rien voulu voir, rien vraiment capté et n’ont pas fini d’en subir les effets. Le Vif/L’Express dévoile les dessous de ce rendez-vous manqué.
L’exhortation à ne pas passer à l’acte a fait long feu. « Je vous demande, vu la Constitution et les compétences attribuées à votre parlement, de ne pas présenter cette note aux votes des membres de votre assemblée. » Armand De Decker (PRL), président du parlement bruxellois, vient de lancer une bouteille francophone à la mer flamande. Sans autre écho que le silence d’un hémicycle qui reste de marbre. Nul, parmi les députés régionaux flamands en séance, ne songerait à contester le sort que leur président d’assemblée, Norbert De Batselier (SP), a réservé au courrier de son homologue bruxellois daté du 1er mars 1999 : le classement vertical. « La loyauté fédérale ne peut nullement être ici menacée », a-t-il été laconiquement répondu. Armand De Decker n’attendait pas d’autre réponse. Exercice de pure forme. Ni le parlement wallon ni le parlement de la Communauté française ne se sont donné la peine de lui emboîter le pas.
« Lettre arrogante », lance en séance l’élu VLD André Denys. Quelle impudence de prétendre ainsi contrarier l’ordre du jour du parlement flamand ! Surtout quand il a rendez-vous avec l’Histoire, comme ce 3 mars 1999. Ce jour-là, il clôture en beauté un travail capital : trois ans de discussions, 33 séances d’auditions, 155 experts entendus, de 80 à 90 réunions de commissions. Tout ce que la Flandre compte de forces vives, sociales, économiques, administratives, politiques s’est mobilisé pour forger un avenir en noir et jaune. Du travail de pro, mûrement réfléchi. Qui accouche d’un programme institutionnel décoiffant. Soins de santé, allocations familiales, politique de l’emploi, politique scientifique, télécoms, mobilité, rail, économie, énergie, politique agricole, commerce extérieur, impôt des personnes physiques : au final, un massif « tout aux Régions », lourd de quelque 916 milliards de francs. Le modèle fédéral belge n’y résisterait pas, et tel est aussi l’objectif de ce plan de bataille : l’avènement d’une Belgique confédérale, articulée sur deux Etats, l’un flamand et l’autre wallon, avec un statut spécifique pour Bruxelles. Pareil bouleversement ne fait pas l’unanimité entre partis flamands. Agalev et SP, au nom du maintien de la solidarité, prennent partiellement leurs distances en s’abstenant. Le Vlaams Blok en fait autant, pour des raisons diamétralement opposées. Le front flamand s’est lézardé, pas effondré. Et le moment reste historique : « Pour la première fois, le parlement flamand a développé de manière aussi fondamentale une vision de la réforme de l’Etat », appuie le député John Taylor, l’un des auteurs du projet de résolution.
Mars 1999 : la Flandre possède sa feuille de route, synthétisée en cinq résolutions adoptées à une large majorité. Elle doit guider fermement sa marche au sein d’une Belgique qui, à cette époque, fait encore ses premiers pas d’Etat fédéral. Il n’y a pas six ans que la mutation, scellée par la réforme institutionnelle de la Saint-Michel, a eu lieu. Mais déjà, le monde politique flamand a voulu remettre le couvert. Toujours plus loin, toujours plus vite : l’envie de voler de ses propres ailes est plus forte que tout. Le ministre-président flamand, Luc Van den Brande (CVP), l’homme qui a initié et porté à bout de bras une telle entreprise, l’assume devant le parlement flamand : « Dès le début de 1993, quelques mois à peine après les accords de la Saint-Michel, je déclarais en toute clarté que la quatrième réforme de l’Etat ne serait certainement pas la dernière. » Applaudissements, congratulations.
Ce jour-là, le ton n’est pas qu’à l’autosatisfaction. Il est aussi aux avertissements. Et certains se font menaçants. Avis aux francophones, qui ne sont pas de la fête : ils seraient bien inspirés de se soumettre aux volontés proclamées par le parlement flamand, à tout le moins de se mettre à table pour en discuter. « Face à la question de la réaction des francophones, les parlementaires flamands ont hésité entre la conciliation et la menace », relève Joseph Pagano, professeur de finances publiques à l’université de Mons. Les députés flamands ont toutes les raisons de souffler le chaud et le froid. Ils sont conscients que leur exercice bute sur la Constitution belge. Qu’il leur faudra amadouer les francophones, à moins de leur passer sur le corps, pour atteindre le but final. « Il faudra les convaincre de se défaire de l’idée d’un match de boxe contre une Flandre riche, égocentrique et qui veut quitter son pauvre petit frère du Sud pour devenir plus riche par ses propres moyens », prévient le député et président du CVP de l’époque, Marc Van Peel. Vu la manière d’agir, c’est plutôt mal parti.
Car la Flandre frappe fort. Les francophones encaissent la baffe, mais sans songer à rendre sérieusement les coups. Unanimes, les partis balaient d’un revers de la main cette copie à relents, sinon séparatistes, au moins confédéralistes. îuvre, qui plus est, d’un parlement régional qui outrepasse ses compétences. Tout le reste n’est à leurs yeux que littérature. La parade est collectivement assumée : il suffira de dire « non. » De ne pas bouger. Il n’y a aucun péril en la demeure : ces résolutions sont sans portée juridique. Elles sont d’ailleurs inattaquables, puisqu’elles échappent à toute procédure en conflits d’intérêts. La dignité blessée des francophones exige tout de même une riposte solennelle. Elle vire à la simple formalité : le parlement de la Communauté française et le parlement wallon se fendent d’une brève résolution adoptée à l’unanimité, sans le moindre débat en séance plénière. Le Conseil de la Région bruxelloise renonce à réagir sur une proposition FDF. Au total, une fin de non-recevoir laconique. Pas de riposte construite, argumentée. Seul le FDF suggère que les élus francophones s’attellent à un cahier de contre-revendications. Idée restée sans suite.
Trois ans de travaux parlementaires flamands sont balayés par une condamnation francophone ramassée sur une feuille de format A4. Affaire promptement classée. Qui ne fait que décupler l’amertume des partis flamands. Et surtout ne permet pas de saisir la réelle portée de l’acte politique. « Les francophones n’ont jamais analysé en profondeur le document flamand et n’y ont apporté aucune réponse scientifique. Ces résolutions flamandes leur paraissaient tellement imbuvables, tellement éloignées de leur vision », constate Joseph Pagano.
558 mètres très exactement séparent le parlement de la Communauté française situé rue de la Loi, du parlement flamand installé rue de Louvain, à Bruxelles. Une distance politiquement infranchissable. Trois ans durant, le vaste brainstorming auquel s’est livrée au grand jour l’assemblée flamande a pu rester hors de portée des partis politiques francophones. « L’ignorance était si profonde que les francophones ne se sont absolument pas rendu compte de ce que les Flamands préparaient vraiment. L’adoption de ces résolutions a été un élément de surprise », appuie Pagano. Fâcheuse cécité. Impossible de prendre correctement la mesure des coups de semonce lancés. De saisir au bond les tardifs gestes de la main tendue esquissés sans conviction. Le VU Johan Sauwens, président de la commission flamande pour la Réforme de l’Etat, suggère « un plan de communication en invitant les parlementaires francophones à se concerter directement avec nous ». Impossible surtout d’apprécier la force du volcan qui s’est mis à gronder en Flandre. Grossière erreur d’appréciation. La grosse secousse communautaire de 2007, puis le séisme de 2010 n’en seront que plus brutaux à encaisser.
« Nous avons complètement sous-estimé l’importance de ce fait politique en 1999. Par méconnaissance, par inconscience. Parce qu’on se disait que ce serait du vent, que cela resterait sans portée », confesse le député Marcel Cheron (Ecolo), déjà chef de groupe au parlement wallon et à celui de la Communauté française en 1999. « Les francophones ont péché par une attitude autiste. Mais elle était compréhensible face au côté choquant de la démarche flamande », admet le sénateur Armand De Decker. La menace n’a pas été prise au sérieux. « Parce que le parlement flamand était alors perçu comme un bac à sable pour radicaux », décode Bart Maddens, politologue à la KUL, à l’époque secrétaire de la commission parlementaire de réforme de l’Etat. De l’histoire ancienne. Tellement ancienne que Marcel Cheron a oublié qu’il avait cosigné la résolution-réplique francophone aux textes flamands. Qu’Armand De Decker ne se souvenait plus d’avoir adressé une protestation au parlement flamand. C’est dire…
Le hic : le monde politique flamand n’a pas cette mémoire courte. Ces « vulgaires » résolutions décrétées sans lendemain, il en a fait les tables de la loi flamande qu’il est décidé à imposer au pays. Depuis 1999, la Flandre n’en démord plus. 17 février 2011 : la Belgique bat le record du monde de la plus longue crise politique. Kris Van Dijck, chef de groupe N-VA au parlement flamand, qui a été de la grande aventure de mars 1999, décompte aussi les jours. A sa manière : « Nous attendons depuis 249 jours un nouveau gouvernement. La Flandre attend depuis 3 840 jours de profondes réformes. Il y a 3 840 jours que la majorité dans ce pays démocratique exprimait sa volonté mais que rien n’a au fond changé… » Mars 1999, l’an I de la marche flamande. Chez les francophones, le saut n’a pas fait date.
Pierre HavauxLes Résolutions du Parlement flamand pour une réforme de l’Etat, par Joseph Pagano, Crisp, 2000.
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