Un habitant du quartier de La Brouck, à Trooz, retire la boue qui reste dans ses caves. © Hans Lucas via AFP

1,2 million dépensé pour rien? Pourquoi le Laboratoire de la Vesdre n’a toujours pas vu le jour

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Près de quatre ans après les inondations catastrophiques de juillet 2021, le Laboratoire de la Vesdre, censé assurer la mise en œuvre du schéma directeur pensé pour toute la vallée, n’existe toujours pas.

L’étude a coûté 1,2 million d’euros. Signée par le bureau d’études Studio Paola Viganò et par une équipe de chercheurs de l’ULiège, elle contient le «Schéma stratégique multidisciplinaire du bassin versant de la Vesdre». Commandé et financé par la Région wallonne, ce travail organise la reconstruction dans la vallée de la Vesdre après les terribles inondations de juillet 2021. Dans un double esprit: prévenir ce type de risque, en travaillant de manière transversale avec tous les acteurs concernés, et penser les choses en termes de transition climatique. Ce n’est donc pas une mince affaire. Quelque 25 communes, traversées par le cours d’eau, sont concernées au premier chef.

Depuis les inondations de juillet 2021, qui ont notamment frappé et endeuillé toute la région de Verviers, Pepinster, Spa et jusqu’à Liège, des berges ont été reconstruites le long de la Vesdre, des bâtiments détruits, d’autres, reconstruits. Et des lieux jadis bétonnés, délibérément transformés en zones inondables. Où qu’il vive dans le monde, chacun sait désormais que des phénomènes de cette ampleur et de cette gravité peuvent se reproduire, comme on l’a vu à Valence, en Espagne, en octobre dernier.

En termes d’aménagement du territoire, plus rien ne peut donc se concevoir sans tenir compte de cette donne-là, en Wallonie comme ailleurs. Ce que confirment les 161 recommandations formulées, en mars 2022, par la commission d’enquête parlementaire chargée d’examiner les causes de ces inondations et d’en évaluer la gestion. La Région wallonne a d’ailleurs délié les cordons de la bourse à coups de centaines de millions d’euros pour venir en aide à cette partie de la Wallonie profondément meurtrie.

Au-delà des communes

Cet argent est nécessaire, mais il n’est pas suffisant. D’abord parce qu’il n’y en a pas assez. Ensuite parce qu’il faudrait savoir qu’en faire, où, et dans quel ordre. Le schéma stratégique du bassin versant (1) de la Vesdre prévoit, en ses pages 296 et 297, la création d’un «laboratoire de la Vesdre». Une sorte de bras armé chargé d’orchestrer la mise en œuvre du plan; d’assurer le dialogue et la transmission des informations entre tous les acteurs concernés, dont la Région wallonne, les communes, les intercommunales, le tissu associatif, les habitants, les agents économiques; de rendre cohérentes les initiatives d’aménagement envisagées sur les plateaux, sur les coteaux et dans la vallée. Enfin, il pourrait servir d’incubateur de nouvelles pratiques territoriales et aider à la recherche de financements. Entre autres choses. «Nous essayons au maximum d’intégrer les recommandations du plan Vesdre, illustrait en juillet 2023 Fabien Beltran, bourgmestre de Trooz, dans les colonnes de l’Echo. Pour toute demande de permis, nous imposons un bassin d’orage et des citernes à eau. On espère maintenant que nos collègues situés sur les hauteurs comme à Sprimont font de même, en respectant les études pour éviter les débordements.»

Ce laboratoire de la Vesdre ne doit pas se superposer à des administrations préexistantes au sein de la Région, précisait l’équipe en charge du schéma directeur. Il n’a pas non plus vocation à se pérenniser. Après quelques années de fonctionnement, il devrait passer le relais aux acteurs territoriaux existants. En veillant à rester fidèle à la vision préconisée dans l’étude de Paola Viganò et de l’ULiège. Et ceux-ci d’insister: ce labo est l’élément essentiel à mettre en place pour assurer une reconstruction bien pensée de toute la vallée. Et pour éviter d’avoir dépensé, en vain, 1,2 million d’euros.

Or à ce jour, ce laboratoire n’existe pas. Au point de faire dire au député wallon Ecolo Stéphane Hazée que le nouvel exécutif wallon «a mis au frigo l’étude sur le bassin de la Vesdre en ne prévoyant aucune action pour adapter le territoire suite aux inondations». Ce schéma directeur est pourtant censé servir d’exemple d’adaptation aux risques climatiques pour d’autres territoires wallons: quelque 30% de la population wallonne vivent aujourd’hui dans une zone d’aléa d’inondation. Les vallées de l’Ourthe et de la Dyle, considérées comme à risques, sont directement concernées par la réussite de ce projet pilote.

«Si le plan était gelé, j’en serais informé, nuance Jacques Teller, professeur en urbanisme et en aménagement du territoire à l’ULiège. Il ne l’est pas. Mais il n’y a pas de structure chargée de son opérationnalité.» Questionné plusieurs fois au parlement de Wallonie du temps où il était ministre de l’Aménagement du territoire, Willy Borsus avait renvoyé la question à ses successeurs, après les élections de juin 2024. « En attendant, je ne vois pas comment Trooz pourrait discuter avec Eupen d’un territoire qui ne lui appartient pas», résume le bourgmestre troozien Fabien Beltran.

Un outil agile

Depuis ce scrutin, c’est François Desquesnes, ministre wallon du Territoire (Les Engagé.e.s), qui est supposé se préoccuper de cette question. «L’absence d’un « véhicule » spécifique et à l’échelle du bassin-versant a été clairement identifiée comme pouvant être la cause d’un échec à l’avenir, lui rappelait la députée socialiste Valérie Dejardin (PS) en novembre 2024 au parlement. Le risque est que les nombreux acteurs concernés n’agissent plus selon une dynamique de transversalité et de solidarité. En bref, la crainte que nous avons, c’est que cette étude reste sur une étagère, comme beaucoup d’autres.»

Réponse du ministre Desquesnes: «Je ne souhaite pas faire un outil supplémentaire et rajouter de la complexité à des règles urbanistiques qui, en Wallonie, sont certes précises mais quelquefois complexes à gérer par les utilisateurs.»

Ce n’est pas ce que demande le schéma directeur. Réinterrogé un autre jour sur le sujet mais cette fois par un député de sa famille politique, Jean-François Bastin, bourgmestre de Malmedy, François Desquesnes a fait savoir qu’il avait «un a priori favorable sur la mise en place du laboratoire de la Vesdre si les communes concernées en faisaient la demande. L’ajout d’une institution supplémentaire serait à mes yeux contre-productif si celle-ci ne rend pas l’opérationnalisation plus efficace ou si elle comprend des éléments de redondance par rapport aux acteurs déjà en place. A l’heure actuelle, je n’ai pas encore été saisi d’une demande de la part des communes concernées pour mettre en place ce laboratoire. Bien sûr, les besoins devront être précisément identifiés, l’outil devra être agile, s’appuyer sur une structure existante. Un budget a d’ailleurs été prévu.»

Ce dernier devrait idéalement permettre de payer quelques personnes, quatre ou cinq, attachées à ce laboratoire encore virtuel. A combien s’élève ce budget? «Il n’y a pas de chiffre fixé dans la mesure où le projet doit être défini avec les demandes des communes. Mais des moyens suffisants sont disponibles dans le budget de l’administration wallonne Mobilité et Infrastructures, indique la porte-parole du cabinet. L’opérateur du projet Labo Vesdre n’est pas encore défini et aucune option n’est écartée a priori

«Le ministre veut bien donner de l’argent mais il ne veut pas s’en occuper, résume la députée Valérie Dejardin. Je ne sens pas de volonté politique de sa part sur ce sujet. Or, les communes ne s’en sortiront pas sans la Région wallonne. Et pendant ce temps, la population ne comprend pas que rien ne bouge.» «Les communes sont en effet démunies, embraie l’architecte-urbaniste verviétois Joël Privot (Ecolo). Elles doivent à la fois agir sur leur territoire et garder en tête une vision transversale sur les communes voisines.»

Tel quel, le projet de laboratoire de la Vesdre ne figure pas dans la Déclaration de politique régionale (DPR). Tout au plus, celle-ci prévoit-elle de «mettre en œuvre les recommandations de la commission d’enquête «inondations», singulièrement celles relatives à la reconstruction durable des territoires dévastés.»

«Qui, si ce n’est ce labo, va identifier les parcelles sur lesquelles les pouvoirs publics doivent avoir un droit de préemption pour en faire des zones inondables?, relance la députée Ecolo Veronica Cremasco. Qui va rendre aux Fagnes leur rôle de zone tampon? Certaines communes s’en chargent spontanément. Mais qui assure la cohérence du tout?» Personne. Qui s’assure que chaque acteur fait bien ce qu’il doit à son niveau de responsabilités, une faille que plusieurs bourgmestres dénoncent?

«Soit nous manquons d’informations, soit nous en avons trop. Bref, on ne sait pas ce qu’ils veulent.»

Philippe Boury, bourgmestre de Theux

«Je ne comprends pas pourquoi François Desquesnes attend une proposition des communes, lance Philippe Boury, bourgmestre de Theux. Il est évident qu’on a besoin de cet organe de coordination. On n’arrive pas à avoir un interlocuteur unique pour nous aider. Et soit nous manquons d’informations, soit nous en avons trop. Bref, on ne sait pas ce qu’ »ils » veulent. Mais pas question d’une administration supplémentaire qui vienne nous donner des ordres.»

Qui veut prendre la main?

Derrière la question pratique de ce laboratoire de dimensions somme toute modestes, on devine qu’un autre enjeu explique la paralysie de ce dossier, politique, celui-là. Entre le temps des inondations et aujourd’hui, une majorité différente s’est mise en place à l’échelon régional. Et, dans les communes, de nouveaux maïeurs et échevins de l’urbanisme. Parmi eux, beaucoup n’ont pas suivi de près ce dossier, depuis 2021, et débarquent sans bien le connaître. Sans parler de la question du pouvoir. «Le MR, et tout l’attelage MR-Engagé.e.s, veulent reprendre la main sur ce dossier, souffle un maïeur du lieu. Leur vision n’est pas celle de tous les bourgmestres. Pour eux, il n’est pas question d’arrêter de construire, par exemple. Ils ne s’inscrivent pas dans la lignée de ceux qui aspirent à un territoire résilient, à la fin de la bétonisation, à une certaine forme de retour à la nature.»

«Tout le monde n’est pas non plus d’accord de perdre une once de pouvoir dans l’aventure, glisse Veronica Cremasco. L’administration wallonne, la SPI (Agence de développement économique pour la province de Liège), les communes et intercommunales, la province, la conférence des bourgmestres de Liège et de Verviers, tous devront accepter de lâcher un peu de lest au profit d’une mise en commun innovante. Il faut un nouveau modèle de gouvernance: une supracommunauté de projets. Le problème est: qui va prendre la main alors que personne ne veut y perdre.»

30% de la population wallonne vit dans une zone d’aléa d’inondation.

Tous les maïeurs libéraux ne sont même pas d’accord entre eux sur le sujet. Ce que reconnaît Maxime Degey, le bourgmestre de Verviers, qui souhaite que le laboratoire de la Vesdre s’installe dans sa commune. Pour lui, un bouwmeester (2) pourrait faire l’affaire, au supracommunal. «L’échelon provincial est trop éloigné des communes», estime-t-il pendant qu’un autre pense que c’est justement à la province de Liège de jouer le rôle de coordinateur. «Pourquoi ne pas missionner une structure existante, comme la SPI ou l’Association intercommunale pour le démergement et l’épuration des communes de la Province de Liège (Aide)?», suggère un autre. Ou relancer le Commissariat spécial à la reconstruction, toujours existant au sein de l’administration wallonne, et chargé d’une mission d’un an seulement à partir du 26 juillet 2021? Les pistes ne manquent pas. Aucune ne fait l’unanimité.

Retour au Parlement

Ce mardi 28 janvier, les auteurs du schéma stratégique et différents experts seront une nouvelle fois entendus au Parlement. «A mes yeux, le principal souci n’est pas budgétaire mais le manque de coordination et d’opérationnalité du schéma», martèle Jacques Teller. Une structure tierce s’impose d’autant plus que les communes sont évidemment prises dans des conflits d’intérêt.

Or, plus on attend, plus la situation se complique, et plus la facture devient impayable. A Spa, commune largement inondée mais exclue du schéma-directeur qui s’arrête à Theux, on regarde les choses avec une pointe de regret. Pour Alda Greoli, bourgmestre faisant fonction, «l’idée du laboratoire est pertinente. Mais la réflexion devrait être encore plus large.» Et englober Spa…

(1) Un bassin versant est un territoire géographique bien défini: il correspond à l’ensemble de la surface recevant les eaux qui circulent naturellement vers un même cours d’eau ou vers une même nappe d’eau souterraine.

(2) Un bouwmeester est un maître architecte indépendant, en charge du développement urbain et de l’aménagement du territoire.

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