Le succès de l’autopartage: une voiture partagée retire dix à quinze véhicules privés de la circulation
Contrairement aux vélos et trottinettes partagées, le carsharing ne cesse de se développer dans la capitale. Comment s’organise-t-il, qui sont les fers de lance du secteur et qui en sont les adeptes?
L’an dernier, 50 178 personnes ont utilisé l’un des systèmes d’autopartage présents en Région bruxelloise. Une hausse de 47% comparé à 2021. Et la tendance n’est pas près de s’essouffler: un nouvel opérateur est arrivé à l’automne 2022, les mesures pour limiter la circulation et le stationnement des voitures dans la capitale se poursuivent et la prise de conscience que, pour des raisons tant écologiques qu’économiques, la possession d’une voiture y est de moins en moins pertinente augmente. En outre, le Green Deal Inclusive Carsharing, un vaste plan dont l’objectif est de rendre le recours à des autos partagées «plus important, plus durable et plus inclusif», démarre en 2024 – ses ateliers, conférences, initiatives, projets pilotes, etc. dureront jusqu’à la fin 2026, mobilisant autorités politiques, entreprises, organisations sociales, experts et citoyens.
Nos voitures électriques ne sont pas rentables, mais c’est au profit d’une vision citoyenne.» Frédéric Van Malleghem (Cambio)
L’autopartage semble donc promis à un avenir radieux dans la capitale, où la part modale de la voiture est passée de 38% à 27% en dix ans et où moins d’un ménage sur deux (46%) possède désormais sa propre auto. Effets conjugués des objectifs de mobilité de la Région et de plusieurs communes, de la crise climatique, des confinements, du télétravail, de l’envolée des prix de l’énergie, de l’inflation et de l’allongement des délais de livraison de nouveaux véhicules. Reste que, pour faire ses courses, sortir le soir, quitter Bruxelles le week-end ou partir en vacances, qu’on soit seul, en famille ou entre amis, une voiture peut aider. D’où la solution que représente toujours davantage l’autopartage. Souvent assez simple d’emploi, avec un éventail d’offre très large, il coûte «jusqu’à trois mille euros par an moins cher qu’un véhicule personnel», comme le martèle autodelen.net, le spécialiste belge de la mobilité partagée (1), outre qu’il libère «jusqu’à 180 m2 dans l’espace public» et qu’un autopartageur émet, annuellement, 21% de CO2 en moins qu’un propriétaire de voiture.
Les acteurs de ce qui est devenu un vrai marché commercial se multiplient et les rues bruxelloises sont sillonnées par toujours plus d’automobiles partagées. Aujourd’hui, cinq opérateurs y bénéficient d’une licence, d’une validité de cinq ans, renouvelable, payant une redevance de 25 euros par an et par véhicule. Le belge Cambio, présent depuis 2003, avec 953 voitures – et 120 voitures électriques en plus d’ici au printemps prochain – et 250 stations (on y prend et ramène l’auto) ; son compatriote Poppy, lancé en 2018 par le groupe D’Ieteren, avec 1 200 voitures en free floating (ou libre-service, on prend et laisse le véhicule n’importe où) ; le danois GreenMobility, actif depuis 2021, avec une centaine de voitures, toutes électriques, en libre-service ; l’américain Getaround, arrivé la même année (qui est, en réalité, l’ex-Drivy, présent depuis 2016), avec ses six cents voitures dont la majorité en free floating, 37 étant disposées dans 25 stations ; l’allemand Miles, présent depuis l’automne 2022 avec 1 100 voitures en libre-service.
En sus existent des voitures personnelles partagées (le propriétaire loue son véhicule via les plateformes Getaround, Wibee, Cozywheels) et le covoiturage (BlaBlaCar, Carpool, Karos) où on partage un parcours avec d’autres. Bref, et même si Zen Car, Ubeeqo, Car2go, Zipcar ou Drivenow ont arrêté les frais avant la pandémie, ça se bouscule. «Et ça se complète, nuance Frédéric Van Malleghem, directeur de Cambio Brussels. Libre-service et round trip (NDLR: prise en charge et retour au même endroit) correspondent à des fonctions, des utilisations et des comportements différents. Rien que le parking: les emplacements de stationnement et les stations, ce n’est pas pareil. On a mesuré que chacun de nos véhicules est en général utilisé par trente ménages habitant à moins de huit cents mètres de la station, ce sont donc trente places de stationnement libérées, ce qui n’est pas le cas de trente voitures partagées en libre-service puisqu’elles se garent finalement dans les quartiers.»
Les communes sont demandeuses: en moyenne, une auto partagée en retire dix à quinze privées de la circulation.» Pierre de Schaetzen (Poppy)
Coopérer avec les riverains
La question du stationnement de l’autopartage (que l’utilisateur paie en réalité dans le forfait proposé par l’opérateur) est essentielle, tant pour les autorités communales que pour les usagers, les riverains et les opérateurs. Quand Cambio décide d’implanter de nouvelles stations, «dont le financement, l’équipement et l’entretien sont à notre charge», c’est avec la commune où elles seront situées qu’il discute. «Surtout avec les habitants du quartier, corrige Frédéric Van Malleghem. Parce qu’il faut coconstruire le projet avec eux. Les places sélectionnées doivent être en phase avec les besoins du quartier, la localisation des utilisateurs, les habitudes de vie. S’il se révèle qu’une station est mal localisée, on dialogue d’office ensemble pour la réaffecter.»
Une réalité à laquelle ne sont pas nécessairement confrontés les opérateurs de free floating, bien que Raphaël Zacchello, directeur général de Miles Belgique, précise «qu’on est en rapport continu avec les communes pour que les choses se passent bien». Pierre de Schaetzen, directeur marketing chez Poppy, assène, lui, que «c’est la Région qui décide des règles et elles sont pareilles pour tous: on a le droit de se garer partout, sauf devant les garages et sur les places des personnes à mobilité réduite (PMR), évidemment, sans devoir alimenter d’horodateur, parce que la redevance annuelle par véhicule couvre l’occupation des emplacements. L’utilisateur peut donc stationner dans sa rue sans problème. Il n’y a dès lors pas de négociations avec les communes, d’autant qu’elles sont toutes demandeuses: sachant qu’en moyenne une auto partagée retire dix à quinze voitures privées de la circulation, c’est leur avantage d’attirer les autopartageurs. D’ailleurs, ces douze derniers mois, l’offre de voitures partagées en free float a quintuplé, tant en Belgique qu’à Bruxelles, sans que les taux d’utilisation baissent.»
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Avec quels profils de clientèle? «Nos inscrits ont entre 25 et 45 ans, résident en majorité à Bruxelles et la durée moyenne des trajets est de 1,6 jour, donc entre une et deux journées, détaille Marie Reboul, directrice marketing et porte-parole en Europe de Getaround. Ça signifie que nos voitures répondent à des besoins pour lesquels les transports en commun ne suffisent pas: un déplacement hors de la ville, une course importante, un déplacement de meuble ou de matériel. Nos utilisateurs sont plutôt des adeptes des transports publics, du vélo ou de la marche au quotidien mais ils ont besoin ponctuellement d’une auto.» Pas encore d’étude fiable chez Miles, toutefois Raphaël Zacchello peut dire que «l’utilisateur doit avoir un smartphone car tout est dans l’application, que la voiture soit utilisée deux heures ou deux jours: prix du trajet au kilomètre, emplacement du véhicule, système d’ouverture et de fermeture du véhicule».
Bruxelles est un territoire en avance en mobilité partagée, initiée depuis assez longtemps.» Marie Reboul (Getaround)
Chez Cambio, «le trajet moyen est de quatre heures et demie à cinq heures et de plus de soixante kilomètres. C’est donc souvent pour sortir de la ville, pour des déplacements au jour le jour. Mais 30% sont des déplacements professionnels, de service. Nos membres sont en général de niveau d’éducation un peu plus élevé que la moyenne mais avec des revenus un peu plus faibles par rapport à ce niveau d’éducation. Bref, des personnes qui ne choisissent pas leur carrière en fonction du critère financier. Pour le reste, c’est extrêmement équilibré, avec une partie intéressante de pensionnés et jeunes prépensionnés qui décident de se passer du poids financier que représente une automobile. Les 18-24 ans ne sont dès lors pas notre cœur de cible ; on vise plutôt les 28-65 ans.» Pierre de Schaetzen relève que «90% des utilisateurs Poppy habitent en ville, ont un emploi – on le voit aux pics horaires de semaine: 8 heures-10 heures et 16 heures-20 heures – , possèdent un téléphone mobile et savent l’utiliser. Si on creuse, on distingue des profils différents: la famille aisée qui possède plusieurs véhicules mais qui, quand elle part au ski, n’en a aucun approprié et en prend un chez nous, une fois par an et pendant une semaine ou deux ; des gens qui ne peuvent pas se permettre d’acheter une auto mais qui en ont besoin deux fois par semaine ; d’autres juste le week-end, pour aller au foot ; d’autres trois fois par an pour partir en city-trip…»
Le potentiel est donc bien là. Avec, derrière, pour inciter à franchir le pas, les autorités régionales et communales. Le gouvernement bruxellois a ainsi lancé, en mars de l’année dernière, la prime Bruxell’Air, soutenant ceux qui renoncent à leur voiture au profit des transports en commun ou de l’autopartage (cinq cents, sept cents ou neuf cents euros annuels, pendant deux ans, selon les revenus). Quelque 2 500 ménages en profitent déjà. La commune de Woluwe-Saint-Pierre propose, depuis juin 2022, une prime car sharing pour ses résidents inscrits à l’un des systèmes d’autopartage actifs dans la commune (jusqu’à cent euros sur les frais d’inscription ou d’abonnement). De quoi accélérer la densité de voitures partagées estimée par Pierre de Schaetzen: «Aujourd’hui, avec les seuls Poppy et Miles, on doit être à vingt voitures par kilomètre carré à Bruxelles. En théorie, il devrait donc y avoir, dans la capitale, une voiture partagée accessible tous les cent mètres.»
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Transition et business de l’autopartage
Frédéric Van Malleghem enfonce le clou: «Le fait de transférer toutes nos données vers la Région, pour qu’elle puisse monitorer les effets de notre activité, est capital. Quand on peut mesurer que trois voitures Cambio représentent une quarantaine de voitures privées en moins dans un quartier, ou que 48% de nos clients ont décidé de revendre leur véhicule personnel, ça permet plus d’efficacité de la mobilité sur tout le territoire bruxellois. Nos 120 voitures électriques ne sont pas viables économiquement – elles représentent plus de trois millions d’investissement – mais c’est au profit d’une vision citoyenne, de la transition souhaitée par la Région et c’est ça l’important.» En écho, Marie Reboul affirme que «pour Getaround, Bruxelles est un territoire en avance sur la question de la mobilité partagée, avec une politique initiée depuis assez longtemps. Si on ramène ça à un contexte un peu plus vaste, les transports représentent dans les pays d’Europe occidentale à peu près 30% du bilan carbone d’un individu, et, dans ces 30%, les véhicules individuels pèsent la moitié des émissions. Par conséquent, si on veut travailler à l’échelle collective sur la réduction des émissions associées au transport, il faut impérativement réfléchir à un usage plus raisonné du véhicule individuel.»
Chez nous, tout est dans l’appli mobile: prix, emplacement, système d’ouverture du véhicule.» Raphaël Zacchello (Miles)
Pour autant, business is business: «Le chiffre clé, rappelle Pierre de Schaetzen, c’est le taux d’occupation de la voiture. Un véhicule non utilisé pendant une journée, c’est qu’il est soit mal placé soit excédentaire. Nos voitures doivent rouler pour qu’économiquement aussi, ça ait du sens pour nous en tant qu’entreprise. Le but d’une auto partagée est qu’elle passe plus de temps en mouvement qu’une voiture privée – cette dernière est, en moyenne, 96% du temps à l’arrêt. Si notre flotte tourne à 50% du temps, en prenant les nuits en compte, ça signifie qu’elle roulerait douze heures par jour. Un résultat rêvé mais impossible à atteindre: ça signifierait que dès qu’une voiture s’arrête, quelqu’un la reprend immédiatement.»
(1) Autodelen propose un comparateur de coût entre un véhicule privé (achat, entretien, assurances, carburant…) et une voiture partagée: savewithcarsharing.be
Trottinettes: la fin du chaos en 2024
Dès janvier prochain, fini de rire ou de fulminer, selon les points de vue. A Bruxelles, la circulation et le stationnement des trottinettes électriques partagées seront strictement balisés, mettant fin à ce que des acteurs du marché eux-mêmes qualifient de «bordel» ou de «Far West». Concrètement, il n’y aura plus que deux opérateurs pour un nombre maximal total de huit mille véhicules (contre 21 000 aujourd’hui), qu’on ne pourra embarquer et déposer que dans des drop zones (trois mille, sur l’ensemble des 19 communes), et dont la vitesse ne pourra dépasser les 20 km/h (8 km/h sur les piétonniers).
On connaîtra bientôt le nom des deux élus, l’appel à candidatures lancé cet été par la Région s’est clôturé le 26 octobre. Jusqu’ici, ils sont huit à proposer leurs trottinettes à Bruxelles, grâce à une licence régionale en vigueur depuis 2019: Lime, Dott, Bird, Bolt, Pony, Voi, Tier et Gliize, tous en libre-service (sans station), avec paiement à la minute et frais d’activation. Les deux opérateurs choisis paieront à la Région une redevance annuelle de cinquante euros par véhicule, qui servira à financer les drop zones communales. En cas d’engin abandonné hors d’une station, une amende de 35 euros pour le déplacer et de cent euros pour l’enlever est prévue. A terme, le nombre d’opérateurs pourrait passer à trois, avec un maximum de six mille trottinettes chacun.
Selon la dernière enquête de Bruxelles Mobilité, menée de l’automne 2021 à l’automne 2022, 8% des Bruxellois sont enregistrés auprès d’un système de trottinettes partagées ; autodelen.net indiquant que la location a augmenté de plus de 704% entre mai 2021 et mai 2022 dans la capitale.
Plus que trois opérateurs vélo, hors Villo!
L’appel à candidatures de la Région bruxelloise, expiré le 26 octobre, concerne aussi les opérateurs de vélos (hors Villo!, dont le contrat de partenariat court jusqu’en 2026), vélos cargos et scooters partagés. Objectif: limiter, à partir du 1er janvier 2024, à trois le nombre d’opérateurs pour les vélos (et à 2 500 véhicules chacun, contre un bon 3 500 au total aujourd’hui), deux pour les scooters (trois cents chacun) et deux pour les vélos cargos (150 chacun). Redevances: 35 euros par vélo, 50 euros par vélo cargo et 60 euros par scooter. Montant à payer en cas de déplacement de véhicule mal stationné: cent euros par vélo et deux cents par vélo cargo ou scooter. Actuellement, il existe, outre Villo! , six opérateurs de vélos partagés à Bruxelles, avec ou sans stations, ayant reçu la licence régionale en vigueur depuis 2019: Blue-bike, Dott, Tier, Pony, Bolt et Lime.
Selon Bruxelles Mobilité, 2 739 voyages quotidiens en vélo Villo! ont été effectués cette année, chiffre en baisse quasi continue depuis 2011, alors que 3 368 voyages étaient parcourus quotidiennement l’an dernier en vélos électriques partagés en flotte libre. Selon autodelen.net, la location quotidienne de vélos électriques partagés en libre-service a augmenté de 538% entre mai 2021 et mai 2022.
La durée de vie d’une voiture partagée
Que deviennent les véhicules lorsque leur opérateur décide de s’en séparer? Quand le décide-t-il? Autrement dit, quelle est la durée de vie d’une voiture partagée? «Le terme “durée de vie” n’est pas le bon, corrige Pierre de Schaetzen, directeur commercial de Poppy. On ne s’en débarrasse pas parce qu’on l’estime trop vieille. C’est plutôt une question de valeur de la voiture sur le marché de l’occasion, un peu comme le font les loueurs de voitures, qui sont quasiment plus des vendeurs de voitures: en gros, ils achètent et revendent des véhicules, qu’ils louent entre-temps. On se dirige dans la même direction, afin d’offrir le prix le plus bas possible à nos utilisateurs: on détermine le moment où la valeur de revente de la voiture est la meilleure, longtemps avant son état d’usure.»
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