stockage batterie
Les parcs comme celui d’Engie, à Vilvorde, fourniront par moment la flexibilité nécessaire pour rééquilibrer l’offre et la demande d’électricité. © HATIM KAGHAT

L’année 2025 marque l’envolée du stockage par batterie: voici ce que cela va changer (carte interactive)

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

Moins de volatilité, davantage de renouvelable. C’est ce que promettent les parcs de batteries, dont la puissance installée pourrait être multipliée par treize dans les années à venir.

Les époques énergétiques s’entrechoquent sur le site de 30 hectares d’Engie à Vilvorde, un triangle industriel logé entre la Senne et le canal de Willebroeck. Côté sud, la centrale au gaz à cycle ouvert de 264 mégawatts (MW) délivre encore ponctuellement de l’électricité, quand la production renouvelable est en berne. A sa construction, en 1959, elle fonctionnait à plein régime avec du charbon et du fioul. C’était avant une profonde métamorphose en 2001, révélatrice de l’abandon progressif des combustibles émettant le plus de CO2. En 2020, Engie avait dévoilé son intention d’y construire une nouvelle centrale turbine gaz-vapeur (TGV) de 870 MW, en vue de compenser l’arrêt des réacteurs nucléaires. Recalé par la ministre flamande de l’Environnement, Zuhal Demir (N-VA), ce projet allait rapidement laisser la place à une autre ambition, côté nord: construire un parc de batteries de 200 MW, capable de restituer l’électricité stockée durant quatre heures (800 MWh), soit la consommation moyenne journalière de 96.000 ménages. Montant annoncé de l’investissement: 230 millions d’euros.

«Au cours d’une même journée, il n’est plus rare d’observer des fluctuations de prix de l’ordre de 100 à 500 euros par MWh.»

Wim Alen

Directeur de la stratégie et du développement des projets de stockage en batterie chez Engie.

Divisé en deux phases de 100 MW chacune, le chantier mobilise entre 70 et 90 personnes sur 3,5 hectares. La première partie du parc entrera en fonction en septembre, et la seconde en janvier 2026. Une fois terminé, le site comportera 320 conteneurs de modules de 48 batteries lithium-ion, en provenance de Chine. Situé à quelques encablures d’un poste de transformation d’Elia, le gestionnaire du réseau à haute tension, le parc permettra de mieux valoriser les énergies renouvelables et d’atténuer la volatilité intrajournalière des prix de l’électricité. Tout bénéfice pour Engie, qui prévoit un retour sur investissement en dix à douze ans, mais aussi, à terme, pour les consommateurs. «Au cours d’une même journée, il n’est plus rare d’observer des fluctuations de prix de l’ordre de 100 à 500 euros par MWh, commente Wim Alen, directeur de la stratégie et du développement des projets de stockage en batterie chez Engie. Et quand les prix sont négatifs, en l’absence de solutions de stockage, on est contraint de brider les parcs éoliens et solaires

Le parc de batteries de Vilvorde fera partie du mécanisme de rémunération de capacité (CRM) d’Elia, visant à garantir la sécurité d’approvisionnement pour les années à venir. © HATIM KAGHAT

Au moins 26 grands parcs en gestation

En Belgique, une petite vingtaine d’acteurs investissent massivement dans le déploiement de grands parcs de batteries. Le business attire logiquement des producteurs d’énergie tels qu’Engie, Luminus, TotalEnergies, Eneco Wind ou Storm, mais aussi des promoteurs de la logistique (Prologis, Warehouses de Pauw, Katoen Natie, Weerts) et une entreprise néerlandaise spécialisée dans le stockage, Giga Storage. La révolution n’en est qu’à ses débuts. A l’heure actuelle, la puissance totale des parcs de batteries opérationnels en Belgique n’atteint que 253 mégawatts (MW), selon les chiffres communiqués par Elia. Cela représente moins de 1% de la capacité de production d’électricité installée. Mais ces trois dernières années, les demandes d’autorisation pour de nouvelles installations de stockage d’énergie à grande échelle (au moins 25 MW) ont afflué auprès de la Direction générale de l’énergie du SPF Economie. A côté des cinq grands parcs de batteries déjà en fonction, au moins 26 autres sont en gestation, à des stades divers. Ensemble, ces futurs sites représentent une puissance cumulée de 3.429 MW, soit treize fois plus que le total actuel et l’équivalent de trois à quatre gros réacteurs nucléaires.

«Les parcs de batteries aideront vraiment à réduire la facture d’électricité du consommateur, en lissant le prix du mégawattheure.»

Damien Ernst

Professeur à l’ULiège.

C’est loin d’être anodin. Dans les prochaines années, les parcs de batteries pourraient approvisionner l’équivalent d’1,7 million de ménages pendant quatre heures, lors des pics de consommation. «Cela aidera vraiment à réduire la facture d’électricité du consommateur, en lissant le prix du mégawattheure», affirme Damien Ernst, professeur à l’ULiège et expert des questions énergétiques. «Les installations de stockage à petite et grande échelles peuvent potentiellement fournir la flexibilité nécessaire pour rééquilibrer l’offre et la demande, contribuant ainsi à réduire les prix extrêmes qui pourraient résulter de déséquilibres», confirme la Commission de régulation de l’électricité et du gaz (Creg). Il y a urgence: du fait de l’intermittence de l’éolien et du photovoltaïque, ces déséquilibres entre l’offre et la demande d’électricité deviennent non seulement plus fréquents, mais aussi plus conséquents.

Lors des pics de consommation, essentiellement en matinée et en soirée, l’absence de vent et de soleil, parfois combinée à l’indisponibilité de réacteurs nucléaires belges ou français, peut en effet mener à une envolée des prix sur le marché de l’électricité au jour le jour (appelé «day ahead»). Inversement, il arrive de plus en plus souvent que l’offre d’électricité excède la demande. «Pendant les mois de printemps et d’été, il y a une plus grande incidence de "surproduction", constate la Creg. En d’autres mots, la production dépasse largement la consommation d’électricité à cause de l’injection des panneaux photovoltaïques.»

Menace sur la sécurité du réseau

D’après un récent rapport de l’analyste de données énergétiques Montel Analytics, les périodes de prix nuls ou négatifs sur les marchés européens de l’électricité ont atteint un niveau record en 2024. Celles-ci s’avèrent presque deux fois plus nombreuses qu’en 2023. La tendance est similaire en Belgique. Selon la Creg, le pays a connu 408 heures de prix négatifs en 2024 (soit 4,7% du temps), contre 222 en 2023 et seulement une cinquantaine en 2019. Ces déséquilibres menacent aussi le maintien du réseau à une fréquence de 50 Hz. «Un écart de fréquence de plus de 0,05 Hz est considéré en Europe comme un danger pour la sécurité opérationnelle du système électrique», rappelle un rapport de la Creg d’octobre 2024.

Si les gestionnaires du réseau électrique à haute tension peuvent recourir à des services d’équilibrage (avec des acteurs qui ajustent leur production ou leur consommation en conséquence) pour stabiliser la fréquence autour de 50 Hz, le renouvelable complique indéniablement la donne. Ainsi, le 9 juin 2024, le gestionnaire Elia n’est pas parvenu à éliminer complètement l’excédent d’énergie solaire, pointe le même rapport. Pendant quelques secondes, entre 12h45 et 13 heures, la fréquence a dépassé la barre fatidique de 50,05 Hz. Si ce dépassement n’a pas posé problème, il doit être «considéré comme un avertissement pour les futures périodes estivales», soulignait la Creg.

Jusqu’ici, le stockage à grande échelle restait le grand absent de la transition énergétique. Sans une telle flexibilité, impossible de faire coïncider la production renouvelable avec la consommation. C’est là que les parcs de batteries entrent en scène. Ceux-ci peuvent, en boucle, emmagasiner de l’électricité quand elle est abondante et la restituer quelques heures plus tard, une fois que la demande excède l’offre. «Une batterie n’est que de peu de secours en cas de "Dunkelflaute", à savoir une période longue sans vent et sans soleil dans plusieurs pays limitrophes», commente Stéphane Bocqué, porte-parole de la Fédération belge des entreprises électriques et gazières (Febeg). En 2024, l’obscur et peu venteux mois de novembre, par exemple, avait tiré les prix de l’électricité vers le haut, dépassant en soirée 360 euros par MWh en Belgique. Au même moment, ils culminaient même à 820 euros par MWh en Allemagne, contrainte de carburer au charbon, au gaz et au pétrole pour s’approvisionner. «Dans un tel cas de figure, il faut activer d’autres moyens de production pilotables comme, par exemple, des centrales au gaz», confirme Stéphane Bocqué.

En revanche, les batteries peuvent bel et bien lisser les écarts de prix importants survenant au cours d’une même journée. Le 14 avril 2024, l’abondance de l’électricité générée par les panneaux photovoltaïques avait conduit le mégawattheure à un prix négatif à 16 heures, dégringolant à -39,95 euros. Mais cinq heures plus tard, il culminait à 123,75 euros. L’arrivée sur le marché de contrats à tarifs dynamiques, adaptant le prix du kilowattheure jusqu’au quart d’heure près, ne suffira pas à régler le problème, d’autant qu’un ménage ne peut pas nécessairement différer le moment où il a besoin d’électricité. Un monde alimenté par des énergies renouvelables intermittentes aura donc aussi grandement besoin d’installations de stockage.

Des projets à 4,6 milliards d’euros

Les investissements sont colossaux. Si l’on se réfère aux montants communiqués pour les parcs de batteries en construction, il faut compter environ 1,2 million d’euros par MW installé. En extrapolant ce chiffre, les 3.429 MW de projets annoncés représenteraient un coût de quelque 4,6 milliards d’euros. Au minimum, puisque les acteurs concernés ne comptent pas s’arrêter en si bon chemin. Avec «Green Turtle», son parc de batteries de 700 MW (2.800 MWh) situé à la frontière belgo-néerlandaise, Giga Storage détient déjà la palme du plus grand site à venir. Sa construction doit débuter cette année et prendre fin en 2028. La société étudie également les possibilités de construction d’un parc de 300 MW, baptisé «Blue Marlin», dans la commune voisine de Kinrooi. Mais ce n’est pas tout: «Nous recherchons activement des terrains suffisamment grands et situés de manière intéressante pour permettre de futurs projets de batteries à grande échelle», indique Lisa Lambrechts, office manager de Giga Storage Belgium. La concurrence sera donc rude. D’autant que la superficie des terrains n’est pas le seul critère; il faut encore qu’ils soient situés à un endroit compatible avec la capacité d’accueil du réseau électrique.

Avec «Green Turtle», un parc de 700 MW (2.800 MWh) situé à la frontière belgo-néerlandaise, Giga Storage détient la palme du plus grand site à venir. © DR

Ce n’est pas un hasard si tant d’acteurs investissent par centaines de millions. Ils peuvent bénéficier de quatre sources de revenus. Il y a d’abord le très concurrentiel marché des «services auxiliaires», pour le compte du gestionnaire de réseau de transport Elia. Ce dernier rémunère les utilisateurs du réseau qui l’aident à maintenir la fréquence et la tension aux bons niveaux. Une fois positionnée sur ces services, une batterie s’active automatiquement pour réduire les écarts observés en temps réel. Il y a ensuite le marché du déséquilibre. Celui-ci rétribue, au mégawattheure, les acteurs (producteurs, fournisseurs d’énergie, gros consommateurs, traders…) qui ont contribué à atténuer les déséquilibres entre production et consommation et pénalisent ceux qui, en cas d’écarts avec leurs prévisions, l’ont accentué. Les parcs de batteries peuvent aussi pratiquer l’arbitrage sur les marchés de gros, en emmagasinant l’électricité quand elle est peu onéreuse pour la restituer plus tard à un prix plus élevé. Enfin, ces installations peuvent participer aux enchères du mécanisme de rémunération des capacités (CRM), visant à garantir la sécurité d’approvisionnement en électricité pour les prochaines années, à la suite de l’arrêt de cinq des sept réacteurs nucléaires belges. Jusqu’à présent, le CRM prévoit de subsidier 1.100 MW de stockage par batterie, dont l’intégralité du site de Vilvorde. En février, une nouvelle enchère devrait encore en attirer d’autres.

Il ne s’agira pas de miser exclusivement sur les grands sites de stockage. La flexibilité à petite échelle sera tout aussi importante.

Stockage de batterie, la cannibalisation

Les gestionnaires des parcs de batteries ont généralement tout intérêt à répartir leur capacité nominale sur ces différents marchés, afin de diversifier les revenus. A en juger par le nombre de projets annoncés, le stockage de l’électricité s’apparente à une poule aux œufs d’or. L’investissement présente pourtant un risque de «cannibalisation»: plus il y a de capacité de stockage, plus le différentiel de prix entre le soutirage et la restitution d’électricité sera faible et moins le projet sera rentable. «Certains de ces projets risquent de faire faillite dans quelques années s’ils n’ont pas anticipé la cannibalisation des revenus générés par leurs batteries», prévient Damien Ernst. Si les premiers arrivés souffrent mathématiquement de moins de concurrence, ils pourraient se voir mis hors jeu sur certains marchés par de nouveaux venus bénéficiant d’une chute des prix tels que celui du lithium, qui avait connu un pic en 2022.

Un risque cependant circonscrit par la part croissante que les énergies renouvelables intermittentes prendront encore dans les prochaines années. D’ici à 2030, la Belgique prévoit, entre autres, de porter la puissance totale de l’éolien offshore à au moins 5,4 GW, contre 2,3 GW à l’heure actuelle. Majoritairement portée par le secteur résidentiel, la puissance installée du photovoltaïque continuera elle aussi de croître dans les prochaines années. En outre, il n’est pas certain que l’ensemble des projets de stockage annoncés verront le jour à brève ou moyenne échéance, vu les contraintes pesant sur le réseau. Dans son dernier rapport sur les besoins de flexibilité, Elia ne table d’ailleurs pas sur davantage que 2.471 MW de batteries en 2030.

A en juger par le nombre de parcs en construction ou en préparation, la Belgique semble sur la bonne voie. «Avec le Royaume-Uni, elle fait partie des meilleurs élèves européens en la matière», souligne Wim Alen. Dans d’autres pays, le cadre régulatoire pénalise encore de telles installations, qui doivent s’y acquitter de doubles frais de réseau. Les batteries devraient permettre de réduire le recours aux centrales électriques fossiles lors des pics de consommation. Et par la même occasion, diminuer les émissions de CO2, malgré un probable rebond dû à l’arrêt de trois réacteurs nucléaires cette année (en février, octobre et décembre). En Californie, l’essor des batteries est tel que celles-ci remplacent significativement le gaz naturel, relégué à son plus bas niveau depuis sept ans en avril 2024. Pour garantir celui du renouvelable, il ne s’agira toutefois pas de miser exclusivement sur les grands sites de stockage. La flexibilité à petite échelle, via les voitures électriques ou les pompes à chaleur, par exemple, sera tout aussi importante pour valoriser pleinement les apports du soleil ou du vent, et éviter par la même occasion une explosion des coûts de réseau.

D’autres options aux batteries lithium-ion

Tous les grands parcs de batteries annoncés reposent sur le lithium-ion, la même technologie que l’on retrouve dans les moteurs des véhicules électriques, les smartphones, les ordinateurs portables… «Son gros avantage, c’est sa compacité et sa densité énergétique, imbattable par rapport à d’autres types de batteries», expose Jean-François Gohy, professeur à l’Ecole de chimie de l’UCLouvain. Pour le stockage stationnaire, il existe une alternative mature mais peu connue du grand public: les batteries vanadium redox flow. Composées de deux réservoirs et de pompes, ces installations industrielles affichent une durée de vie plus longue que les batteries au lithium-ion et peuvent restituer de l’électricité pendant davantage d’heures. En revanche, elles s’avèrent plus coûteuses à l’installation et contraignantes à la maintenance.

«Les recherches s’orientent aussi vers les batteries sodium-ion, poursuit Jean-François Gohy. Le principe de fonctionnement est le même qu’avec le lithium, mais leur densité énergétique est inférieure. Pour un stockage stationnaire, c’est toutefois moins problématique. Et le sodium est beaucoup plus abondant que le lithium.» Enfin, les prometteuses batteries métal-air augurent une possible révolution du stockage jusqu’à une centaine d’heures. Elles doivent néanmoins encore faire l’objet de nombreux progrès techniques avant une application commerciale.

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