Pourquoi l’extrême droite élargit encore son électorat dans l’est de l’Allemagne
Les élections régionales en Thuringe devraient consacrer une progression de l’Alternative pour l’Allemagne, qui plus est après l’attaque terroriste de Solingen. La gauche populiste a aussi le vent en poupe.
Place de l’Amitié des peuples, dans le quartier de Rieth à Erfurt: loin des ruelles moyenâgeuses et touristiques du centre de la capitale du Land de Thuringe, on est là au cœur du Erfurt socialiste. Le quartier, excentré, aligne depuis la fin des années 1960 ses barres de logements sociaux, luxueux du temps de la République démocratique allemande (RDA), très dégradés aujourd’hui. Jadis vivaient là les fonctionnaires et les privilégiés du régime communiste. Aujourd’hui, Rieth a perdu une grande partie de sa population et héberge surtout des retraités modestes, des familles bénéficiant des minima sociaux, des mères ukrainiennes et des réfugiés.
C’est là, entre la ligne de tramway, une barre d’immeubles au charme soviétique, un bowling ayant perdu de sa superbe et un supermarché, que l’AfD a planté ses tentes, le temps d’un meeting électoral, à dix jours du scrutin du 1er septembre. Un petit podium, un stand de maquillage pour les enfants estampillé du slogan «Pour une école non genrée», un bar à bière, une barraque à saucisses «de Thuringe» –une spécialité régionale réputée bien au-delà des frontières du Land… Des bénévoles distribuent des crayons estampillés AfD ou des tapettes à mouches bleues –la couleur du parti– pour «éliminer le fléau» qu’est la coalition d’Olaf Scholz aux yeux des sympathisants. Le public –des couples vêtus de joggings bon marché, quelques familles avec leurs enfants, des retraités, une poignée d’hommes jeunes cheveux courts et vêtus de noir– est tenu à distance d’une contre-manifestation bruyante et colorée par un cordon de police conséquent.
Les migrants pour cibles
Les orateurs se succèdent à la tribune: candidats à un poste de député au parlement régional, ils sont là pour chauffer l’auditoire avant l’arrivée de «Björn», Björn Höcke, le chef du parti dans la région, un personnage hautement contesté, incarnant l’aile la plus radicale de l’AfD, et condamné à plusieurs reprises pour incitation à la haine. Depuis une décision de justice, il est explicitement autorisé de le traiter en Allemagne de «fasciste». Dieter, chauffeur de poids lourd de 54 ans, est dans l’auditoire. Depuis dix ans, il vote pour l’AfD. Avant, il a «essayé presque tous les partis», à l’exception des Verts et du parti libéral FDP. Mais, à l’en croire, tous ont échoué à résoudre le sujet qui le préoccupe et qu’il nomme «l’invasion des migrants». Dieter tient à préciser qu’il n’est «nullement raciste». Il «travaille en bonne entente avec des Russes et des Polonais» et «fréquente volontiers pizzerias et snacks de kebabs». «Je n’ai rien contre les étrangers qui travaillent ici et servent notre pays. Mais il faut mettre fin à l’invasion de ceux qui ne font rien, ne pensent qu’à se remplir les poches et à tendre la main.»
Le verdict de Dieter est sans appel: «Les Helmut Kohl, Helmut Schmidt et Willy Brandt se retourneraient dans leur tombe s’ils voyaient ce qu’on a fait de leurs partis. Comme ils ont tous échoué, c’est maintenant au tour de l’AfD, ça ne pourra de toute façon pas être pire que maintenant.» Dieter n’a rien de ces laissés-pour-compte, ces perdants de la réunification, souvent présentés comme l’électorat de base de l’AfD. «Personnellement, je vais bien, tient-il à souligner. J’ai un travail, une voiture, une moto et je pars tous les ans en vacances. Mais il faut qu’on arrête de se moquer de nous.» «On», ce sont à ses yeux les représentants des partis traditionnels au grand complet, les élites, «ceux d’en haut», qu’ils soient patrons ou dans les ministères à Berlin.
«On n’a pas besoin de plus de 18% d’étudiants dans notre société.»
Relance de la natalité
Place de l’Amitié des peuples, 17h30. Celui que la petite foule attendait saute enfin sur scène. Svelte, vêtu de sa tenue habituelle, jeans, chemise blanche slim aux manches retroussées, le plus souvent agrémentée d’une veste de costume bleue, l’ancien professeur de sport et d’histoire de 48 ans, né à l’ouest de l’Allemagne, électrise aussitôt la petite foule. Son back-office scande aussitôt «Höcke-Höcke-Höcke, A-f-D, A-f-D, A-f-D!». Habitué à l’exercice, Björn Höcke déroule un script éprouvé, commence par «la forte hausse des procédures de naturalisation favorisée par le cartel des partis de la coalition», dénonce la désindustrialisation, les organes judiciaires qui ont autorisé les renseignements intérieurs à placer sur écoute l’AfD en Thuringe et le mouvement de jeunesse du parti, comme les mouvements terroristes. Sans transition, il évoque l’un de ses quatre enfants (tous portent des prénoms issus de la mythologie nordique), un fils «qui avait du mal à l’école et vient de trouver sa voie; il veut devenir couvreur! Un beau métier, on n’a pas besoin de plus de 18% d’étudiants dans notre société.» Il embraie sur l’un de ses leitmotivs, «la nécessité pour l’Allemagne de « fabriquer elle-même » sa main-d’œuvre qualifiée en relançant la natalité», dénonce le virage énergétique et la fin prévue des moteurs à combustion, attaque la Commission européenne…
Harald, 63 ans, cadre local du parti, est «un convaincu». «Comme toujours, Höcke est brillant», s’enthousiasme cet ancien imprimeur, pédagogue de formation, reconverti dans les polices d’assurances, une biographie mouvementée comme il y en a tant en ex-RDA. «Ma maison, c’est ma maison, et l’Union européenne n’a pas à nous dire quel aspirateur on peut acheter ou quelle ampoule on peut utiliser», s’étrangle Harald, avant d’embrayer sur «les tentatives du gouvernement de Scholz de nous interdire de nous chauffer au bois». Comme Harald et Dieter, 30% du 1,7 million d’électeurs de Thuringe s’apprêtent à voter le 1er septembre pour Björn Höcke. Jamais l’AfD n’a semblé si près du pouvoir dans l’un des seize Länder allemands. Pour percer ce plafond, le parti compte sur le traumatisme provoqué auprès de l’opinion par l’attentat au couteau de Solingen (trois morts, huit blessés), perpétré le 23 août par un réfugié syrien qui aurait dû être expulsé vers la Bulgarie, en vertu des accords de Dublin.
Pas d’alliance avec l’AfD
S’il semble acquis que l’extrême droite ne disposera pas de la majorité absolue au parlement régional, elle pourrait obtenir une minorité de blocage menaçante pour les institutions, voire propulser Höcke à la tête du Land si les autres partis ne parvenaient pas à se mettre d’accord sur un candidat commun après deux tours de vote dans l’hémicycle. «C’est l’élection la plus passionnante qu’a connue l’Allemagne depuis 1945, estime Bodo Ramelow, le ministre-président sortant du Land. La Thuringe est de nouveau un laboratoire politique. Je m’en serais bien passé, je le concède. Mais il en va du principe même de la démocratie. Je me bats pour la démocratie et contre la normalisation du fascisme.» Crédité d’une cote de popularité de 52%, Ramelow est le seul chef d’un Land allemand issu du parti néocommuniste Die Linke. A la tête d’un gouvernement minoritaire depuis 2020, soutenu par les sociaux-démocrates et les Verts, il se présente à sa propre succession, pour un quatrième mandat. Mais ses chances sont faibles, malgré sa popularité. Son parti a implosé au Bundestag comme dans les Länder en début d’année, sous l’impulsion de Sahra Wagenknecht, l’égérie de la gauche née dans la région, et de son mouvement BSW.
Forte de 19% des intentions de vote, l’Alliance Sarha Wagenknecht pourrait arriver en troisième position, derrière l’AfD et la CDU, et se réserve bien de dévoiler ses positions en vue de former la prochaine coalition dans la région. L’arrivée de BSW dans le champ politique de Thuringe a profondément compliqué le jeu politique. Pour Bodo Ramelow tout d’abord, qui répète à l’envi se battre «contre un fantôme»: Sahra Wagenknecht, omniprésente dans la campagne, n’est pas candidate. Pour les partis traditionnels ensuite, désarçonnés par cette nouvelle contre-offensive populiste de gauche. Comme l’AfD, le BSW réclame un contrôle de l’immigration, davantage d’expulsions, la fin des livraisons d’armes à l’Ukraine et l’ouverture de négociations avec la Russie. A gauche en économie, à droite sur les questions de société, le BSW a connu à l’est du pays un succès fulgurant, passant en quelques mois de 0% à 19% des intentions de vote. En raison des scores attendus, aucune majorité ne sera possible à Erfurt sans l’appoint du BSW, ou de l’AfD. Toutes les constellations de coalition semblent possibles en Thuringe, y compris une alliance contre nature entre les conservateurs chrétiens-démocrates et les populistes de gauche du BSW. Une exception cependant: la totalité des partis traditionnels ont exclu une alliance avec l’AfD.
Les séquelles de la réunification
Yvonne Peiker est chargée des relations avec les citoyens du groupe parlementaire chrétien-démocrate CDU au parlement régional, chassé du pouvoir en 2014 par Bodo Ramelow. «Sans le BSW de Sahra Wagenknecht, les intentions de vote pour la CDU seraient nettement plus élevées», déplore cette blonde quinquagénaire volubile, rencontrée lors d’un meeting privé de son parti à Erfurt. Hormis le stand de saucisses et la bière, on ne pourrait imaginer ambiance plus différente de celle du meeting de l’AfD, place de l’Amitié des peuples. L’organisateur, Helmut Peter, aligne devant sa concession les grosses cylindrées des marques Jeep ou Mercedes qu’il vend dans sa boutique, à côté de modèles plus abordables d’Opel. A dix jours du scrutin, c’est sur le parking de l’entreprise que Friedrich Merz, le successeur d’Angela Merkel à la tête de la CDU, vient soutenir la candidature de son poulain, Mario Voigt, 47 ans. Crédité de 21% des intentions de vote, celui-ci fait figure de ministre-président potentiel. Jusqu’alors inconnu du grand public, le candidat s’est forgé une petite notoriété en affrontant Björn Höcke dans le cadre d’un duel télévisé devenu célèbre, tant le patron de l’AfD a semblé désarçonné.
Trente pour cent d’intentions de vote pour l’AfD, 19% pour le BSW… Yvonne Peiker s’inquiète de la montée des populismes dans sa région. «On peut présenter tous les arguments rationnels qu’on veut, on n’atteint plus les gens, déplore cette femme mariée à un officier de la Bundeswehr. Parler avec eux, c’est comme se cogner la tête contre un mur. La CDU au pouvoir a fait plein de bonnes choses pour l’ex-RDA, l’Union européenne aussi, qui a investi des sommes colossales dans la rénovation des villages, par exemple. Mais personne ne veut entendre ça aujourd’hui. Les gens ne nous font plus confiance. Ils nous disent: « C’est à cause de vous et de Merkel que tous les étrangers sont là. » Perdre la confiance, ça va très vite. La regagner est un processus long et compliqué.» Comment la Thuringe et, au-delà, la quasi-totalité des Länder de l’ex-RDA, en sont-ils arrivés là? «Je n’aurais jamais imaginé que 20 ou 30 ans plus tard, on parle toujours des blessures de la réunification, s’étonne Ulrich Sondermann-Becker, spécialiste de la région pour la chaîne de télévision publique MDR. Ce qu’on a sous-estimé, c’est à quel point les blessures de la réunification, le chômage de masse, le déclassement social… se sont transmis de génération en génération. En 1990, les Allemands de l’Est ont voulu la réunification, et très vite. Aujourd’hui, ils sont déçus. Ils ont le sentiment de s’être fait rouler dans la farine. Et l’AfD exploite cette déception dans sa campagne électorale.»
«Beaucoup sont nostalgiques d’un système politique fort, qui règlerait tous les problèmes du quotidien.»
«Les Allemands de l’Est règlent leurs comptes émotionnels», résume le sociologue Steffen Mau. En votant pour les extrêmes, de droite comme de gauche. Dépourvus, en raison des deux dictatures nazie puis communiste, de toute tradition politique, nombre d’électeurs testent l’offre politique qui tranche avec les interdits –«ni extrême droite ni extrême gauche»– enseignés à l’ouest, à l’école ou dans les familles. Beaucoup sont nostalgiques d’un système politique fort, qui réglerait tous les problèmes du quotidien comme le faisait la dictature communiste, de l’emploi au logement en passant par l’organisation des loisirs. «Je ne pense pas que l’ambiance actuelle à l’est puisse s’expliquer uniquement par les conditions économiques, estime Steffen Mau. Les retraites sont maintenant harmonisées. Les salaires sont un peu moins élevés qu’à l’ouest, mais le coût de la vie et les loyers n’y atteignent pas les mêmes montants. Malgré tout, les Allemands de l’Est tiennent une sorte de comptabilité émotionnelle, et pensent avant tout aux déceptions passées.» Comme l’effondrement de leur économie, là où Helmut Kohl leur avait promis des «paysages florissants».
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