Le port sur le lac de Grossräschen, ici photographié en 2018, est un des instruments du développement ­touristique de la région. © GETTY IMAGES

Comment l’Allemagne se prépare à tourner la page du charbon

Nathalie Versieux Journaliste, correspondante en Allemagne

Le charbon représente toujours 25% de la production d’électricité du pays. Mais la fin de son exploitation est programmée. Reportage dans la Lusace, où sont extraites chaque année 130 millions de tonnes de lignite.

A Grossräschen, petite bourgade de 10.000 habitants à quelque 150 kilomètres au sud-est de Berlin, dans la Lusace, presque tout est en place pour tourner la page du charbon. La colossale faille creusée dans la nature par des décennies d’exploitation à ciel ouvert du temps de la République démocratique allemande (RDA) s’est transformée en lac. Un petit port attend les bateaux, la plage est prête à accueillir les baigneurs et la vigne locale, qui s’étend sur les rives, produit déjà chaque année 10.000 bouteilles d’un vin plusieurs fois primé. Le niveau de l’eau, détournée des fleuves avoisinants, doit encore monter un peu avant que ne soit accordée, sans doute en 2026, l’autorisation administrative qui ouvrira la voie à la baignade et à la navigation, après 20 ans de travaux d’inondation pour combler l’excavation. De minière, Grossräschen deviendra alors touristique et fluviale.

Eckhard Hoika est un ancien salarié des mines, comme la quasi totalité de la population de la région. Du temps de la RDA, il était ouvrier de chantier pour le compte du Kombinat Schwarze Pumpe, chargé de l’exploitation du lignite et de la centrale électrique. Voici 20 ans, il a pris un nouveau départ. En 2003, avec son fils, il a fondé Iba-Aktiv-Tours, une petite agence de voyages spécialisée dans l’organisation de visites guidées au fil des transformations de la mine. «Ma famille a toujours vécu dans la région. Beaucoup d’habitants ont été déplacés à cause du charbon, se souvient le vieil homme aux poumons sifflants. Je ne peux pas montrer à mes enfants où j’ai joué dans ma jeunesse… Parce que tous ces endroits n’existent plus. Ils sont aujourd’hui engloutis. Les mines, c’était notre vie…» L’un des tours les plus prisés de ses clients, intitulé «Du mineur au marin», permet de voir en trois heures une mine toujours en activité et une série de lacs, à différents stades de leur remplissage.

«En ex-RDA, nous avons eu une expérience très négative des reconversions, à la chute du Mur.»

Un exode des habitants

Rien qu’autour de Grossräschen, une dizaine de lacs s’étendent aujourd’hui là où, jadis, on extrayait le lignite. Les touristes viennent de Dresde ou de Berlin, parfois de l’étranger. Certains ont habité la région et souhaitent y revenir. «La Lusace, précise le patron d’Iba-Aktiv-Tours, a subi un véritable exode depuis la chute du Mur. Mon fils a 43 ans. Sur les 48 élèves de sa tranche d’âge quand il était au lycée, ils ne sont que huit à être restés. Dans la région, il nous manque toute une génération, les gens âgés de 40 à 50 ans, et les enfants qu’ils n’ont pas fait grandir ici.» Un chamboulement démographique dont la Lusace a le plus grand mal à se remettre.

De nombreuses mines ont déjà fermé depuis la chute du Mur. «Jusqu’à 75.000 personnes ont travaillé ici pour le charbon du temps de la RDA, rappelle Uwe Steinhuber, porte-parole de la société publique LMBV, chargée des travaux de « revitalisation » des gisements, c’est-à-dire de leur transformation en lac. Ils ont extrait jusqu’à 200.000 tonnes de lignite par an. Aujourd’hui, 8.000 salariés produisent un quart de ces quantités. C’est vrai, le fait d’inonder les mines est une atteinte colossale au paysage. Finalement, ce n’est pas forcément plus beau qu’avant le charbon, c’est différent. Et plusieurs des lacs déjà achevés sont très réussis. Aux Etats Unis, au Canada ou en Australie, les compagnies minières laissent les mines abandonnées, sans les revitaliser. Vous avez sous les yeux le plus gros chantier paysager d’Europe. On déplace d’énormes quantité de terre, on jette d’énormes sommes d’argent dans le sable, mais de façon positive. Ici naissent de nouveaux paysages utilisables par l’homme. Tout cela prend du temps. Avant, j’avais l’habitude de dire que c’était le travail d’une génération. Aujourd’hui, on sait qu’il faut deux générations pour revitaliser une mine.»

La nature retournée

Au volant de son 4×4, Uwe Steinhuber nous conduit à travers un paysage lunaire. Une bande de terre bordée d’arbres, coincée entre deux lacs, est livrée aux artificiers. Instable, la zone doit faire l’objet de dynamitages contrôlés, en vue de la stabiliser. Un balai de camions chargés de terre circule sur un réseau de pistes sommaires, dans un nuage de poussière. En lisière de la zone, une maison isolée semble surgir de nulle part. Des kilomètres de pistes cyclables ont été construits, ainsi qu’un canal pour relier deux lacs entre eux.

Dans la Lusace, la nature a été comme retournée par la main d’un géant déchaîné. En cent ans d’exploitation, des dizaines de villages ont été rayés de la carte, leurs habitants déplacés. Des forêts ont été abattues, des champs sacrifiés. «Ça peut sembler surprenant, mais les gens ne se sont pas émus de tous ces changements, s’étonne presque aujourd’hui Eckhard Hoika. Du temps de la RDA, il aurait de toute façon été impossible de protester. Même la destruction des villages n’a pas donné lieu à des protestations. C’était tout simplement comme ça.» Avec la fermeture programmée des mines, de nouveaux bouleversements attendent la région. A quelques dizaines de kilomètres de Grossräschen, la mine de Welzow est toujours en activité, tout comme la centrale Schwarze Pumpe dont les deux cheminées, visibles à des dizaines de kilomètres à la ronde, crachent une épaisse fumée blanche dans le ciel dégagé.

«Ici naissent de nouveaux paysages utilisables par l’homme.»

A l’heure de la crise climatique, et alors qu’elle a fermé l’an passé sa dernière centrale nucléaire conformément à la décision prise par Angela Merkel au lendemain de l’accident de Fukushima, l’Allemagne fait figure de mauvais élève en matière de charbon. Houille et lignite représentent toujours 25% de la production d’électricité dans le pays. Certes, les énergies renouvelables assurent plus de 50% du total de la production de courant. Mais le charbon et le gaz restent incontournables comme énergie d’appoint, surtout par temps couvert, et en l’absence de vent. Sous la pression des écologistes, le pays s’est résolu, en 2020, à tourner le dos au charbon en 2038. Mais face à l’urgence climatique, ce délai semble aujourd’hui trop lointain. Les Verts, associés aux sociaux-démocrates et aux libéraux au sein du gouvernement d’Olaf Scholz, poussent aujourd’hui pour devancer cette date, en accord avec les nouveaux objectifs affichés par le G7 fin avril 2024. La coalition veut désormais fermer les dernières mines en 2030 «si possible». La décision est déjà prise pour les mines de l’ouest du pays, en Rhénanie. Elle est plus difficile à prendre pour la Lusace, à cheval sur le Land de Brandebourg et la Saxe, en ex-RDA.

Les deux tours de l’unité de production de lignite à Welzow, près de Grossräschen. © Getty Images

Le soutien de l’UE

Christine Herntier est maire de la petite ville industrielle de Spremberg. La commune, à 30 kilomètres à l’est de Grossräschen, vit des recettes fiscales, conséquentes, apportées par la centrale. «Nous, les maires de la région, nous avons vu très tôt que cela ne pourrait pas continuer longtemps avec le charbon, se souvient Christine Herntier. En ex-RDA, nous avons eu une expérience très négative des reconversions, à la chute du Mur. Dans les années 1990, ça a été dramatique ici, avec pour conséquence que la Lusace est confrontée à un important vieillissement et a même perdu une grande partie de sa population dans certaines zones. Alors on s’est dit que, cette fois, nous devrions faire mieux, que nous devions être préparés et avoir notre propre concept.»

Spremberg et les communes avoisinantes soutiennent la sortie du charbon. Mais elles réclament du temps pour mettre en place de nouvelles structures, une économie d’avenir. Spremberg et sa région entendent devenir la première «vallée zéro émission», un nouveau label adopté par le Parlement européen en vue de soutenir le virage énergétique. Il s’agit d’accélérer et de simplifier les procédures à la création d’entreprises dans les secteurs d’avenir, la reconversion du tissu d’entreprises existantes ou la formation professionnelle. Avec le soutien de l’Etat fédéral, des Länder et de l’Union européenne, Spremberg espère devenir un nouveau pôle dédié aux technologies d’avenir et aux énergies renouvelables.

De la vigne et des touristes à vélo, cela ne suffira en effet pas pour faire vivre la Lusace, une fois tournée la page du charbon. Plusieurs programmes européens soutiennent la reconversion. Celui des «vallées zéro émission» cher à la maire de Spremberg. Ou encore le Fonds pour une transition juste (JTF) destiné à financer la mutation énergétique. L’Allemagne touchera près de deux milliards et demi de ce fonds, dont près de la moitié pour la Lusace. «Nous pensons qu’avec ces différents programmes de soutien, qui agissent à différents endroits, nous pouvons faire face aux changements structurels, là où ils sont accompagnés d’inconvénients, commente Eric Libowski, responsable de la gestion du JTF pour le Land de Brandebourg. Nous espérons ainsi pouvoir compenser ces conséquences négatives. En parallèle, nous essayons d’augmenter l’attractivité de ces régions pour que les gens qui se trouvent dans ce processus de transformation remarquent que l’Union européenne fait quelque chose, que le Land agit pour soutenir la reconversion de la région, et pour améliorer les conditions de vie.»

Une fois achevée, la revitalisation des gisements aura coûté plus de quinze milliards d’euros, rien que pour la Lusace. Les conséquences à long terme sur l’écologie sont encore difficiles à estimer. Car l’inondation des mines pourrait poser un problème de gestion des ressources en eau, dans une région de plus en plus aride à cause du dérèglement climatique.

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