Pourquoi l’Allemagne entre dans une période de fortes turbulences
En faisant éclater sa coalition, le chancelier allemand Olaf Scholz ouvre la voie à des élections anticipées et au retour au pouvoir de la droite alors que l’économie du pays est en berne.
C’est presque un soulagement en Allemagne. Le 6 novembre, Olaf Scholz limogeait face aux caméras de télévision et sans ménagement son ministre libéral des Finances, Christian Lindner, rendu responsable des multiples crises de la coalition «tricolore» –nom donné à cette alliance en raison des couleurs des trois partis qui la composaient: le rouge pour le SPD, le jaune pour les libéraux, le vert pour les écologistes– arrivée au pouvoir après des mois de négociations en janvier 2022. «J’ai prié le président de la République de limoger le ministre des Finances», annonçait le chancelier à l’issue de trois journées de négociations infructueuses pour tenter de trouver un compromis aux conflits opposant les trois formations sur le budget, la politique économique et la lutte contre le changement climatique.
«Le ministre n’a montré aucune disposition à modifier le projet qu’il nous a proposé en matière d’économie et de budget. Je ne veux pas faire subir plus longtemps un tel comportement au pays. Celui qui, dans une telle situation, refuse une solution, une offre de compromis, agit de manière irresponsable. En tant que chancelier fédéral, je ne peux tolérer cela, poursuivait Olaf Scholz. Trop souvent, le ministre fédéral Lindner a bloqué des lois de manière inappropriée. Trop souvent, il a fait preuve d’une tactique partisane mesquine. Trop souvent, il a brisé ma confiance.» Le ton, inhabituel pour le chancelier Scholz connu pour ne jamais sortir de ses gonds, en disait long sur les inimitiés au sein du gouvernement.
Lire aussi | Friedrich Merz, l’anti-Merkel (portrait)
L’un et son contraire
Tout avait pourtant plutôt bien commencé dans cette coalition «contre-nature», réunissant deux partis classés à gauche –le SPD et les Verts– et un parti néolibéral, le FDP. «Au début, Scholz et Lindner, deux personnes qui sont à bien des égards le contraire l’une de l’autre, ont incarné l’espoir qu’une alliance idéologiquement très large puisse fonctionner malgré toutes leurs différences», rappelle le quotidien Süddeutsche Zeitung. Olaf Scholz, ancien avocat du travail, membre du SPD depuis sa jeunesse, s’est toujours présenté comme le défenseur des petites gens. Au gouvernement, il s’est engagé pour une hausse du salaire minimal et pour un assouplissement de la loi sur les minimaux sociaux, que touchent quatre millions de personnes aptes au travail et 1,5 million de personnes ne pouvant travailler.
De son côté, Christian Lindner, d’origine modeste, crée sa première entreprise au lycée. «Très tôt, j’ai voulu travailler pour pouvoir payer mon propre logement et posséder ma propre voiture à 18 ans, écrit-il dans sa biographie. Avec l’argent gagné, je me suis acheté une Porsche d’occasion… Le plaisir de conduire, sentir le goudron sous mes roues, tout ça me procurait le sentiment d’être libre. Même si je n’avais pas toujours les moyens de faire le plein. Celui pour qui le fait que je m’offre ce genre de choses avec l’argent que j’ai gagné, moi qui n’ai jamais reçu d’argent en cadeau, jamais touché d’héritage et jamais volé, eh bien qu’il vote pour un autre parti…»
Coup de génie retoqué
Dès le départ, les finances compliquent les relations entre les trois partis. Jusqu’à ce qui est alors perçu comme un coup de génie d’Olaf Scholz: à l’automne 2021, le chancelier propose d’utiliser un fonds de 60 milliards d’euros, destiné par le dernier gouvernement d’Angela Merkel à lutter contre les conséquences de la crise sanitaire et finalement inutilisé, pour financer la transition énergétique. Les Verts reçoivent les moyens de tenir leurs promesses électorales. Les libéraux, de leur côté, respectent leur engagement de retour à l’orthodoxie budgétaire. La coalition s’écroule lorsque la Cour constitutionnelle de Karlsruhe dénonce le tour de passe-passe en décembre 2023.
Que la coalition ait tenu une année supplémentaire après le jugement de la Cour est presque un miracle. D’autant que l’Allemagne –dont la prospérité reposait sur le gaz russe bon marché et la protection militaire des Etats-Unis– voit s’effondrer son modèle économique après dix années de croissance ininterrompue. En 2023, le PIB du pays a reculé de 0,3% et la récession se poursuivra cette année.
Christian Lindner limogé, l’Allemagne se dirige désormais vers de nouvelles élections avec un gouvernement minoritaire composé de sociaux-démocrates et des écologistes. Le scrutin qui devait avoir lieu le 28 septembre 2025 pourrait se tenir en janvier ou en mars.
«L’éclatement de la coalition –fait rarissime dans l’histoire de l’Allemagne– plonge le pays dans une crise politique inédite.»
Relance de l’économie
La balle est pour l’heure dans le camp du chef de l’opposition et probable prochain chancelier, le patron de la CDU Friedrich Merz, dont le soutien sera indispensable à Olaf Scholz pendant les prochains mois. La rupture de la coalition tombe en effet au plus mauvais moment pour le gouvernement, qui s’apprêtait à faire adopter par le Parlement un paquet de mesures destinées à relancer la machine économique telles qu’une réforme fiscale destinée à augmenter le revenu net des contribuables, un programme censé stabiliser le montant des retraites et un plan d’aide d’urgence à l’industrie. Avec le limogeage de son ministre des Finances, Olaf Scholz perd sa majorité au Bundestag et ne pourra faire adopter ces textes qu’avec le soutien de la CDU-CSU.
Mais Friedrich Merz, crédité de 35% des intentions de vote, semble peu enclin à apporter son soutien au chancelier le plus impopulaire qu’ait connu le pays. Début novembre, seuls 14% des Allemands étaient satisfaits de leur gouvernement. «Olaf Scholz doit poser la question de confiance, ne cesse de marteler le conservateur. Nous ne pouvons pas nous permettre d’avoir un gouvernement sans majorité pendant plusieurs mois, puis plusieurs mois de campagne électorale et enfin plusieurs semaines de négociations en vue de former la prochaine coalition.» C’est presque une fin de non-recevoir à l’adresse d’Olaf Scholz, qui veut poser la question de confiance le 15 janvier, pour des élections fin mars, le temps de tenir quelques promesses électorales supplémentaires avant d’entrer en campagne. Friedrich Merz, lui, plaide pour une question de confiance mi-novembre, et l’organisation de nouvelles élections en janvier. Le calendrier, très ambitieux, prendrait plusieurs formations politiques de court, contraintes de présenter très rapidement des listes électorales dans chaque circonscription.
Une victoire de la CDU?
«La CDU a deux possibilités. En acceptant la main tendue par Olaf Scholz, elle consent à donner du temps au chancelier, expose le politologue Gero Neugebauer de l’université libre de Berlin. En mars, se tiendront les élections de Hambourg, un fief du SPD, ce qui permettrait aux sociaux-démocrates d’achever la campagne des législatives sur un succès. En refusant d’accorder un délai supplémentaire à Scholz, Friedrich Merz se met dans une situation difficile, car le SPD pourra dire pendant la campagne que la CDU ne veut pas stabiliser les retraites.»
L’implosion de la coalition précipite donc le calendrier électoral en Allemagne tout en repoussant l’adoption du budget 2025, objet du contentieux avec le FDP, aux calendes grecques. Les ministères devront se contenter en début d’année des dépenses incompressibles pour assurer les affaires courantes et remplir leurs obligations légales.
L’éclatement de la coalition –fait rarissime dans l’histoire de l’Allemagne– plonge le pays dans une crise politique inédite et risque de donner un nouvel élan aux extrêmes dans le prochain Parlement, alors que le parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD ) est crédité de 16% à 18% des intentions de vote; et le parti populiste de gauche Alliance Sahra Wagenknecht (BSW) de 6% à 9% des voix.
Avec 33% à 36% des intentions de vote dans les sondages, la CDU a de bonnes chances de diriger la prochaine coalition, avec le SPD en junior partner (15% à 16%). Olaf Scholz devrait, selon toute vraisemblance, prendre sa retraite politique. Son très populaire ministre de la Défense, Boris Pistorius, devrait conduire la liste sociale-démocrate et pourrait devenir le prochain vice-chancelier. Les Verts, bête noire des extrêmes, pourraient obtenir 10% à 12% des voix. Les libéraux, rendus responsables de la crise par une large partie de l’opinion (27% des Allemands estiment que le FDP est responsable de l’échec de la coalition), pourraient être éjectés du Parlement, avec 3% d’intentions de vote, soit moins que la barre éliminatoire des 5%.
«Avec 33% à 36% des intentions de vote dans les sondages, la CDU a de bonnes chances de diriger la prochaine coalition.»
Soutien à l’Ukraine
La crise politique en Allemagne aura des conséquences au plan international, notamment sur les partenaires de Berlin, en premier lieu l’Union européenne. La constitution du prochain gouvernement prendra plusieurs mois, à l’heure où les Vingt-Sept sont au défi de soutenir l’Ukraine, dont la position dans la guerre est menacée par l’arrivée au pouvoir de Donald Trump aux Etats-Unis. La fin du gouvernement Scholz pourrait marquer un changement de politique envers l’Ukraine. Friedrich Merz s’était prononcé, en octobre, pour la livraison de missiles à longue portée à Kiev si Moscou poursuit les bombardements de cibles civiles en Ukraine et il n’exclut pas la livraison de missiles Taurus, mesure à laquelle Olaf Scholz s’est toujours opposé.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici