Allemagne: le casse-tête du démantèlement des centrales nucléaires (reportage)
L’Allemagne s’est lancée dans le colossal chantier de démantèlement de 33 réacteurs. De nombreux défis attendent les spécialistes.
La zone industrielle commence juste derrière la petite station balnéaire de Lubmin et ses villas cossues de la fin du XIXe siècle. Une immense clairière a été taillée à la hache et à la tronçonneuse au milieu des forêts de pins, juste en bordure de la dune et de la mer Baltique, à l’image de bien des sites industriels de l’ex-Allemagne de l’Est. Une piste en plaques de béton mène de la route côtière vers le site d’EWN, la centrale d’élimination des déchets nucléaires, une société de droit privé financée à 100% par le ministère des Finances, à Berlin, et chargée, depuis la chute du Mur, du démantèlement des deux sites nucléaires du régime communiste, celui de Greifswald, près de Lubmin, et celui de Rheinsberg, proche de la Baltique également.
Les calculs que nous avions faits pour le financement du démantèlement étaient bons.
Sous la pression de Moscou qui livrait les techniques nécessaires, la République démocratique allemande (RDA) avait fait du nucléaire l’une de ses priorités énergétiques. L’atome devait fournir, à terme, 30% à 40% de l’électricité de la petite république communiste. A la chute du Mur, les cinq réacteurs de Greifswald fournissaient 11% du courant du pays.
Dès la réunification, la République fédérale d’Allemagne a exclu de conserver les réacteurs est-allemands, jugés peu sûrs et non conformes aux normes occidentales. Depuis 1995, le site de Greifswald est donc livré aux spécialistes du démembrement. La tâche, colossale, devrait être achevée vers la fin des années 2030, préfigurant le travail de Titan qui attend le pays depuis qu’Angela Merkel a décidé la sortie du nucléaire au lendemain de l’accident de Fukushima, en 2011. Trente-trois réacteurs allemands doivent être démantelés dans les décennies à venir.
Les matériaux et les bâtiments
Sur le site de Greifswald, Kurt Radlof guide le visiteur en combinaison orange à travers le dédale des gigantesques halles de décontamination et des entrepôts intermédiaires. «Au total, nous devons démanteler 1,8 million de tonnes de matériel, dont 1,2 million de tonnes ne sont pas contaminées, détaille le porte-parole d’EWN. Ce sont, par exemple, les meubles de bureau des espaces administratifs. Sur les 600 000 tonnes restantes, on compte 1% de matériaux hautement radioactifs. Ce sont les éléments de la chaîne primaire, qui sont responsables de 99% de la radioactivité. Le reste est de faiblement à moyennement radioactif. Notre travail est de découper et de décontaminer chacun de ces éléments, de sorte qu’au bout du processus, nous enverrons 20 000 à 25 000 tonnes de ces matériaux vers le centre de stockage pour les matériaux faiblement radioactifs de Konrad. Nous en sommes à la moitié du travail. Il nous reste 300 000 tonnes à traiter.»
Dans l’un des sept entrepôts temporaires de la centrale, 21 générateurs à vapeur attendent d’être décontaminés, ainsi que des centaines de conteneurs bleus, chargés de tonnes de matériaux de toutes sortes, allant de la laine de verre isolante aux combinaisons de sécurité usagées en passant par des kilomètres de câbles ou de pièces métalliques. L’autre tâche colossale qui attend la centrale de Greifswald est la décontamination et la destruction des bâtiments dont les structures de béton ont été diversement contaminées, et qui s’alignent sur des hectares en bord de mer.
Petit retour sur le chantier. Après avoir passé une série de portails de mesure de la radioactivité et présenté quantité de documents administratifs à l’armée de membres du personnel de sécurité omniprésents, nous voilà, vêtus de cette fameuse combinaison orange et équipés d’un dosimètre Geiger individuel (qui mesure une éventuelle contamination), dans le cœur du dispositif, baptisé ZAW pour Atelier actif centralisé, une halle industrielle aux multiples ateliers. La tâche principale du ZAW est double: découper et décontaminer les pièces des réacteurs de sorte que tous ces éléments entrent dans les caissons de 80 cm x 120 cm, des caissons de norme «Castor», qui serviront à transporter et entreposer les déchets faiblement radio- actifs dans leur entrepôt final de Basse-Saxe, l’ancienne mine de fer Konrad.
Le recyclage, une priorité
Dans un coin de l’atelier, une scie à métal s’attaque, sous un filet d’eau continu, au découpage de la partie basse d’une pompe primaire d’un des réacteurs, une gigantesque pièce de onze tonnes arrivée par le système de poulies et de rails installé au plafond du hangar. D’autres pièces sont découpées au chalumeau, à 1 200 °C. Plus loin, dans un atelier fermé aux allures de conteneur, d’anciens tuyaux de métal ouverts en deux sont passés sous un jet de grenaille d’acier, pour en détacher toute trace de radioactivité.
D’autres ouvriers sont chargés de la décontamination chimique, à l’acide phosphorique ou à l’acide oxalique. Un autre se charge de séparer le cuivre du plastique de kilomètres de câbles. En une semaine, son atelier a récupéré deux tonnes de granulés de cuivre qui, revendus sur le marché, rapporteront quelque 20 000 euros. «Le principe est le même pour tous les sites, précise Ulrich Wilke, responsable «démantèlement» de l’énergéticien PreussenElektra, qui a exploité huit centrales en Allemagne. Les déchets sont triés en trois catégories: le recyclage, la mise en décharge et le stockage de déchets ultimes.» La récupération de matériaux aussi recherchés sur le marché que le cuivre ou l’aluminium est l’une des priorités du démembrement.
Une industrie d’un genre nouveau est ainsi née en Allemagne. Les processus en cours à Greifswald sont ceux de tout un secteur. Partout des centrales sont en cours de démantèlement ou attendent les ultimes autorisations pour lancer les travaux. Le travail se fait en plusieurs étapes et démarre véritablement après la phase de refroidissement des réacteurs – immergés en piscine – qui dure environ trois ans, suivi de leur éloignement. Alors, peuvent commencer la décontamination et le démantèlement, en procédant de l’intérieur vers l’extérieur de l’édifice. «On a tout appris au fur et à mesure et on a tiré beaucoup d’enseignements des chantiers plus avancés que les nôtres, résume Ulrich Wilke. Au début, personne ne savait comment ça fonctionnait. On ne savait même pas s’il fallait procéder de l’intérieur vers l’extérieur ou l’inverse. On commence désormais par le plus complexe du point de vue de la radioactivité, le débranchement du réacteur et le démontage du cercle primaire, ce qui est plus simple sur le plan de la sécurité nucléaire.» Et aussi plus économique. Pour chaque centimètre carré, il faut calculer à quel rayonnement la pièce a été exposée. Chaque étape est précédée et suivie de phases de contrôle de la radioactivité et d’autorisations diverses.
Objectif réduction des coûts
Le chantier est loin d’être achevé pour le pays. «Il faut compter dix à quinze ans entre le début du démembrement et la fin du processus, le retour à ce qu’on appelle “la prairie verte”, souligne Nicolas Wendler, le porte-parole de la Fédération allemande du secteur du nucléaire civil Kerntechnik Deutschland. L’objectif qu’on s’est fixé en Allemagne est d’en avoir fini en 2040. Y compris avec la destruction des bâtiments.» Greifswald, avec son démembrement de longue durée, fait figure d’exception. «C’est lié à des facteurs spécifiques politiques et régionaux, résume Jörg Viermann, directeur des ventes de la société spécialisée GNS – l’un des principaux acteurs du secteur – qui fournit du conseil en démembrement et sous-traite certaines tâches. A Greifswald, il était prévu, dès le début, de ne pas aller trop vite pour maintenir l’emploi dans une région structurellement faible.»
A force de vouloir tout faire parfaitement, on perd trop de temps.
La centrale, qui comptait cinq mille salariés du temps de la RDA, emploie toujours mille personnes. «Ailleurs dans le pays, le démantèlement est financé par des entreprises privées, qui ont pour objectif d’aller le plus rapidement possible, pour réduire les coûts au maximum, justifie Nicolas Wendler. La tendance est à l’optimisation des processus. Des améliorations sont encore possibles. Par exemple, le recours à des robots pour vérifier s’il reste des traces de contamination.»
Une «prairie verte» à l’horizon 2040 pour toutes les centrales du pays? En Allemagne, la course contre la montre est engagée. «Un démantèlement est comme un chantier de construction à l’envers, indique Ulrich Wilke. Le principal défi est la planification et la logistique.»
Le financement de ce chantier pharaonique sera directement pris en charge par les énergéticiens (sauf pour les cinq unités de Greifswald dont le démembrement est financé par Berlin, qui a hérité du site avec la réunification du pays). «Il faut compter un bon milliard d’euros par réacteur, évalue Almut Zyweck, la porte-parole de PreussenElektra. Nous avons huit centrales à démanteler, et deux chantiers sont pratiquement achevés. Cela nous a permis de confirmer que les calculs que nous avions faits pour le financement étaient bons. Les budgets sont là. La loi nous obligeait de toute façon à constituer des réserves à cet effet.» Au total, les quatre énergéticiens exploitant des centrales nucléaires – EnBW, RWE, Eon (maison mère de PreussenElektra) et Vattenfall – ont constitué 20,2 milliards d’euros de réserves pour le démantèlement.
Deux défis préoccupent particulièrement le secteur. La question de la main-d’œuvre et l’absence de centre de stockage pour les déchets ultimes, les éléments combustibles, qui devront reposer sous terre pendant un million d’années. «Il y a toujours eu peu d’étudiants, en Allemagne, dans les filières d’ingénierie nucléaire, rappelle Ulrich Wilke. Or, les besoins vont durer quinze ans, et notre personnel part peu à peu à la retraite.» L’absence de centre de stockage pour les déchets hautement radioactifs est, elle aussi, préoccupante. D’autant que, là également, le personnel qualifié tend à manquer.
Le choix du site idéal a une nouvelle fois été reporté. Il ne sera connu qu’en 2068, soit un demi-siècle après l’annonce de la sortie du nucléaire. Il faudra alors compter vingt ans de plus pour la planification et l’édification du site. Et quarante années supplémentaires pour que les déchets hautement radioactifs, stockés provisoirement un peu partout à travers le pays (seize sites sont aujourd’hui homologués jusqu’en 2034), y soient petit à petit entreposés pour l’éternité. «Nous avons 17 000 tonnes de métaux lourds à entreposer dont les deux tiers sont des éléments de combustible usagé, explique Klaus-Jürgen Röhlig, professeur en systèmes de stockage définitif à l’université de Clausthal-Zellerfeld. Il n’y a pas de site de stockage idéal. Mais en Allemagne, l’hostilité de la population complique encore les choses. On avait trouvé un site, dans les années 1970, à Gorleben, près de la frontière avec la RDA. Les conflits autour de Gorleben ont failli dégénérer en guerre civile! La question du centre de stockage est une question très allemande. A force de vouloir tout faire parfaitement, on perd trop de temps. Et avec l’invasion de l’Ukraine, on a repris le dossier à zéro!»
Un marché en Belgique?
Les exigences de sécurité sont alors apparues sous un jour nouveau. «L’Allemagne pourrait avoir choisi son site de stockage depuis longtemps, rappelle Jörg Viermann. Mais cela a été rendu impossible par certaines forces politiques, pour des raisons idéologiques (NDLR: le parti Vert est né dans les années 1980 de la lutte contre l’atome). Les Finlandais, qui viennent de choisir leur site, doivent se dire: “Chers Allemands, vous êtes complètement fous!” De mon point de vue, il y a suffisamment de sites adaptés. Si un site est adapté, ça signifie qu’il n’y a pas de risques pour la population. On est juste en train de chercher lequel des sites potentiels est un peu mieux que les autres. C’est comme être toujours à la recherche d’un plus bel appartement. En fin de compte, tout cela n’a plus grand-chose à voir avec le but final.»
Avec la décision d’Angela Merkel de fermer toutes ses centrales, l’Allemagne s’est lancée dans le démontage systématique de ses derniers réacteurs. Une nouvelle industrie est ainsi née. Suscitant l’espoir de pouvoir exporter de nouvelles compétences, même si l’heure est plus à la construction de nouvelles unités qu’au démantèlement, notamment en Pologne, en France ou au Royaume-Uni. «Pour les services de démantèlement hors de l’Allemagne, on trouvera certainement quelques marchés là où il y a des centrales nucléaires arrêtées mais seulement un petit secteur industriel nucléaire, par exemple en Suède, en Belgique ou en Suisse, estime Nicolas Wendler. Il est difficile d’obtenir des contrats dans les grands pays nucléaires comme la France, les Etats-Unis, le Canada, le Japon, car il y a de grandes capacités industrielles propres et relativement peu de démantèlement.»
1 milliard
d’euros, le coût de démantèlement par réacteur.
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