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Elections législatives en Allemagne: pourquoi les migrations sont devenues l’obsession de la campagne
Plusieurs attaques perpétrées par des migrants ont propulsé le dossier de leur présence et de leur accueil au centre de la campagne. Tout profit pour l’extrême droite?
Saymend Al Othman est arrivé en Allemagne en 2014. Depuis cette date, ce blogueur syrien de 31 ans a assisté à la lente dégradation du climat politique autour de l’immigration, devenue la préoccupation numéro un des Allemands. A quelques jours des législatives anticipées du 23 février, les partis se livrent à une surenchère visant à durcir les lois migratoires.
Saymend Al Othman a donné rendez-vous dans son café-pâtisserie préféré de Berlin, Al Joud Konditorei, sur la Sonnenallee. Cette avenue commerçante du quartier populaire de Neuköln, parfois baptisée «Schara al Arab», est une longue succession de commerces du Moyen-Orient: robes de mariée, pompes funèbres, réparation de téléphones portables, barbiers-coiffeurs, épiceries, restauration rapide, bar à chicha et «Spätis», ces petits commerces ouverts 24 heures sur 24 caractéristiques de la capitale allemande, se succèdent sur cinq kilomètres, traversant la ville d’est en ouest. Nonante pour cent des commerces sont aux mains de la communauté arabe. Septante pour cent de la population du quartier est d’origine étrangère.
Trois attaques meurtrières
La Sonnenallee, populaire auprès des étudiants et des artistes, est souvent donnée en exemple de la «dérive d’une immigration incontrôlée» par le parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD). A quelques jours des élections anticipées du 23 février, la «question migratoire» est devenue la préoccupation principale de 64% des Allemands, selon un sondage. A la suite de trois attaques qui ont particulièrement choqué le pays, l’une à la voiture-bélier contre le marché de Noël de Magdebourg (Saxe-Anhalt en ex-RDA, six morts) le 20 décembre 2024, une deuxième au couteau contre les bambins d’un jardin d’enfants à Aschaffenburg (Bavière, deux personnes décédées) le 22 janvier, la troisième également à la voiture-bélier à Munich le 13 février (deux morts), les migrations sont au centre de la campagne. Les deux premières attaques sont le fait de migrants connus des services de police qui auraient dû quitter le pays, la dernière a été perpétrée par un réfugié afghan de 24 ans. A l’exception des néocommunistes et de l’aile gauche des Verts, la quasi-totalité de la classe politique souhaite un durcissement des lois migratoires, un sujet devenu obsessionnel dans le pays.
Saymend Al Othman commande un café bien serré à la cardamome, spécialité de la maison. Sur le comptoir s’alignent baklavas à la pistache et autres sucreries. Quelques habitués ont pris place sur des chaises en formica. La boutique, tout en longueur, est un lieu de ralliement pour la communauté kurde de Syrie. Saymend Al Othman est arrivé en 2014 par la «route des Balkans»: Turquie, Bulgarie, Serbie, Hongrie, Autriche. Il a traversé quantité de frontières, souvent à pied, pour atterrir à Munich. «Je voulais aller à Hanovre, où vit une de mes tantes, mais l’administration m’a envoyé dans un foyer de réfugiés à Berlin, et j’y suis resté.» Son amour de jeunesse le rejoint quelques années plus tard. Le couple se marie, obtient la nationalité allemande et s’installe à Hennigsdorf, au nord de Berlin, dans le Brandebourg, un haut lieu de l’extrême droite, comme bien des communes de l’ex-RDA. Saymend travaille quelques années dans la logistique.
«Je me souviens des Allemands venus accueillir les Syriens à la gare de Munich avec des peluches.»
Avec son épouse, ils vivent aujourd’hui des revenus de la jeune femme, qui a achevé une formation de coiffeuse. Lui, devenu bloggeur, traduit en arabe sur TikTok et Instagram l’essentiel des articles consacrés par la presse allemande à l’immigration, à destination de la communauté syrienne, et espère pouvoir prochainement vivre de son activité en ligne. La famille Al Othman s’est agrandie au rythme des arrivées. A l’exception de ses parents, restés en Syrie, la quasi-totalité de la famille de Saymend a rejoint la République fédérale. «Pour le mariage de mon frère, l’an passé, nous étions 250 invités. Des cousins, des voisins, des amis…»
Promesses non tenues
Quelque 250.000 réfugiés ont déposé une demande d’asile l’an passé en Allemagne. «Par rapport à 2023 (352.000 requêtes), ce nombre a reculé, celui des expulsions a augmenté, de même que les renvois vers d’autres pays européens en vertu des accords de Dublin, explique Gerald Knaus, spécialiste autrichien des migrations. Mais finalement, on ne peut parler de recul que par rapport à 2023. Chaque année depuis 2022, on a de nouveau davantage d’arrivées qu’en 2017, une année charnière. En clair, si on veut juger la coalition d’Olaf Scholz à l’aune de ses promesses de 2021 sur l’immigration, alors que les trois partis qui la composaient avaient annoncé vouloir réduire le nombre d’entrées clandestines, force est de constater que le gouvernement n’a pas tenu ses promesses.»
Saymend Al Othman, arrivé en 2014 pour fuir la guerre dans son pays, se souvient avec émotion de cette époque où les réfugiés étaient accueillis à bras ouverts. «Moi, je n’ai pas connu ça, je suis arrivé avant. Mais je me souviens des Allemands venus accueillir les Syriens à la gare de Munich avec des peluches, des sandwichs et des friandises.» L’époque de la «Willkommenskultur» (culture de bienvenue), associée à la décision d’Angela Merkel de ne pas fermer les portes du pays, à l’été 2015, à quelques centaines de Syriens bloqués par le gouvernement hongrois de Viktor Orbán en gare de Budapest, sans soins et sous la canicule, avait sans doute encouragé bien des départs de Syrie, d’Irak ou d’Afghanistan.
Le nombre des arrivées explose après cette décision: 477.000 en 2015, 745.000 en 2016. En 2017, les communes se disant «débordées» par la gestion des arrivées, l’Union européenne négocie avec la Turquie un accord qui fera considérablement reculer le nombre des arrivées. «L’accord avec Ankara a permis un fort recul des arrivées, rappelle Gerald Knaus. Mais depuis 2020, il n’est de facto plus respecté.» Passé de 223.000 en 2017 à 122.000 en 2020, le nombre des arrivées est depuis reparti à la hausse. «L’Allemagne a raison lorsqu’elle rappelle à ses voisins qu’elle a fait plus qu’eux en matière d’accueil des réfugiés, estime le sociologue autrichien. Au cours des dix dernières années, la République fédérale a accueilli 46% de tous les réfugiés ayant déposé une première demande d’asile en Europe. Pour moins de 25% du PIB européen et un peu moins de 20% de la population européenne.»
Progression de l’extrême droite
Les conséquences sont visibles sur l’évolution du parti d’extrême droite AfD. En 2013, la formation, née en 2011 pour protester contre les plans de sauvetage de l’euro, échoue à entrer au Bundestag. Avec 4,7% des voix, elle ne passe pas la barre éliminatoire des 5% qui exclut du Parlement les très petits partis. Mais en 2017, l’AfD fait une entrée fracassante au Parlement avec 12,6% des voix et, en 2021, elle obtient 10,4% des voix. Depuis, elle s’est installée dans le paysage politique. L’AfD, qui bénéficie du soutien ouvert de l’administration américaine –le vice-président J.D. Vance a rencontré sa dirigeante Alice Weidel le 15 février, en marge de la conférence internationale sur la sécurité de Munich– et du milliardaire Elon Musk, pourrait doubler son score. Elle a dépassé les 30% lors de scrutins régionaux en ex-RDA à l’automne dernier et est aujourd’hui créditée de 20% des intentions de vote au fédéral. Elle devrait arriver en tête du scrutin, avec plus de 30% des suffrages, dans la totalité des régions d’ex-RDA.
A la recherche d’un emploi, d’un logement bon marché et d’un niveau de vie plus abordable, nombre de réfugiés s’établissent dans les régions défavorisées de l’ex-Allemagne de l’Est, ont constaté les chercheurs Jonas Wiedner, de l’institut WZB, et Merlin Schaeffer, de l’université de Copenhague, qui ont étudié les déplacements de 2.400 réfugiés au sein du pays entre 2015 et 2019. C’est le cas à Cottbus, ville défavorisée du Brandebourg –la région qui entoure Berlin–, où la proportion des réfugiés est passée de 0,7 à 7,2% de la population au cours de cette période. Dans l’ensemble de l’ex-RDA, la part des réfugiés est passée de 0,9 à 2,9% de la population. Les efforts d’intégration ne sont souvent pas à la hauteur dans ces communes moins florissantes que bien des villes de l’ouest du pays. «Plus le taux de chômage est élevé dans une région, plus la part des réfugiés dans la population augmente, constatent les auteurs de l’étude. Ces communes, déjà confrontées à de gros défis socioculturels, sont ainsi exposées à un défi plus grand encore, par l’intégration des réfugiés. La situation sur le marché du logement fait qu’il est impossible pour eux de trouver un logement dans une région plus florissante.»
«Au cours des dix dernières années, l’Allemagne a accueilli 46% des réfugiés ayant déposé une première demande d’asile en Europe.»
Violences contre les immigrés
La situation dans le pays s’est dégradée pour les réfugiés, victimes d’agressions, d’insultes ou de menaces. La police a recensé 26 agressions à Magdebourg dans le mois qui a suivi l’attaque du marché de Noël. Une hausse de 200% en un an. En 2024, rien qu’à Berlin, 2.520 agressions imputées à l’extrême droite ont été comptabilisées, selon Ario Mirzaie, un député Vert du parlement régional de la capitale qui réclame «un sommet contre l’extrême droite», réunissant politiques, police, société publique de transports, scientifiques et représentants de la société civile. Une grande partie des agressions ont lieu dans les transports en commun ou à leurs abords. Début février, deux inconnus ont attaqué dans la capitale un jeune arborant un pin «antifa» (antifasciste) sur son sac à dos, et ont quitté les lieux après avoir fait le salut nazi. Dans la même soirée, un Canadien d’origine asiatique fut agressé au cri de «Heil Hitler».
Face au cri d’alarme de communes se disant débordées par la prise en charge des réfugiés en matière de logement, de nourriture, d’écoles, face à l’émotion suscitée dans le pays par des attaques à répétition, et face surtout à la montée de l’extrême droite, la classe politique dans son ensemble est aujourd’hui convaincue de la nécessité de durcir les lois migratoires. Depuis des mois, Olaf Scholz et sa coalition ont renforcé les contrôles aux frontières, multiplié les expulsions de migrants criminels et les reconductions vers les pays tiers de personnes ayant transité par un autre Etat de l’Union européenne. La droite veut également réduire le niveau des prestations sociales versées aux demandeurs d’asile. Un système de cartes prépayées se généralise dans les communes, à l’initiative de la CDU, pour supprimer les versements en espèces et réduire les transferts d’argent vers les pays d’origine. «Au SPD, nous sommes clairement pour une réduction de l’immigration clandestine, explique Rüdiger Erben, le chef du groupe parlementaire social-démocrate au parlement régional de Saxe-Anhalt, dont Magdebourg est la capitale. Mais nous sommes aussi très clairement favorables à la venue de personnel qualifié de l’étranger. Nous savons que nous ne pouvons pas faire tourner ce pays sans personnel étranger, du médecin à l’hôpital aux employés des abattoirs. Nous sommes convaincus qu’il faut prendre des mesures contre l’immigration clandestine. Ça a d’ailleurs déjà été fait. Sur ce point, nous ne sommes pas si éloignés que ça de la CDU. Pas autant que ce qu’on pourrait croire en voyant ce qui se passe au Bundestag.»
Lois migratoires durcies
Que se passe-t-il au Bundestag? C’est l’incapacité des partis du centre –CDU, SPD, Libéraux et Verts – à s’entendre au lendemain de l’attaque d’Aschaffenburg sur un durcissement des lois migratoires. Convaincus que le texte visant à restreindre le regroupement familial et à multiplier les expulsions serait incompatible avec le cadre européen, sociaux-démocrates et écologistes ont rejeté un projet de loi présenté par les conservateurs. Excédé, le candidat conservateur Friedrich Merz, patron de la CDU, prend alors le risque de faire passer son projet de loi en force, avec l’aval de l’extrême droite. La tentative échoue. Mais elle représente pour le pays une césure aux conséquences difficiles à évaluer. Depuis, des centaines de milliers d’Allemands sont descendus dans les rues à Berlin ou encore le 8 février à Munich où 250.000 personnes se sont mobilisées contre l’extrême droite. Quelle que soit la prochaine coalition, il est acquis pour les observateurs que l’une des premières mesures qu’elle adoptera sera un durcissement des lois migratoires.
Devenu Allemand, Saymend Al Othman a déjà fait son choix. Le 23 février, il votera pour la CDU, le parti qui lui a permis de commencer une nouvelle vie en Allemagne, et qui promet de fermer le pays aux migrants sans titre de séjour. Le patron des chrétiens-démocrates, Friedrich Merz, crédité de 30% des intentions de vote, pourrait former la prochaine coalition avec les sociaux-démocrates et/ou avec les écologistes, au nom de la stratégie du «pare-feu» contre l’extrême droite, avec laquelle Friedrich Merz a promis de ne pas s’allier.
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