Jakob Springfeld dénonce les liens du parti d’extrême droite AfD avec les néonazis. © BELGA

L’Allemagne face à la montée de l’extrême droite: «Vivre à Zwickau, c’est vivre parmi les nazis»

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Auteur de Parmi les nazis, Jakob Springfeld dénonce l’extrême droite et la violence qu’elle engendre. Il combat la normalisation de l’AfD, surtout dans l’est du pays. Rencontre.

Jakob est né en 2002 à Zwickau, en Saxe, à l’est de l’Allemagne. Malgré sa jeunesse, il a déjà un passé bien rempli d’activiste antinéonazis. Cet engagement, bien qu’il suscite de l’hostilité dans son milieu, est, pour lui, une nécessité, car «vivre à Zwickau, c’est vivre parmi les nazis», écrit-il dans Parmi les nazis (1), qui a connu un grand retentissement outre-Rhin lors de sa parution et vient d’être traduit en français. «L’extrémisme de droite et le racisme ont infesté ma ville comme un parasite.» Zwickau était la base du trio terroriste d’extrême droite de la NSU (Nationalsozialistischer Untergrund) qui a commis deux attentats à la bombe et assassiné froidement dix immigrés turcs et grecs entre 2000 et 2006. Jakob Springfeld décrypte, en évoquant son expérience d’activiste, la manière dont ce «parasite» dévore l’Allemagne, à l’est mais aussi à l’ouest, depuis de nombreuses années et comment l’AfD, le parti d’extrême droite qui a engrangé 20,80% des voix aux dernières élections législatives, s’en nourrit.

Il a reçu la médaille Theodor Heuss pour son engagement en faveur de la démocratie, à Stuttgart. Il a publié en janvier un deuxième livre en allemand, intitulé L’Ouest n’a aucune idée de ce qui se passe à l’Est (éd. Quadriga, 224 p.), dans lequel il s’efforce de montrer aux Allemands de l’ouest que l’extrême droite ne se cantonne pas à l’est et que l’AfD veut asseoir son succès dans tout le pays. Entretien.

Jakob Springfeld, auteur de Parmi les nazis. © DR

Comment avez-vous vécu les dernières élections fédérales avec le résultat impressionnant de l’AfD?

Je n’ai guère été surpris par le succès de l’AfD. Car la plupart des partis démocrates se sont engagés dans un discours populiste sur l’immigration au lieu de parler des vrais enjeux sociaux. Le problème est que, si tous pointent les réfugiés ou les bénéficiaires de prestations sociales comme responsables de tous les maux, seule l’AfD gagne. Les inégalités existantes entre l’est et l’ouest de l’Allemagne, la hausse des loyers, la crise climatique mondiale ou la fiscalité des très riches n’ont guère joué de rôle dans ces élections. Cela a fait le jeu de l’AfD. Et aussi du parti de gauche Der Linke.

«Je ne vis pas seul avec mes peurs et cela me donne du courage.»

Quels sont les liens entre l’AfD et les néonazis? Cela choque-t-il les autres partis?

Pour le résumer, je pourrais prendre l’exemple de ma ville natale, Zwickau. L’année dernière, un membre de l’AfD, Julian Bader, a été élu au conseil consultatif de la jeunesse de la ville. Peu de temps après, la chaîne de télévision publique Norddeutscher Rundfunk a révélé qu’il aurait eu des contacts avec des réseaux terroristes de droite. Le conseil municipal a alors examiné une motion visant à l’exclure du conseil consultatif. Mais une majorité a voté contre. Et une grande partie du groupe parlementaire CDU (NDLR: le parti chrétien-démocrate) de Zwickau a également voté pour son maintien. Cela démontre que l’AfD est devenu tout à fait normal, surtout en ex-Allemagne de l’Est.

Vous êtes l’un des militants antinéonazis les plus connus d’Allemagne. Vous sentez-vous comme David face à Goliath?

Je mentirais en disant que je n’ai pas peur. Oui, j’ai peur. Mais je sais aussi que beaucoup d’autres personnes ressentent la même chose. Bien sûr, je pourrais me taire, ne pas prendre position publiquement contre les néonazis, alors je n’aurais aucun problème avec leur hostilité, leurs menaces ou les commentaires haineux sur les réseaux sociaux. Or, les personnes issues de l’immigration et bien d’autres, même si elles sont silencieuses, sont néanmoins menacées par les néonazis. Pour cette seule raison, je ne peux pas m’arrêter de les combattre car il ne s’agit absolument pas que de moi. Heureusement, il existe des antifascistes engagés un peu partout, même dans les petites villes. Je le constate lorsqu’on m’invite pour faire des lectures de mon livre. Je ne vis pas seul avec mes peurs et cela me donne du courage.

«Vivre à Zwickau, c’est vivre parmi les nazis», écrivez-vous. Est-ce toujours vrai en 2025? La violence des années 1990 n’est-elle pas révolue?

Les «années de la batte de baseball» n’ont jamais pris fin et même avant 1990, on déplorait déjà des violences racistes, par exemple contre les ouvriers mozambicains ou vietnamiens invités à travailler en Allemagne de l’Est. A Zwickau, je ne peux pas me promener seul dans la ville et j’ai toujours mon spray au poivre avec moi. Un jour, j’ai surpris un néonazi qui se tenait devant la porte de la maison de mes parents. Notre adresse est connue dans le milieu. Le problème ne vient pas seulement des néonazis, mais de tous ceux qui restent silencieux. Conséquence: si vous adoptez une position clairement antifasciste en Allemagne et que vous n’habitez pas dans une grande ville, vous vivrez dans la peur et l’angoisse de faire une mauvaise rencontre…

«L’extrémisme de droite est un problème pour la société dans son ensemble, donc logiquement aussi pour la police.»

L’ex-Allemagne de l’Est est-elle plus touchée par le néonazisme que le reste du pays? Pourquoi?

De nos jours, tout le monde parle de transition, de grandes transformations. Mais, dans l’est de l’Allemagne, on a vécu assez récemment une transformation majeure: celle de la réunification, qui a fait perdre leur emploi à de nombreuses personnes. Donc, lorsque nous parlons aujourd’hui d’une transition climatique ou d’un revirement de la politique étrangère, cela suscite une grande peur chez les personnes qui ont vécu cette transformation majeure et le déclin social qui s’en est suivi. Dans le même temps, l’économie est en crise. Dans ma ville de Zwickau, les emplois chez Volkswagen sont menacés. Tout cela constitue un terrain très fertile pour l’AfD et les néonazis, notamment dans les zones rurales, là où les transports publics ne sont pas bien développés. S’il y a une grande différence entre l’est et l’ouest du pays, il y a aussi une grande différence entre zones urbaines et rurales.

Economies «obligent», VW a retiré un site de production à son usine de Zwickau, suscitant la colère des travailleurs. © BELGA

Zwickau était la base du NSU, ce groupe terroriste néonazis qui a assassiné une dizaine d’immigrés. La ville en a-t-elle tiré des leçons?

Pour la ville et l’Allemagne en général, c’est l’image qui compte surtout en matière de politique de la mémoire. Il est facile de parader sur des lieux mémoriels ou au travers de campagnes médiatiques. Mais cela ne change rien pour ceux qui subissent le racisme et la violence d’extrême droite. Par ailleurs, ces dernières années, des partis tels que la CDU et le SPD virent de plus en plus vers la droite. Dans un tel climat, caractérisé par le populisme et la haine, il devient de plus en plus difficile de trouver des majorités notamment locales pour voter des lois promouvant la démocratie ou des programmes éducatifs. Heureusement, un centre d’information est actuellement en construction à Chemnitz, non loin de Zwickau. C’est une petite avancée.

Vous dites que le NSU aurait pu être stoppé plus tôt, mais qu’il y a eu un véritable aveuglement de la part de la police. Comment l’expliquez-vous? La police est-elle gangrenée par des néonazis?

Avant même que le dixième meurtre du NSU n’ait lieu, des parents et proches des victimes précédentes sont descendus dans la rue à Kassel et à Dortmund pour dénoncer ces meurtres racistes. Les autorités, les médias et les partis ont largement ignoré ces manifestations et un dixième meurtre a été perpétré. Cela montre que l’extrémisme de droite est un problème pour la société dans son ensemble, donc logiquement aussi pour la police. Les néonazis tentent délibérément d’infiltrer nos autorités et de nombreux policiers préfèrent se protéger les uns les autres plutôt que de se pencher de façon réaliste sur le problème structurel posé par ces infiltrations.

Vous évoquez «l’art du refoulement» de l’extrémisme de droite par les Allemands. Est-ce dû à la culpabilité face au nazisme?

De nombreux Allemands considèrent les horreurs du national-socialisme comme un chapitre enfin clos. Mais la lutte contre l’extrémisme de droite n’est jamais terminée, surtout lorsque la dirigeante de l’AfD, Alice Weidel, affirme qu’Adolf Hitler était de gauche. On voit là à quel point les campagnes de réinterprétation des extrémistes de droite ont progressé. Vous savez, l’AfD prétend être le seul parti démocratique alors qu’il est en train de tuer la démocratie.

«L’AfD prétend être le seul parti démocratique alors qu’il est en train de tuer la démocratie.»

Vous êtes engagé auprès des Verts. Envisagez-vous une carrière politique?

Pour l’instant, j’organise des manifestations, je fais des lectures dans les écoles et je parle aux jeunes. Si un jour, je réalise que je peux faire plus au Parlement, je n’exclurai pas de me présenter aux élections. Actuellement, j’ai trop de choses à critiquer chez les Verts et je considère mon militantisme comme non partisan. Je pense que nous devons non seulement réagir et protester contre l’AfD, mais aussi donner de l’importance à d’autres problèmes. Tout le monde demande toujours: «Comment faire tomber l’AfD?» Pourquoi personne ne demande-t-il: «Comment pouvons-nous développer une politique sociale plus juste qui saperait le discours de l’extrême droite?»

(1) Parmi les nazis, par Jakob Springfeld, éd. Samsa/La Fontaine, 274 p.
L’auteur sera présent à la Foire du livre de Bruxelles le 14 mars.
© DR
«Heureusement, il y a des antifascistes engagés un peu partout, même dans les petites villes.»

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