Marius Gilbert au Vif: « Aucun d’entre nous n’était préparé » (entretien)
Epidémiologiste et vice-recteur à la recherche et à la valorisation à l’université libre de Bruxelles, Marius Gilbert est un acteur clé de la crise sanitaire. Dans Juste un passage au JT, il livre son regard sur l’épidémie.
Marius Gilbert s’est imposé dans nos vies, recherché pour ses analyses pertinentes et son discours humble, modéré. Sur les plateaux de télé comme au sein des comités d’experts, et quel que soit son interlocuteur, l’épidémiologiste applique la même méthode : de la science, de la pédagogie, de l’honnêteté. Dans Juste un passage au JT (1), écrit entre mars et juin 2021, il y raconte la science en mouvement et ses débats parfois houleux, l’hypermédiatisation et les coulisses de la décision politique. De nature discrète, il n’a pas voulu cette notoriété mais il s’en accommode. De toute façon, il sera « bientôt oublié » et, pour lui, « c’est très bien ! ». Aujourd’hui, celui qui dirige le laboratoire d’épidémiologie spatiale est retourné à la tête de son équipe d’une demi-douzaine de chercheurs. Depuis novembre dernier, il occupe aussi le poste de vice-recteur à la recherche. C’est là qu’il se sent, désormais, le plus utile.
Pourquoi ce retard à l’allumage, ce décalage entre votre perception d’un risque épidémique et celle des autorités politiques, pourtant conseillées par un groupe d’experts, qui parlent alors de « grippette » ?
A cause du H1N1. L’idée que l’on avait exagéré le risque a subsisté. En avril 2009, l’Organisation mondiale de la santé lançait une alerte au sujet de l’arrivée, en provenance du Mexique, d’un redoutable virus de la grippe A. Le virus était très agressif dans son foyer initial et affichait un taux de décès élevé. Il s’étendait à différents pays et les autorités sanitaires mondiales craignaient qu’il se transforme en pandémie humaine, provoquant l’achat par les gouvernements de millions d’antiviraux et de vaccins, finalement boudés par les populations. Car, à mesure qu’il gagnait le monde, le virus s’est affaibli. Alors, à l’arrivée du Sras-CoV-2, qui ressemblait au H1N1, une grosse grippe, il y a eu cette peur de crier au loup, de surréagir. C’est cela, je crois, qui est à l’origine de la mauvaise préparation. Mais, à ce moment-là (NDLR : en février 2020), je n’y étais pas. J’ai écrit à différents experts pour leur faire part de la gravité de la maladie en termes d’impact. Je n’ai pas eu vraiment de retour ni d’échanges de vues…
Vous confiez, alors, avoir des bouffées d’angoisse liées à l’exposition forte et intense aux informations et aux images, « une inquiétude de fond qui persiste » ; vous dormiez mal.
Au cours de la première phase, oui. J’avais le nez sur les chiffres, les rapports. Il y avait la peur de l’inconnu, évidemment, mais aussi l’idée qu’inévitablement, l’épidémie allait arriver en Belgique. On ne pouvait pas l’arrêter. On commençait à comprendre que les infectés étaient contagieux avant la survenue de symptômes et la question des asymptomatiques, ainsi que celle de la contamination par aérosols, faisaient l’objet de vifs débats. Tout cela est très anxiogène… Par la suite, il s’est agi d’un autre stress, d’une autre nature qui, je pense, ne transparaissait pas sur les plateaux télévisés : celui d’une communication franche, de dire les choses comme elles étaient, ce que l’on sait, ce que l’on ignore, pour que chacun puisse se mettre à la place de ceux qui doivent prendre des décisions. Reste qu’en Belgique, pour de nombreuses personnes, dont moi-même, la pandémie est demeurée assez extérieure à elles. Elle était visible essentiellement dans les hôpitaux.
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Un chercheur n’est pas préparé à entrer dans les coulisses de l’Etat, au coeur de son fonctionnement.
C’est inédit ! Aucun d’entre nous n’était préparé. Personnellement, je me suis appuyé sur mon expérience d’enseignant. Echanger, communiquer sur les enjeux de la pandémie avec les décideurs politiques n’était pas simple. Ils ne partageaient pas le socle commun des épidémiologistes, le jargon, les concepts ; ils ne maîtrisaient pas l’argumentation scientifique, ses codes, ses limites… Avec eux, il nous a fallu faire preuve de vulgarisation scientifique, comme nous le faisons avec les citoyens. Avec la spécificité qu’il nous fallait faire de l’épidémiologie en temps réel alors que d’habitude, dans nos pratiques professionnelles, on n’est jamais pris par le temps. A mon niveau, j’ai découvert la façon dont les décisions se prennent, se répercutent, dans un Etat complexe.
Pendant toute la durée de vos travaux, au sein du Gees, vous êtes assistés par le bureau privé de consultance McKinsey, alors que vous n’aviez reçu ni de mandat clair ni de rémunérations pour mener votre mission.
Il me semble qu’il n’y a là rien de neuf et que cela sort de la Covid. Ce sont les cabinets ministériels qui y recourent. Je n’ai pas le sentiment que les deux ou trois consultants de McKinsey aient influencé nos débats. Et, quand l’un d’entre nous a estimé que leurs interventions dépassaient le cadre de leur mission, ça a été dit et corrigé. Cela a dû se présenter deux fois. En revanche, je m’interroge, en effet, sur l’externalisation des compétences et sur son coût financier. N’y a-t-il pas, au sein de nos institutions publiques, des professionnels expérimentés ?
En Belgique, pour de nombreuses personnes, dont moi-même, la pandémie est demeurée assez extérieure à elles
Vous affirmez avoir dû « combler le vide politique » laissé par la ministre de la Santé, Maggie De Block (Open VLD).
Je n’en ai pas eu conscience tout de suite. Au début, j’ai des étonnements, je constate qu’elle n’est pas là ou très peu aux réunions. Je me suis alors dit que Sophie Wilmès avait repris la main, qu’il y avait une répartition des rôles, que Maggie De Block devait se situer dans un rôle plus opérationnel… C’est ainsi qu’au cours de la première phase, on s’est retrouvés à être ceux qui défendaient la santé publique, en interne et dans le débat public. Ça nous plaçait dans un rôle de contrepoids lors de discussions délicates où il fallait trouver un équilibre entre la prudence sanitaire et la reprise économique. Erika Vlieghe se retrouvait à devoir argumenter face à ceux qui voulaient rouvrir. Il était normal que cela irrite certains. C’est lors du changement de gouvernement que j’en ai pris la mesure. On a vu un ministre de la Santé prendre clairement sa place, défendre ses décisions et se placer au-devant des experts, en duo avec le Premier ministre, qui joue le rôle d’arbitre. La position est plus simple pour les experts et les critiques se sont déplacées.
Vous serez bientôt oublié et ce sera une bonne chose, dites-vous.
Aucun expert ne choisit ce métier pour espérer être reconnu dans la rue, même si cet aspect me posait moins de problèmes. Ce qui me gêne, ce sont les questions sur ma vie privée, mes loisirs… Je n’étais plus anonyme, je ne pouvais plus vivre comme avant. Ma hantise était d’avoir une photo de moi sur les réseaux sociaux, d’oublier mon masque avant d’entrer au supermarché. Dans la vie réelle, la majorité des réactions sont sympathiques. Sur les réseaux sociaux, le ton est différent. A chaque passage télévisuel, dans les heures qui suivent, il y a une vague de réactions, tantôt des messages positifs, tantôt des messages virulents, parfois durs. Mais je n’ai reçu aucune menace explicite, qui m’aurait conduit à porter plainte. Gérer la pression médiatique est aussi une question de tempérament. Il faut accepter de lâcher prise, de ne pas réagir, de ne pas répondre à tout et à tout le monde. Je n’allais jamais sur Facebook et, durant les deuxième et troisième vagues, très peu sur Twitter.
En septembre 2020, vous démissionnez du Celeval, la cellule d’évaluation qui conseillait le Conseil national de sécurité (CNS). Vous étiez fatigué, lassé ?
J’en avais vraiment ras le bol, comme beaucoup d’experts. Je vivais une période de fou. Ma boîte mail débordait. Cela n’était plus compatible avec ma vie académique. A ce moment-là, je ressentais aussi un grand découragement. On voyait la deuxième vague arriver, on prêchait dans le vide et on était perçus comme les marchands de peur. On sentait aussi venir le nouveau gouvernement et j’étais convaincu que d’autres experts pouvaient prendre le relais. Mais ma démission n’a jamais été un acte politique. J’ai essayé d’ailleurs de démissionner discrètement…
En profitez-vous pour régler gentiment vos comptes avec quelques collègues académiques, notamment ceux du collectif Covid-rationnel ?
Non, je ne règle pas de comptes. J’ai tenté de rétablir, de présenter une vision qui est la mienne, d’expliquer, pas de m’opposer. Il ne s’agit ni d’un problème de personne, ni de débattre. Débattre fait partie intégrante de la pratique scientifique mais, ici, le débat scientifique s’est retrouvé sur la place publique, par le biais de tweets, de cartes blanches… Dès lors, ça ne pouvait pas bien se passer. D’abord, parce que les données scientifiques sur lesquelles se basaient les rapports des experts étaient effectuées dans l’urgence. Elles ne répondaient pas aux mêmes objectifs que la production scientifique conventionnelle, et la nuance et les standards ne s’y trouvaient pas. Ensuite, parce que les mesures ne répondent pas uniquement à des motivations scientifiques. Elles sont des objets « hybrides » dans lesquels se mêlent l’argumentation scientifique, mais aussi les choix politiques, des arbitrages économiques et sociaux, la faisabilité, le degré d’acceptation de la population… Enfin, parce qu’échanger par médias interposés ne permet pas le débat et que cela oblige à simplifier le contenu. Ce qui est regrettable, c’est que le public n’y comprenait plus rien. Il a été pris en otage.
Jugez-vous que la communication de l’exécutif n’a pas été à la hauteur ? Il y avait la crainte que vos avis fuitent.
Il y avait la pression politique, celle des lobbys et celle de la société. Il n’a alors jamais été possible qu’un rapport demeure secret plus de quelques heures. Il fallait aller très vite. Ce qui empêchait de prendre le temps de penser et d’organiser une bonne communication. Les experts n’étaient pas impliqués dans la communication ; nous n’avions pas la main. Mais il n’est pas étonnant qu’il y ait eu des couacs quand on a tout le temps la tête dans le guidon. Mais, par la suite, lorsque la crise s’est prolongée, j’ai le sentiment que les autorités politiques ont sous-investi la communication proactive, sur le terrain, et se sont contentées d’une communication généraliste. Il est étonnant, par exemple, que ce soit un expert (NDLR : lui-même) qui, via Twitter, appelle les influenceurs à convaincre leurs réseaux de la gravité de la situation. Il me semble qu’il n’y a qu’en Belgique que les experts ont eux-mêmes été dans cette communication. Après les Codeco, dans les médias, nous devions assurer le service après-vente pour expliquer les mesures. Et le plus surprenant, c’est que cela ne résultait pas d’une décision.
Vous, qui avez 100, 1000, 10.000, 100.000 followers sur FB, Insta ou par ici. Vous qui voyez du monde tous les jours, sur le terrain, aidez-nous, aidez-vous ! Il est #minuitmoinsune votre influence peut sauver des vies, nos hôpitaux sont au bord du gouffre. #stopcorona
— Marius Gilbert (@mariusgilbert) October 23, 2020
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Et c’est l’épisode du kayak qui illustre ce phénomène ?
C’est un microdétail, je ne me rappelle plus exactement qui l’a prononcé. Nous étions réunis à la Banque nationale et nous étions d’accord pour considérer que les sports extérieurs sans contact ou à bonne distance pouvaient être autorisés dès le 4 mai (NDLR : première phase du déconfinement, en mai 2020). Quelqu’un a dit qu’il faudrait ajouter quelques exemples au rapport et je ne sais plus qui a dit : « Je ne sais pas, moi, le kayak ? » Puis, d’autres exemples se sont ajoutés, le surf, le canoë, la pétanque… L’exemple du kayak s’est faufilé du rapport du Gees à la communication officielle de l’exécutif, alors que personne n’avait contacté la fédération de kayak, que personne ne s’était assuré que les cours d’eau étaient praticables. Mais oui, l’anecdote illustre la manière dont le gouvernement a travaillé, dans l’urgence. En réalité, il n’était pas si simple de faire autrement car tout le monde était pris de court.
On n’a pas assez parlé aux jeunes, estimez-vous. Est-ce l’un des grands ratés de cette crise ?
Il s’agit d’une occasion manquée. Il y a eu peu de communication dédiée aux jeunes, peu de prise en compte de leurs besoins. On a insisté sur cet aspect. Dès le début, la crise a engendré une tension forte entre ceux qui bénéficient directement des mesures pour leur sécurité et ceux qui ont le sentiment d’en subir un impact plus fort sans en tirer les bénéfices. Ce paradoxe n’a jamais été reconnu ou exprimé. Oui, alors que la plupart des pays d’Europe ont fermé leurs écoles davantage que nous, nous avons immunisé notre système scolaire. Le primaire a été confiné seulement au cours de la première vague. On a sauvé les meubles au secondaire. Cela a été nettement plus difficile dans le supérieur. On en a beaucoup discuté au cours du printemps, mais nous avons été pris de cours et l’année académique se finissait. Or, il aurait été possible d’adapter certaines mesures. Il y avait des pistes, comme mettre en place des bulles de kot, des logements partagés, ou encore déployer les tests salivaires dans les hautes écoles et les universités. Les Régions ont tenté une communication plus ciblée, mais elle est arrivée plus tardivement. Le manque de prise en compte des jeunes pèse lourd dans leur décrochage.
Dès le début des travaux du Gees, vous avez proposé de créer un comité citoyen associé à la vision du déconfinement.
Il ne doit pas y avoir d’ambiguïté. L’idée n’était pas que ce panel se substitue au Gees. L’objectif aurait été de faire progresser la réflexion collective et d’aboutir à des solutions, d’identifier les obstacles, les résistances, les points de convergence, les possibilités d’adapter la communication. Et que de son côté, le panel citoyen aurait pu prendre l’ampleur et les difficultés des problèmes auxquels nous étions tous confrontés. La vertu aurait été de montrer que les solutions ne viennent pas d’en haut, imposées de manière autoritaire, verticale, que les décideurs se mettaient à l’écoute des citoyens. Cela n’aurait rien enlevé au pouvoir politique. C’est lui qui décide. Le gouvernement n’y a pas répondu positivement et ce type d’instrument a été sous-employé. Pourtant, prenez Bruxelles et regardez les communes où, l’an dernier, les transmissions étaient les plus élevées, ce sont précisément les mêmes communes où, aujourd’hui, les taux de vaccination sont les moins élevés ; c’est la même carte. Si, dès le départ, on avait tenté de mettre en place un processus participatif, pour faire débattre les citoyens, voir ce qu’ils avaient à dire, ce qu’ils étaient prêts à faire, on aurait appris énormément…
La crise sanitaire a-t-elle malmené la science ? Cette longue pandémie a-t-elle amplifié davantage la crise de confiance en la science ?
Je pense qu’il faut clairement distinguer la science et les technologies. Il y a la science, celle qui tente de comprendre l’épidémie, et les technologies liées à la science, c’est-à-dire ses instruments, le vaccin par exemple. Or, il y a une défiance à l’égard des technologies, de la 5G, des OGM, etc., pas forcément envers la science. Il existe une confusion entre les deux. Mais la pandémie affecte aussi l’image de la science offerte au public. La recherche fondamentale et la production de nouvelles connaissances s’accommodent mal de l’urgence et, surtout, d’une exposition médiatique permanente. Tout ça a entraîné beaucoup de confusion et l’impression d’un grand fourre-tout. On en paiera le prix. En même temps, la science et les technologies ont aussi démontré leur force et leur efficacité. Il ne faudrait pas perdre de vue l’exploit, la prouesse, d’avoir développé un vaccin en moins d’une année. Mais le bilan final, je ne le connais pas.
(1) Juste un passage au JT , par Marius Gilbert, Luc Pire, 208 p.
Bio express
1972 Naissance à Bruxelles, le 19 décembre.
1995 Licence en agronomie et en sciences biologiques appliquées.
1995-1997 Séjour comme chercheur visiteur au Département de zoologie de l’université d’Oxford.
2001 Clôt sa thèse de doctorat sur un insecte ravageur, le grand scolyte de l’épicéa, Dendroctonus micans.
2006 Mandat de chercheur qualifié FNRS. Il oriente ses recherches vers l’étude des liens entre l’élevage intensif et l’émergence de maladies animales.
2015 Maître de recherches FNRS.
2016 Fonde le laboratoire d’épidémiologie spatiale de l’ULB, qu’il dirige depuis.
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