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Gaming: la grande évasion?

Michi-Hiro Tamaï Journaliste multimédia

Simulateur de vie et jeu totem du Covid-19, Animal Crossing: New Horizons s’échappe de la réalité pour atténuer le confinement et le manque de contacts sociaux. Dissection, sans angélisme, d’un phénomène de société.

Rendez-vous stupéfiant que celui que l’histoire a fixé à Nintendo, et qui restera dans les annales de l’industrie du jeu vidéo. Le 20 mars dernier, en plein confinement quasi mondial, la division Entertainment Planning and Development de la firme de Kyoto lâchait Animal Crossing: New Horizons. Un petit coin de paradis, virtuel et a priori anodin, disponible sur Switch, vendu au Japon à près de deux millions de copies physiques en moins de trois jours. Un succès monstre qui illustre une soif généralisée pour un monde insulaire zen, sécurisé et gorgé de relations sociales.

« Le monde est fait pour être exploré, la vie est synonyme de liberté » […] « Avec quelques copains dans le baluchon, tu partiras l’esprit serein vers tous les horizons. » Guitare sèche en main et perché sur un tabouret, Kéké, un chien anthropomorphique, flotte dans les rêves du joueur passant sa première nuit dans New Horizons. Hit discret de Nintendo écoulé à plus de 66 millions de copies depuis ses débuts en 2001 sur Nintendo 64, Animal Crossing repose sur un principe simple mais fédérateur: créer un éden pour s’y lier d’amitié avec des voisins.

Prendre soin de son avatar, c’est aussi une manière de prendre soin de soi.

Partout sur les réseaux sociaux et avec ferveur – surtout sur Twitter et Instagram -, ses adeptes postent aujourd’hui des photos de leur nouvelle vie rêvée taillée sur mesure. Exit les vraies vacances! Place à des scènes quotidiennes d’un monde digital tout en légèreté. A l’unisson, la presse spécialisée et généraliste loue les vertus thérapeutiques du jeu. Premier effet bénéfique, l’évasion qu’il procure face à la réalité actuelle.

La vie rêvée des pixels

Face à l’incertitude et à l’oisiveté de cette période de pandémie, Animal Crossing, par son contenu sans pression ni violence, apparaît donc comme une distraction saine. Une fuite en avant contradictoire avec l’idée de confrontation, de front, avec la réalité d’un problème (2) qui reste une solution temporaire, faute de mieux, en temps de crise.

Des manifestants prodémocratie hongkongais n'ont pas hésité à détourner les îles du jeu pour les transformer en un lieu de résistance.
Des manifestants prodémocratie hongkongais n’ont pas hésité à détourner les îles du jeu pour les transformer en un lieu de résistance.© Nintendo

« Lorsque vous jouez, vous ne délirez pas comme un schizophrène, vous savez où vous êtes et ce que vous faites. C’est d’autant plus vrai qu’un joueur injecte toujours une part de réel, de sa personnalité, dans un jeu: que ce soit par son comportement ou plus simplement dans l’élaboration de son personnage », nuance Arnaud Zarbo, psychologue et psychothérapeute chez Nadja, asbl liégeoise traitant et prévenant les dépendances.

Et le spécialiste en jeux vidéo de préciser que, pour les joueurs, « c’est bénéfique à plusieurs niveaux. Ils ne sont en effet pas totalement en dehors de la réalité. En outre, prendre soin de son avatar, c’est aussi une manière de prendre soin de soi. »

Une narration détendue

Planter sa tente puis chercher du petit bois. Attendre avec impatience des événements in game comme Pâques ou Noël pour redécorer son jardin. Cueillir des pommes pour organiser la soirée avec deux voisins. Ramasser des branches d’arbres pour construire un filet à papillon. Calé au rythme de nos saisons et aux cycles de nos journées, Animal Crossing: New Horizons impose un rythme lent au gamer.

Certains y collectionnent des insectes en pagaille. D’autres y passent des heures à dessiner des motifs de tissu. Plus loin dans l’aventure, on y modèle des paysages en dessinant des rivières, des collines et des cascades. Ce slow gaming à la narration détendue s’apparenterait, selon certains professionnels de la santé mentale, à des exercices de pleine conscience. « Ce n’est à mon sens pas du tout le cas », prévient Arnaud Zarbo. « Animal Crossing cultive plutôt un effet hypnotique et calmant dans la dimension répétitive de ses tâches. Plonger en boucle ma main dans un paquet de chips ne veut pas dire que j’ai la pleine conscience d’en manger, que je me concentre sur l’odeur, la mastication, etc. Le fait de ne pas avoir d’objectif précis et de cadre peut en outre, pour certaines personnes, être un facteur de stress. Etre trop libre peut égarer. »

Cocréé originellement comme « un jeu de communication » par Katsuya Eguchi (Star Fox, Super Mario Bros 3…), Animal Crossing, dont New Horizon est le cinquième épisode, entretient toujours une dimension sociale à la fois fictionnelle et réelle forte. Imaginaires, ses habitants marqués d’une forte personnalité – entre timidité et arrogance – réagissent aux moindres faits et gestes du joueur. L’impression de tenir un microcosme social dans les mains y est réelle.

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Relations par procuration

« Je suis très attaché à ce jeu car il m’extirpe de ma vie néfaste à la maison et me donne l’impression que des gens sont contents de me voir tous les jours », notait EvilDeadDoll, sur Reddit, il y a trois ans à propos d’Animal Crossing: New Leaf (3). « Il m’a aidé à traverser une phase d’hospitalisation prolongée de deux mois », poursuivait Gatchmon. S’ils restent soumis à caution, ces témoignages abondent notamment, dans le post baptisé « AC: NL as therapy » sur le subreddit r/AnimalCrossing. Son baume socialisant interpellait donc déjà, bien avant la crise.

S’il limite ses échanges à des amis qui se connaissent préalablement, Animal Crossing: New Horizons ne s’étend pas moins comme un vaste espace d’échanges online. On peut par exemple inviter un ami à participer à un concours de pêche, sur son île, sans la distance sociale d’1,5 mètre. Ces relations par procuration commencent d’ailleurs par être détournées par les joueurs. Un mariage – avorté pour cause de Covid-19 – vient ainsi d’être hébergé par la communauté tandis que des manifestants prodémocratie hongkongais détournent les îles du jeu pour les transformer en lieux de résistance et, surtout, faire parler de leur cause sur les réseaux sociaux.

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Animal Crossing: New Horizons est loin d’être le seul jeu vidéo permettant de garder un contact social avec des proches dans un univers parallèle, loin d’une réalité plus sombre. Stardew Valley, les Sims ou encore Minecraft offrent ainsi les mêmes bienfaits, tout en engendrant, eux aussi, des détournements. Du parvis de l’Esplanade à l’intérieur d’un bar comme le Goldway, une vingtaine d’étudiants vient ainsi de recréer des zones de Louvain-la-Neuve sur Minecraft. Autant d’alternatives bienvenues face à des jeux en ligne de consommation courante privilégiant la performance comme Fifa, Fortnite et autres Counter-Strike: Global Offensive.

« Il y a un vrai risque de surestimer les effets positifs – réels – du jeu vidéo, car l’industrie – qui n’est là que pour vendre – les gonfle volontiers. Il faut laisser le jeu vidéo à sa juste place. D’autant qu’il n’est pas le seul à pouvoir aider: n’importe quel film ou série peut changer l’environnement d’un spectateur », conclut Arnaud Zarbo. « Pour l’heure, chez Nadja, nous n’avons pas constaté de pic de demande d’aide face à l’usage du jeu vidéo en temps de confinement. Mais d’une manière générale, jouer ensemble, créer des moments partagés autour d’un média est essentiel en famille. »

(1) Animal Crossing: New Horizon: édité par Nintendo et développé par Nintendo EPD, âge: 3+, disponible sur Nintendo Switch.

(2) Lire l’interview du Dr Debra Kissen, CEO du Light on Anxiety CBT Treatment Center of Chicago, dans un article (en anglais) de Newsweek. tinyurl.com/vuz89s2

(3) Le jeu était initialement sorti en 2012 sur Nintendo 3DS.

Garder le lien grâce au jeu vidéo

Poète anglais, John Donne l’énonçait déjà en 1624: « Nul homme n’est une île. » Dans Wattam, sa fable enfantine et métaphysique, Keita Takahashi demandait de se prendre la main pour progresser … A y regarder de plus près, dans Overcooked, Heave Ho ou Lovers in Dangerous Spacetime, pour ne citer qu’eux, la notion de lien est centrale au jeu vidéo, derrière comme devant l’écran. Ex-animateur de la section gaming du Quai 10 à Charleroi, Julien Annart organisait, il y deux ans, des ateliers où il utilisait le jeu vidéo pour connecter des grands-parents à leurs petits-enfants. Baptisées « Viens jouer avec nona et nono », ces rencontres se soldaient par des résultats étonnants. « Même si les plus âgés ne comprenaient pas tout ce que leurs petits-enfants tentaient de leur expliquer, ils étaient finalement heureux d’avoir passé du temps avec eux. C’était un moment secret, sans les parents », se souvient le détaché pédagogique jeu vidéo auprès de FOr’J, fédération de maisons de jeunes et organisations de jeunesse en Wallonie. Une expérience en ligne transposable à l’heure d’un confinement frappant durement les plus âgés? « C’est possible mais délicat », conclut Julien Annart. « La solution viendra peut-être des réseaux sociaux dont la capacité à prolonger l’expérience ludique au-delà de la console ou du PC est phénoménale. » Le défi mérite à tout le moins réflexion face à la dynamique des jeux de rôle massivement multijoueur comme World of Warcraft ou Final Fantasy XIV online où, comme le soulignait le sociologue français Julien Rueff sur numerama.com, « jouer ensemble devient dès lors plus important que le plaisir ludique lui-même. »

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