Un infirmier liégeois: « Dans 2 semaines, c’est Bagdad à l’hôpital »
Kevin, infirmier aux urgences du CHU de Liège depuis 12 ans, est au front depuis huit mois pour soigner les patients covid. Il a accepté de nous faire part de ses impressions. « Que ce soit le personnel ou l’infrastructure, tout est à bout. On court derrière un problème, on n’est pas en train de l’attendre. » Entretien.
Cette nouvelle saturation des hôpitaux, on aurait pu l’éviter?
Cela fait des années qu’on crie que cette période hivernale est critique pour tous les hôpitaux. Les cas de grippe ou de problèmes respiratoires reviennent. C’est connu depuis des années. Et très peu de choses changent. Le problème ne date donc pas d’hier, mais il empire avec le covid. Pour cette seconde vague, on n’a pas anticipé cet élément. D’ailleurs, je ne pense pas que les politiques avaient totalement conscience de la situation avant le covid. C’est ça qui est grave. L’année passée, l’hôpital était déjà saturé à cette période, sans le covid. Vous imaginez la situation aujourd’hui.
Mentalement, comment vous sentez-vous?
Avec mes collègues, on est crevés. Et on sait que c’est loin d’être fini. On se prépare à encore devoir fournir des efforts énormes en temps de travail, alors qu’on est déjà sur les genoux.
Qu’est-ce qui change par rapport à la première vague?
On a énormément de membres du personnel touchés par le covid, ce qui n’était pas le cas lors de la première vague. Il faut donc combler les heures des absents. Et quand ils reviennent, ce n’est jamais en top forme. Notre hiérarchie a pris le pli de ne pas faire travailler un membre du personnel si ce dernier est covid positif. Dans certains hôpitaux, ce n’est pas vraiment respecté.
Comment combler ce manque de personnel?
On a appris qu’on aurait du renfort de l’armée ou de volontaires. C’est positif, mais ça vient très tard. Former des pseudo-infirmiers en 2 semaines, ça ne va pas marcher. Cela fait des années qu’on manque de personnel, bien avant la crise du covid. Par exemple, on a très mal perçu que les études d’infirmier durent une année supplémentaire. C’est peut-être un détail, mais ça joue beaucoup dans la balance aujourd’hui. Si il y a moins de gens qui sortent des études, on peut moins engager, c’est logique. C’est un problème profond.
Quelle est l’atmosphère dans l’hôpital?
C’est très tendu. Pas entre nous, parce qu’on fait des debriefings quotidiens pour discuter, c’est nécessaire. Et libérer la pression quand il le faut. On s’est rendu compte lors de la première vague que c’était très bénéfique. A part ça, c’est tendu niveau places, niveau patients, et niveau gravité des cas. « Est-ce que tel patient aura bien une place avec respirateur dans l’heure qui suit? ». On se pose souvent cette question et rien n’est garanti.
Comment faites-vous pour résister à ce rythme de travail infernal?
On essaie de s’octroyer un minimum de pauses. On sait très bien que dans deux semaines, ça va être ‘Bagdad’. Ça va être la catastrophe. Comme pour la 1re vague, quand il y a un peu de bazars dehors, deux semaines après, on est complets. On se prépare de nouveau à faire de la médecine aiguë en configuration ‘catastrophe’. On pense que dans deux semaines, on sera encore plus débordés qu’à l’heure actuelle. Aujourd’hui, une collègue a appris qu’elle devait faire des heures supplémentaires, avec un horaire très chargé. Ça l’effondre. Elle a pleuré toute l’après-midi.
On pense que dans deux semaines, on sera encore plus débordés qu’à l’heure actuelle.
Que ce soit le personnel ou l’infrastructure, pour le moment, tout est à bout. On court derrière un problème, on n’est pas en train de l’attendre.
Combien de temps faudra-t-il encore tenir?
Personne ne sait le dire. Il y a un manque de moyens, de personnel, de places. Et donc, les patients reçoivent des soins réduits. On va peut-être devoir rechoisir quel patient ira sous respirateur ou quand on peut le mettre sous respirateur. C’est déjà arrivé, mais ça n’arrive pas encore de manière quotidienne. Espérons qu’on n’ait pas à le faire trop souvent. Pour l’instant, une organisation interprovinciale régule les transferts de patients. Mais on se retrouve avec des patients liégeois hospitalisés à Anvers.
Dans les soins, vous arrivez à mieux cerner la maladie qu’en mars?
Ça reste une maladie un peu floue. On sait comment prendre en charge les cas aigus. Mais ça évolue d’une manière tout à fait aléatoire d’un patient à l’autre. Ça dépend de beaucoup de facteurs. Sans avoir les chiffres officiels, j’ai l’impression que le covid touche plus de jeunes maintenant que lors de la 1re vague. Ça touche pas mal de tranches d’âge, il faut le rappeler. On crie depuis cinq semaines qu’il faut reconfiner, ou au moins durcir les règles. La population en paie les pots cassés maintenant.
J’ai l’impression que le covid touche plus de jeunes maintenant que lors de la 1re vague.
Vous agissez de la même façon?
On applique ce qui fonctionnait lors de la 1re vague, en adaptant certaines choses. Le problème est qu’on ne sait déjà plus remettre en place ce qu’on faisait en mars, car on est déjà trop limite au niveau du personnel et des places disponibles.
Vous êtes assez équipés en matériel?
Oui, pour le moment nous sommes assez équipés. Pour le moment…
Cette deuxième vague est-elle pire que la première?
La situation est déjà pire que lors de la première vague. On est déjà à un taux d’occupation « full ». Tout à l’heure (samedi 31 octobre, NDLR), il restait 6 places en soins intensifs. Dans quelques heures, elles seront prises. Quand le service est plein, que fait-on? On transfère les patients vers une autre province. Mais une fois que tous les hôpitaux seront pleins, que va-t-on faire? Mettre les patients sur un parking?
Quelles autres solutions sont mises en place pour contrer cette saturation?
Les hôpitaux essaient de s’organiser en interne. C’est à la fois bien et aberrant. On ferme des services pour les rouvrir en covid. On supprime des chirurgies soi-disant « non urgentes ». Ce qui fait qu’on monopolise quasiment tout le monde pour le covid, en permanence.
On ne sait déjà plus remettre en place ce qu’on faisait en mars, car on est trop limité au niveau du personnel et des places disponibles.
Le système de transferts, c’est une solution temporaire. Jusqu’à quand pourra-t-on le faire? Ce n’est pas un élément qui peut perdurer. Sur le long terme, il faut augmenter les places dans les hôpitaux.
On se retrouve presque avec des scènes de médecine en temps de guerre…
On voit des patients covid dans des containers. Dans certains hôpitaux, c’est des tonnelles. Tout ça, c’est de l’adaptation interne. Heureusement qu’on le fait nous-mêmes. Mais ce n’est pas normal. Pour une situation exceptionnelle, il faut mettre des moyens exceptionnels, mais on les attend toujours. Si j’ai une maladie en Belgique, j’espère quand même être soigné ailleurs que dans un container…
Qu’est-ce qui a fait défaut entre la première et la seconde vague?
Un médecin chez nous avait prédit cette seconde vague déjà en mars. Il fallait augmenter les capacités de testing et tester en masse. Ça a été fait avec les moyens du bord. Mais c’est largement insuffisant. Au lieu de ça, on décide de ne plus tester les asymptomatiques et on se retrouve au point de départ où tout le monde est dehors, sans savoir si on a le covid ou non. Le tracing doit aller de pair avec un confinement et un dépistage. Ce sont des mesures qui fonctionnent très bien, mais appliquées ensemble. Quand on va déconfiner, il faudra continuer à tracer les personnes et à les dépister. Car si il y a une troisième vague, ça n’ira pas. On est déjà à bout. Il faut tirer les leçons de ce qu’on a appris.
A qui la faute?
Je pense que les gestes barrières ont globalement été bien respectés. Mais quand je croise des gens avec un masque sur le menton, que dire? Il faut reprendre les bonnes habitudes et apprendre à vivre avec. On ne peut plus se dire « c’est une passe, et vivement l’année prochaine ». C’est utopique.
En interne, ce qui arrive là, ce n’était un secret pour personne.
Aller applaudir à 20h00, c’était bien, mais ce n’est pas ça qui nous a sauvés. On sait que beaucoup de secteurs sont touchés. Mais si on en est là, c’est qu’il y a quelque chose à améliorer. Si chacun fait attention au quotidien, on sauvera l’Horeca, les commerçants,… C’est vrai qu’on trinque à l’hôpital. Mais nous, on a un boulot et on est payé tous les mois.
Vous attendez le vaccin avec impatience?
Personne ne sait prédire si ça aura un réel effet sur l’année prochaine. On ne s’attend pas à sortir de cette crise avant un an, en tout cas. On ne sait pas si le vaccin sera immunisant, car le virus mute. Il faudra en prévoir des nouveaux, comme pour la grippe. Cette course au vaccin est-elle réellement utile, ou profite-t-elle aux entreprises pharmaceutiques?
Vous regardez toujours les infos?
Les journaux télévisés, on ne les regarde plus. Voir tel expert ou tel politique évoquer des théories sur telle ou telle chose, ça ne nous intéresse plus. Nous, on sait ce qui est en train d’arriver et on agit.
En interne, que vous vous dites quoi?
Quand on a vu le relâchement des mesures, on s’est dit qu’on n’éviterait pas cette 2e vague. C’était programmé. En interne, ce qui arrive là, ce n’était un secret pour personne. C’est évident que les hôpitaux allaient être saturés, c’est évident que plus de personnel allait être touché. Maintenant, on se retrouve à faire des journées de douze heures, voire plus.
Il est 21h30 au moment de terminer cette interview, et l’équipe qui fait 8h00-20h00 est toujours en route…
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