Masques, fraudes, enfants…: le pass sanitaire en six questions
Dans le courant du mois d’octobre, les Bruxellois et les Wallons devront présenter un pass sanitaire dans de nombreux lieux publics. Le but : pousser à la vaccination, surtout dans les zones problématiques. Mais le dispositif ne fait pas l’unanimité.
Bruxelles ? Morne plaine. La Wallonie ? Pas de réel sursaut, jusqu’ici. Bien que perçu comme un « succès retentis sant » en France et soutenu par 66 % des Belges (selon un sondage Ipsos – Le Soir – RTL), le pass sanitaire ne provoque pas d’effets majeurs, comme en attestent les très récents chiffres de vaccination. Depuis l’annonce, le 7 septembre, de son introduction à Bruxelles, pas de rebond: le rythme hebdomadaire plafonne à huit mille premières doses injectées. En Wallonie, les chiffres montent lentement mais restent à moins de dix mille premières doses par semaine. En vigueur, au plus tôt, à partir d’octobre à Bruxelles et en Wallonie, le document – qui atteste d’une vaccination, d’un test négatif ou d’un certificat de rétablissement – doit permettre d’avoir accès aux bars, restaurants, boîtes de nuit, théâtres, centres sportifs et hôpitaux. Que lui est-il reproché ? Quelle est son efficacité ? Comment est-il contrôlé ? Eléments d’explication.
1. Le gouvernement a-t-il changé de discours sur le pass ?
Il s’agit d’un reproche récurrent et, cependant, fondé, tant les décisions politiques ont varié à ce sujet. En mai dernier, Alexander De Croo (Open VLD) évoque un pass sanitaire applicable, dès le 13 août, pour les grands événements. Il assure alors, devant le parlement, qu’il « n’y aura pas d’évolution vers une société du pass ». « Notre liberté ne dépendra pas d’un pass. Je ne veux pas d’une société […] où il faut un pass pour aller chez le coiffeur, pour aller au restaurant », jugeait-il.
Le 1er août, le Premier ministre réaffirme, lors d’un entretien à La Dernière Heure, que « la Belgique n’a pas besoin de cela », avant de se dédire trois semaines plus tard. Le 21 août, en conclusion d’un Codeco, il décidait d’autoriser les communes où le taux de vaccination complète n’avait pas atteint les 70 % – c’est le cas de Bruxelles – à élargir l’utilisation du Covid safe ticket (CST). Enfin, début septembre, face au niveau trop bas de vaccination dans la capitale, l’exécutif sou haite que « ça bouge » à Bruxelles : autrement dit, oui au pass sanitaire comme « outil pour développer la couverture vaccinale ».
Le CST devrait prioritairement être vu comme un outil de réduction des risques plutôt qu’une obligation cachée de se faire vacciner.
La situation n’est pas sans rappeler les revirements du gouvernement sur le port du masque en 2020: après avoir déclaré que celui-ci était inutile, hormis pour les malades et le personnel soignant, l’exécutif de Sophie Wilmès avait fait volte-face, pour l’imposer progressivement à partir du mois de juillet. Dans les deux cas, la décision politique a été guidée par l’évolution sanitaire mais les déclarations trop péremptoires se sont retournées contre l’exécutif.
2. Empêche-t-il totalement la circulation du virus ?
C’est la critique la plus fondée. En Israël, où un pass sanitaire comparable est en vigueur depuis janvier dernier, le dispositif n’a pas empêché l’épidémie de reprendre et même de battre des records en matière de contamination. Comment est-ce possible ? La réponse tient au variant Delta. Il est à la fois plus contagieux et plus résistant aux vaccins. La vaccination, même massive, ne permet pas de réduire à zéro la circulation du virus. Ainsi, selon Sciensano, une vaccination complète avec un vaccin à ARN réduit de 74 % à 85 % le risque d’infection. Pas un risque nul, donc, mais contrebalancé par un taux de protection qui reste sept à huit fois plus élevé que le seul système immunitaire des non-vaccinés.
Autre explication : plusieurs études concordantes montrent que l’efficacité des vaccins s’amenuise au bout de quelques mois, notamment chez les plus de 60 ans. Selon le Centre américain pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC), le taux de protection des vaccins à ARN passerait de 85 % quatre mois après la vaccination à 73 % au bout de cinq mois. Leur efficacité est encore plus limitée chez les personnes immunodéprimées – qui viennent de recevoir leur convocation pour une troisième dose, comme les plus de 65 ans. En somme, le vaccin, principal levier du pass sanitaire, n’est pas le sésame définitif pour une tranquillité retrouvée. Cela ne signifie pas que le dispositif soit inutile, mais qu’il est perfectible. Et améliorable : bientôt, une personne vaccinée mais testée positive verra son pass sanitaire suspendu durant onze jours.
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3. La levée du port du masque dans les lieux soumis au pass sanitaire est-elle prématurée ?
Oui, selon les scientifiques. Dans tous les lieux où le CST est exigé, il ne sera plus nécessaire de porter le masque et de respecter la distance physique. Certains experts jugent la mesure imprudente. Pour Erika Vlieghe, infectiologue et présidente du Gems, l’organe consultatif des gouvernements, le risque de trans mission est très faible dans des lieux publics où tout le monde est vacciné, car la vaccination est une protection à double sens, comme le masque. Mais « le pass sanitaire devrait autoriser quelqu’un possédant un test de moins de quarante-huit heures à accéder à ces lieux. On sait que ce délai risque de laisser passer des personnes infectées sans le savoir. »
La même réflexion est exprimée par Antoine Flahault, professeur de santé publique à l’université de Genève, qui considère qu’en raison de l’efficacité partielle du vaccin face au variant Delta, « le pass sanitaire ne devrait pas être accompagné d’une levée d’obligation du port du masque dans les lieux clos ». Pour lui, c’est précisément « la combinaison des mesures qui fait le succès de la riposte contre cette pandémie et, malheureusement, pas le seul vaccin ».
4. Le système est-il trop facile à frauder ?
L’ampleur des fraudes est difficile à chiffrer. Du terrain, on dit que le phénomène demeure largement minoritaire. D’ailleurs, depuis le 24 août dernier, la mise à jour de l’application CovidSafe affiche un QR code animé, rendant la fraude plus difficile puisque cela empêche de présenter des photos ou des captures d’écran au moment du scanning.
Ce trafic pose cependant de nombreux problèmes éthiques, médicaux et pratiques : chiffres d’efficacité faussés, absence de protection contre le virus… Dans les faits, des infractions pourraient passer inaperçues, faute de contrôle ou de volonté de contrôler : dans l’Horeca ou certains lieux culturels, par exemple, où se pose la question du contrôle des citoyens par d’autres citoyens. D’aucuns avancent que, dans ces conditions, ils ne contrôleront pas leurs visiteurs et leurs clients. En effet, les textes en chantier prévoient que « les personnes responsables du contrôle d’accès de l’événement » ainsi qu’éventuellement « le personnel d’une entreprise de gardiennage ou d’un service interne de gardiennage » ont le droit de vérifier sur document que « l’identité de la personne cherchant à accéder à l’événement de masse […] correspond aux nom et prénom figurant sur le Covid safe ticket ». En contrepartie, les organisateurs ont l’obligation de lister les personnes habilitées à ces contrôles.
5. Les enfants seront-ils la faille du système ?
Davantage touchés par le variant Delta que par la souche initiale du Sras-CoV-2, les enfants sont aussi davantage contagieux. Alors qu’auparavant ils transmettaient moins que les adultes, avec un variant deux à trois fois plus transmissible, ils sont désormais aussi contagieux que les adultes avec les souches précédentes, et constituent le réservoir de circulation du virus. Or, le pass sanitaire ne sera exigible qu’à partir de 16 ans et ne concerne pas, évidemment, les moins de 12 ans, qui ne sont pas éligibles à la vaccination. C’est une incohérence apparente en matière de lutte contre l’épidémie, mais il est difficile d’en faire le reproche à l’exécutif : pour les moins de 12 ans, le bénéfice-risque des vaccins est encore très peu documenté.
6. Risque-t-il de radicaliser les réticents ?
Le Gems mettait déjà en garde dans son rapport du 24 août : « Le CST devrait prioritairement être vu comme un outil de réduction des risques plutôt qu’une obligation cachée de se faire vacciner ou un pass donnant accès à des libertés. » Il attirait l’attention sur l’importance d’éviter que s’instaure, au sein de la population, l’impression que le CST soit utilisé « comme une stratégie pour séduire ou manipuler les gens ». Enfin, il estimait que le CST risquait de renforcer la résistance vaccinale au sein de certaines populations et conduise à polariser la société. Difficile, en tout cas, de l’instaurer en Flandre où presque 79 % des plus de 12 ans sont ou seront totalement vaccinés et où, dès le 1er octobre, l’obligation du port du masque au travail, à l’école et dans les commerces sera levée.
De manière générale, nous assisterons à une division de la population, propre à nourrir un sentiment d’exclusion.
En réalité, on ignore l’impact du CST, le comportement humain n’étant pas une science exacte. En résumé, on ne sait pas si la coercition créera de la « réactance », un mécanisme de défense psychologique déclenché dans des situations où l’individu tente de maintenir sa liberté d’action qu’il estime menacée. Mais on peut aussi imaginer l’inverse. En revanche, une chose est sûre : le pass sanitaire en viendra à gêner l’individu qui souhaiterait s’y soustraire, à gêner sa vie sociale.
« De manière géné rale, nous assisterons à une division de la population entre deux catégories de citoyens, propre à nourrir un sentiment d’exclusion pour celles et ceux qui refuseront de se faire vacciner ou qui, plus simplement, seront hésitants », analyse, dans Le Monde, Pascal Ducournau, professeur à l’univer sité de Franche-Comté. Cette éven tuelle division semble pleinement assumée par les exécutifs. Ainsi, le ministre-président bruxellois Rudi Vervoort (PS) a déclaré en avoir assez de « ceux qui, par leur refus du vaccin, empêchent les autres de recouvrer leur pleine liberté ». Toujours selon Pascal Ducournau, à la gêne sociale des hésitants et des réticents viendra, tôt ou tard, se mêler une honte politique, celle de ne pas avoir accompli son devoir citoyen. Ces sentiments finiront par en convaincre certains. Mais « ce nouveau modèle de politique sanitaire fondé sur la gêne porte également en lui le risque d’un retournement du stigmate, celui d’individus qui pourraient finalement se déclarer fiers de leur exclusion au nom de la liberté ».
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