« Le temps passé sur les écrans retarde l’entrée des adolescents dans la vie adulte »
Comment la « connectivité permanente » influence-t-elle le comportement des jeunes générations ? Éléments de réponses avec Vincent de Coorebyter, professeur à l’ULB.
Comment évoluent et se développent les adolescents qui sont pratiquement nés avec un smartphone greffé dans la main ? Jean Twenge, docteure et professeure en psychologie à l’université de San Diego, consacre un livre à cette génération née après 1995, qu’elle nomme « iGen ». Spécialisée dans l’étude des générations, son ouvrage est voué à susciter le débat, notamment autour de l’omniprésence des écrans dans la vie des adolescents. Elle s’attache à démontrer, entre autres, le lien entre les écrans, l’instabilité mentale grandissante et l’immaturité de ces jeunes. Nous avons rencontré Vincent de Coorebyter, professeur de philosophie sociale et politique contemporaine à l’ULB, préfacier de la version francophone du livre.
Levif.be : À travers dix chapitres, dix thématiques, Jean Twenge évoque les conséquences d’une adolescence passée sur les écrans. De l’immaturité à l’individualisme, en passant par la santé mentale. Quel regard posez-vous sur sa démarche et sur la manière d’aborder ce vaste sujet, omniprésent dans la société actuelle ?
Vincent de Coorebyter : L’auteure utilise une démarche peu courante, qui consiste à faire le point sur l’évolution de la jeunesse à partir d’une série de témoignages et d’une batterie de statistiques rigoureusement construites. On utilise des questionnaires adressés aux jeunes d’aujourd’hui, pour pouvoir les comparer aux réponses des jeunes d’hier et d’avant-hier. Le propos de l’auteure, c’est de comparer la génération actuelle aux deux générations qui l’ont précédée : la Génération X et les Millenials. Cela m’intéressait notamment de voir ce qui avait changé entre ces générations au point de vue de la notion d’individualisme et des modes d’insertion dans la société. Je n’ai pas été déçu car – et l’auteure le dit d’emblée -, on est surpris de certaines évolutions. Sa thèse principale est que, selon toute une série de variables, les courbes commencent à se modifier sensiblement et de manière convergente vers 2010-2012, quand on commence à observer des jeunes qui sont pratiquement nés avec un smartphone dans la main.
Ce qui m’a le plus interpellé, c’est que le livre montre que les jeunes sont, sans surprise, plus individualistes encore que ceux que de la génération précédente. Concernant, par exemple, l’affirmation d’une liberté complète de choix (éthique, politique, religieux, orientation sexuelle, rapport aux valeurs…), ils sont encore plus détachés vis-à-vis des normes. Ce sont donc des individualistes au moins aussi affirmés que leurs parents. Mais dans le même temps, ils sont moins autonomes, moins matures, moins indépendants. Ils apprennent à conduire plus tard, ont leur premier rapport sexuel plus tard, ils entrent plus tardivement et plus timidement dans la vie active, sont plus hésitants à l’idée de s’engager dans le couple… Bref, ils mûrissent plus lentement. On estime qu’ils ont à 18 ans un comportement similaire aux jeunes de 15 ans de la génération précédente. Il y a donc une contradiction entre l’approfondissement de l’individualisme et un recul de l’autonomie.
Pensez-vous que ce « retard » soit uniquement lié au temps passé sur les écrans et à l’utilisation excessive d’internet et des réseaux sociaux ?
Jean Twenge suggère surtout un impact des réseaux sociaux, smartphones, etc. Elle ne prend pas en compte une autre explication possible qui est que les jeunes sont lucides. Dès 14-16 ans, ils se rendent compte qu’ils sont face à une société très anxiogène, qui leur réserve un avenir assez peu rassurant : menace du réchauffement climatique, pas de garantie d’emploi à vie et de pension convenable, une société qui ne sait plus comment s’identifier, qui a du mal à se projeter dans l’avenir. Peut-être que les jeunes sont fragiles, en repli sur la sphère affective et se « cachent » derrière leurs écrans parce que l’avenir leur fait peur. Mais ces sujets d’inquiétudes étaient déjà présents dans la génération précédente. On ne peut pas dire que cette génération soit la première à être devant un avenir sombre.
On a par ailleurs vérifié à plusieurs reprises un éventuel impact de la crise financière et économique de 2008. Mais les chiffres semblent indiquer qu’un éventuel impact n’est pas perceptible, d’autant que les données ont commencé à se modifier plus tard.
Une autre hypothèse, que j’esquisse dans ma préface en évoquant le sociologue Paul Yonnet, c’est un approfondissement de l’individualisme. Nous sommes au moins à la troisième génération d’individualistes. Les jeunes d’aujourd’hui sont nés de parents, eux-mêmes nés de parents individualistes. On voit sans doute se développer aujourd’hui pleinement les effets d’une tendance qui n’était pas encore totalement accomplie il y a une génération. On a aujourd’hui des enfants placés au centre de l’attention de leurs parents, couverts d’amour et de bienveillance, à qui on ne cherche pas à imposer des normes ou à les faire devenir adultes au plus vite. Mais ces enfants autonomes très jeunes, ayant une liberté de choix, vont faire des adultes dépendants plus tard. Parce qu’on les a moins préparés à leur rôle d’adulte.
Quelles conséquences cela peut avoir sur leur future vie d’adulte ?
C’est encore trop tôt pour le dire. Ces jeunes ont une sorte de retard de maturation, mais est-ce vraiment inquiétant qu’ils prennent quelques ans de plus à acquérir les compétences et les attitudes caractéristiques de l’âge adulte ? Ce n’est jamais que l’accentuation d’une tendance historique longue. L’entrée dans l’âge adulte n’a cessé de reculer au fur et à mesure des transformations de la société. De plus, cette génération semble être une génération plus ouverte sur le plan des valeurs, de la diversité et des choix de vie. Cela peut nous préparer à une société plus « apaisée ». C’est l’hypothèse rassurante, et positive.
L’hypothèse négative, et plus inquiétante, consisterait à se dire que la dépendance aux écrans risque d’encore croitre, que les impacts négatifs pourraient encore s’accentuer quand on aura affaire à des jeunes qui auront été encore plus longuement pris dans ce « piège de l’informatique ». Si on pousse toutes les tendances plus loin, on a l’impression d’être devant une sorte de recul anthropologique. Les valeurs fortes de la modernité, comme l’indépendance, la prise de risque et les responsabilités, reculeraient. On pourrait donc imaginer une génération structurellement immature, dépendante ou fragile.
Le plus vraisemblable, c’est que l’avenir soit encore d’une autre nature. Comme souvent dans l’histoire, ce qui va se passer dans 30 ou 50 ans n’aura pas été prévisible aujourd’hui.
On observe notamment de grandes conséquences sur la santé mentale des ados (anxiété, signes de dépression, risque accru de suicides…).Le sous-titre francophone du livre (« Comment les écrans rendent nos ados immatures et déprimés ») met d’ailleurs l’accent sur cette conséquence majeure…
C’est une vision un peu réductrice de toutes les thématiques abordées. On y fait tout un constat de mal-être (anxiété, dépression, risque de suicide, manque d’estime de soi…). Jean Twenge est convaincue qu’il doit y avoir plus qu’une coïncidence entre l’entrée en masse du smartphone dans la vie des jeunes et cette baisse de qualité de la santé mentale. On sait que nos manières de vivre, de travailler, nos loisirs ont des conséquences sur notre psychisme et notre manière de penser. Je m’inscris volontiers dans ce courant de pensée, qui renvoie la psychologie à des conditions pratiques d’existence. Cela me parait très plausible que ce phénomène très neuf et quand même massif de l’internet puisse avoir des conséquences sur les comportements, le psychisme, les valeurs des jeunes et la manière dont ils envisagent l’avenir.
Les adolescents utilisent, par exemple, le smartphone et les réseaux sociaux pour entretenir des relations interpersonnelles très intenses et quasi permanentes. Mais ce contact se fait essentiellement via l’écran, sans l’expérience concrète et risquée du face-à-face (rendez-vous amoureux, sortie entre amis…). On aborde le rapport aux autres et à la réalité à l’abri derrière un écran, donc on se confronte moins vite au réel. On utilise l’écran comme une manière d’atténuer les choses. Cela participe également au retard des adolescents dans certains types de relations. Cette jeunesse semble également avoir beaucoup plus peur. De ses émotions, de tous les risques relationnels et affectifs, mais aussi professionnels. Comme si l’écran les avait amenés à toujours rester « protégés » par l’outil informatique et avait créé une culture de la mise à distance de l’autre et des évènements.
En termes de santé mentale, on peut imaginer que des jeunes plus fragiles soient particulièrement sensibles à la violence des échanges que l’on peut connaitre sur les réseaux sociaux, comme le cyberharcèlement, qui peut mener jusqu’au suicide. Et même si on ne fait pas partie des jeunes les plus sensibles, chercher avant tout cette « reconnaissance électronique » ne donnera jamais le degré d’assurance et d’estime de soi que peut vous donner une véritable relation interpersonnelle, quand elle est réussie. Ce ne sont que des ersatz, ce n’est pas ça qui vous structure et qui vous fait tenir debout.
Avec tout ce temps passé « connectés », les jeunes consacrent de moins en moins de temps à la lecture. Se dirige-t-on vers une « crise du savoir » ?
Tout le monde le sait, mais il y a un déni. Il n’y a pas de miracle : tout ce temps passé sur les écrans, c’est d’autant moins de temps à lire des livres, des journaux ou des revues, à s’informer auprès de médias traditionnels. De plus en plus de jeunes ne s’informent pas, ou s’informent via les réseaux sociaux, où ils privilégient les formats courts, éclatés. Ils passent peu de temps sur des contenus, mais les multiplient. Ils sont plus compétents que les générations précédentes pour décrypter une page internet, mais certaines performances scolaires sont en recul, notamment la lecture critique. Il y a là une série de signaux assez inquiétants, qui m’amènent à penser que nous sommes peut-être devant une « crise de la transmission », dont nous ne mesurons pas encore l’ampleur. Leur pratique de la lecture et de la connaissance est d’une tout autre nature, et il y a un risque de déperdition. Parmi toutes les conséquences de la connectivité permanente, on est ici dans un retard plus cognitif et informatif. Si cela s’accentue, on peut craindre à terme une perte de compétences et d’aptitudes.
Le livre se base sur des témoignages et des statistiques aux États-Unis. Peut-on vraiment comparer ces tendances aux jeunes Européens ?
C’est une question clé qu’on se pose à la lecture. Je ne pense pas que tous les chapitres du livre brossent un tableau spécifiquement américain. Ça concerne aussi potentiellement la jeunesse belge et européenne parce qu’on reconnait des phénomènes, des illustrations scientifiques déjà avérées chez nous. Certaines thématiques, comme la culture de la sécurité, l’hypersensibilité face à la mise en cause des minorités ou le rapport à l’emploi et l’argent, concernent davantage les États-Unis. Par contre, lorsqu’on lit les autres chapitres, on a l’impression d’être en terrain connu. Je fais le pari que ce type d’étude américaine pourrait ouvrir rapidement des confirmations en Belgique ou en Europe, vu le caractère convergent, voire identique, des modes de vie.
Jean Twenge ne recommande pas d’éliminer complètement les écrans de nos vies et de celle de nos enfants, mais donne quand même quelques conseils pour en limiter l’utilisation et la dépendance, avec un seul maître-mot : la modération.
- Limiter le temps passé quotidiennement sur son smartphone, sur internet.
- Dormir loin de son smartphone, ne pas le consulter juste avant le coucher ni lorsqu’on se réveille pendant la nuit.
- Utiliser des applications adaptées. Parmi les réseaux sociaux, Twenge considère Snapchat comme « idéale », car ses publications sont limitées dans le temps, elles s’effacent après 24h. On passe donc moins de temps à les peaufiner et leur impact une fois en ligne est moindre.
- Mettre son téléphone de côté lorsqu’on rencontre des personnes en face à face ou qu’on est avec un groupe d’amis.
- Vivre l’instant et en profiter pleinement avec les personnes présentes, plutôt que l’enregistrer pour le partager plus tard à sa communauté en ligne.
- Si possible, travailler/étudier sans smartphone, afin d’éviter toute distraction.
Vincent de Coorebyter souligne également la responsabilité des parents, eux-mêmes souvent accros aux écrans : « Les parents doivent se rendre compte de leur part de responsabilité. Si les enfants sont très souvent sur les écrans, c’est parce qu’on les laisse y être. Mais les parents eux-mêmes y sont. Ils sont donc évidemment mal placés pour dire que les jeunes y perdent trop de temps. Certains jeunes déplorent eux-mêmes l’utilisation du smartphone et d’internet dans la relation familiale ».
« Génération Internet : comment les écrans rendent nos ados immatures et déprimés », de Jean M. Twenge. Préface de Vincent de Coorebyter et postface de Serge Tisseron. Editions Mardaga. Disponible depuis le 20 septembre 2018.
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