Patrick McGorry © Anneleen van Kuyck

« Le suicide est un plus grand problème que le coronavirus, mais pas insoluble »

Nous pouvons résoudre le problème du suicide des jeunes », affirme le psychiatre Patrick McGorry dans une interview exclusive à notre confrère de Knack. « Le stade terminal n’existe pas en santé mentale. De meilleurs soins primaires, davantage d’investissements et d’autres manières d’informer peuvent réduire considérablement le nombre de suicides ».

Partout dans le monde, les gens s’intéressent à la manière innovante dont McGorry et son équipe abordent la santé mentale. En 2006, il a développé le Melbourne Headspace, une forme accessible de soins primaires pour les jeunes. Il y a aujourd’hui 145 Headspaces dans toute l’Australie, qui aident 100 000 jeunes chaque année. Le système a été reproduit dans plus de 15 autres pays. En Belgique aussi, il y a une initiative similaire baptisée OverKop.

Vous avez été élu Australien de l’année en 2010 pour votre travail dans le cadre de Headspace avec les jeunes. Pourquoi vous concentrez-vous sur les jeunes ?

Patrick McGorry : La moitié des jeunes âgés de 12 à 25 ans développent des problèmes mentaux. Ils n’ont pas tous besoin d’un traitement psychiatrique sévère, mais les deux tiers d’entre eux ont besoin d’une forme d’aide professionnelle. Seule une petite minorité reçoit cette aide. Par conséquent, la santé mentale est le plus grand problème de santé chez les jeunes partout dans le monde.

Quelles sont les conséquences ?

En Occident, le suicide est la principale cause de décès chez les jeunes adultes. En outre, il réduit également l’espérance de vie : les personnes souffrant de maladies mentales graves meurent en moyenne 15 à 20 ans plus tôt. C’est un coût énorme en termes de perte de productivité. Selon le Forum économique mondial, l’impact de la santé mentale sur le produit national brut est énorme. Parmi les maladies non transmissibles, les troubles mentaux sont la principale cause de perte de PIB. Plus que les maladies cardiovasculaires et deux fois plus que le cancer.

En Belgique, cinq personnes se suicident en moyenne par jour. Depuis la première infection par un coronavirus belge, le 4 février, on estime que 175 Belges sont ainsi morts par suicide. Est-ce un problème plus important que le coronavirus?

Le suicide est bien pire que le coronavirus. Toutes les 40 secondes, quelqu’un met fin à ses jours. Évidemment, je ne dis pas que nous ne devons rien faire contre le coronavirus, mais nous ne devons pas ignorer un problème beaucoup plus important : les décès évitables dus aux maladies mentales. Nous n’avons pas encore de remède contre le coronavirus. Tout ce que nous pouvons faire, c’est essayer de contenir la propagation. Pour les maladies mentales, en revanche, nous disposons de thérapies efficaces, mais elles n’atteignent pas suffisamment les personnes qui en ont besoin. Il y a un énorme décalage.

Si le problème du suicide est tellement plus important, pourquoi ne le voyons-nous pas dans les médias ?

Le coronavirus fait peur et cela fait vendre. Chaque jour, nous recevons un rapport détaillé du nombre de personnes contaminées et décédées. Alors que les médias sont réticents à signaler les suicides. C’est dû en grande partie au fait que le secteur professionnel des soins de santé exige des directives strictes pour les médias. Il faudrait signaler les cas individuels de suicide, comme les accidents de la route. Les journaux australiens publient chaque jour le nombre de morts sur les routes. À la télévision, ils montrent les voitures éventrées et les parents en deuil. Nous montrons trop peu cet impact social dans le cas du suicide. La principale raison est la honte.

Les jeunes en difficulté se disent « je suis un fardeau pour mes amis et ma famille, alors je vais me tuer ». Si les médias révèlent la réalité – l’impact important d’un suicide sur l’entourage – celle-ci peut décourager les gens de mettre fin à leurs jours. Il est nécessaire de relayer le sujet de manière stratégique.

Avec Headspace, vous avez radicalement repensé la prise en charge psychologique des jeunes. Comment en est-on arrivé là ?

Dans les années 80, j’ai étudié la schizophrénie et la psychose. Nous avons mis au point des moyens de détecter et de traiter les symptômes à un stade très précoce. À l’époque, ces maladies étaient considérées comme incurables, mais on constate qu’une intervention rapide permet d’obtenir de bons résultats. En intervenant dès le plus jeune âge, nous pouvons prévenir les troubles mentaux graves.

Plus tard, j’ai compris que c’est le cas pour presque toutes les maladies mentales : dépression, toxicomanie, troubles alimentaires… 75 % des problèmes mentaux surviennent avant l’âge de 25 ans.

J’ai travaillé dans un quartier de Melbourne où vivent 200 000 jeunes. À l’époque, nous traitions environ 1 000 jeunes par an, mais selon les statistiques, il y en avait au moins 15 000 qui souffraient des problèmes de santé mentale. Nous avons demandé de l’argent au gouvernement pour pouvoir traiter beaucoup plus de jeunes à court terme. C’étaient les premiers Headspaces.

Qu’est-ce qui différencie un Headspace de soins primaires ordinaires ?

Cela fonctionne comme un guichet unique : vous avez tout en un seul endroit. Chaque Headspace compte au moins un médecin généraliste, un psychologue, un travailleur social et des jeunes qui travaillent bénévolement.

L’apport des jeunes eux-mêmes est crucial pour abaisser le seuil. Ils s’écoutent les uns les autres et apprennent les uns des autres. Nous les avons également laissés mettre en place eux-mêmes les Headspaces, de sorte qu’il n’y a pas du tout une ambiance d’hôpital. Les Headspaces sont des centres de jeunesse accueillants et en même temps un point d’accès (presque) gratuit aux soins.

Les Headspace sont souvent situés au centre d’une ville ou d’un village. Tout le monde vous voit entrer, n’est-ce pas gênant ?

C’est ce que nous craignions, mais c’est le contraire qui est vrai. Les jeunes aiment y aller, ce qui permet de réduire la stigmatisation. Headspace est rapidement devenu une marque positive. Les gens demandent : « Pourquoi n’y a-t-il pas de Headspace dans notre ville ? Cela a mis la pression sur les politiciens pour qu’ils investissent davantage et nous a permis de nous développer.

En général, les habitants ne veulent pas d’une institution psychiatrique dans leur quartier. Ici, nous avons eu l’effet inverse. Les gens réalisaient qu’il ne s’agissait pas de « fous », mais de leurs propres enfants. Et on sait tous que les jeunes se débattent parfois avec un problème.

Les Headspaces semblent victimes de leur succès. Vous aussi, vous êtes aux prises avec des listes d’attente.

C’est vrai, il faut plus d’investissements et pas seulement pour Headspaces. L’aide spécialisée à laquelle nous nous référons si nécessaire est également sous-financée. Il y a un goulot d’étranglement. Nous devons continuer à faire pression sur les politiciens pour qu’ils investissent dans la santé mentale. Le retour sur investissement a été prouvé. S’attaquer aux problèmes mentaux de manière rapide et efficace rapporte de l’argent.

La route est encore longue, mais estimez-vous que c’est un problème qui peut être résolu ?

Absolument. Contrairement à certains de mes collègues, je suis convaincu que nous pouvons prévenir tout suicide à long terme. En fin de compte, les soins de santé mentale n’existent pas. Le suicide est une solution permanente à un problème temporaire. Nous continuons à lutter.

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