La récente (et potentiellement durable) popularité du gel hydroalcoolique ne réjouit guère les experts. © GETTY IMAGES

La vie après le coronavirus: pourquoi il ne faut pas devenir trop propres

Mélanie Geelkens
Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

Se laver les mains, se distancier, se masquer : l’aseptisation est, pour l’instant, la seule solution pour éviter la propagation du Covid-19. Cet excès d’hygiène, dans un monde déjà hygiéniste, inquiète toutefois à plus long terme. Etre trop propre provoque d’autres pathologies. Et pourrait même expliquer la vulnérabilité occidentale au coronavirus.

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 » Hygiène intensive des mains : comment éviter les crevasses ?  » ( Le Soir du 30 avril dernier). On en est donc là. A frotter jusqu’à se choper une dermite d’irritation (mieux vaut ne pas googler). Pendant ce temps-là, le président des Etats-Unis suggère une  » injection de désinfectant  » pour se nettoyer l’organisme, car  » ça élimine le virus en une minute  » (il était sérieux). Certains conduisent leur voiture la bouche couverte (sans doute pour éviter que leurs postillons ne contaminent le pare-brise). Et un nouveau métier est né : désinfecteur de poignées de caddies de supermarchés (puisse-t-il être bien rémunéré).

Se désinfecter les mains à la place de les laver au savon, ce n’est pas malin.

L’hygiène d’avant le corona ne ressemble plus à l’hygiène d’après. Indispensable nécessité, tant que se laver, s’éviter, se masquer, aseptiser seront les seuls moyens de ne pas propager cette saleté.  » Ces règles devront être inscrites dans notre quotidien au cours des prochains mois « , cadre Isabelle Godin, professeure à l’Ecole de santé publique de l’ULB. Et si elles s’ancraient plus durablement ?

Ce ne serait, historiquement, pas la première fois.  » Déjà après la première grande épidémie, au ve siècle avant Jésus-Christ, cela avait engendré des conséquences sur les comportements « , rappelle Annick Le Guérer, anthropologue et historienne, auteure du livre Les Pouvoirs de l’odeur (Odile Jacob).  » Les médecins avaient alors déconseillé de se laver avec de l’eau chaude, pensant qu’elle ouvrait les pores de la peau et laissait pénétrer les miasmes, qui pourrissaient les organes.  » Quant à la distanciation sociale, elle  » existait déjà au temps de la peste bubonique « , comme le fait de respirer via des linges parfumés, censés désinfecter.

Depuis, Louis Pasteur est passé par là. Se laver les mains avant de manger, après avoir déféqué, éviter de cracher, aseptiser les instruments médicaux… Avant lui (au milieu du xixe siècle), personne n’y avait pensé. Après la Seconde Guerre mondiale, l’industrie engendrera une nouvelle forme d’hygiène. Faite de déodorants, de lingettes, de désinfectants, d’aliments sous conservateurs… Tant et si bien qu’on vivrait désormais dans des environnements trop aseptisés.

Greffes… fécales

A force de vouloir chasser les bactéries, on finirait par trop en éliminer. Nos systèmes immunitaires, dépourvus d’ennemis à affronter, se retourneraient vers des adversaires qu’ils n’auraient a priori pas dû calculer. Ce qui serait à l’origine de nombre de maladies actuelles, toujours plus fréquentes : allergies (en particulier l’asthme), intolérances alimentaires, diabète de type 1, infections du côlon, voire peut-être l’obésité. Des recherches scientifiques étudient l’opportunité de  » ré- introduire  » certaines bactéries dans l’organisme pour soigner ces pathologies. Les bienfaits des transplantations… fécales sont même très sérieusement analysés.  » La révolution est en cours, annonçait dans ces pages Georges Daube, bactériologiste et doyen de la faculté de médecine vétérinaire de l’ULiège. Actuellement, on décrit beaucoup, mais on ne parvient pas encore à tout expliquer. Il faudra peut-être encore dix ou quinze ans avant d’arriver à une approche thérapeutique.  » L’avènement d’une nouvelle science, qui mettrait fin à notre  » dysbiose « , soit notre manque de diversité bactérienne.

Autant dire que la récente (et potentiellement durable) popularité du gel hydroalcoolique ne réjouit guère ces experts.  » Les gens ne sont déjà pas très réceptifs à la notion d’excès d’hygiène, mais cet épisode de Covid-19 va renforcer la désinfection au Dettol, le manque de contacts entre les gens et avec la nature… « , regrette Fabrice Bureau, vice-recteur en charge de la recherche à l’ULiège qui, hors coronavirus (il dirige actuellement une task force dédiée au testing), travaille à l’élaboration d’un remède contre l’asthme.  » En période de crise, il faut évidemment prendre des précautions. Mais en dehors, il faut vraiment arrêter avec ces mesures hygiéniques désastreuses.  »  » Le problème, enchaîne Isabelle Godin, c’est que beaucoup de personnes n’ont pas une bonne littératie, cette capacité à s’approprier des connaissances. Tout passer au Dettol, ce n’est pas du tout nécessaire. Se désinfecter les mains à la place de les laver au savon, ce n’est pas malin.  » Pas la peine de transposer à domicile des mesures hospitalières.

Pays « sales » vs pays propres ?

Pour certains scientifiques, notre excès tout occidental d’hygiène expliquerait pourquoi le Covid-19 fait davantage de ravages en Europe et aux Etats-Unis que partout ailleurs.  » Les nouveaux virus naissent dans des pays où il y a peu d’hygiène, puis affectent surtout ceux où il y en a beaucoup, alors que leurs systèmes de soins de santé sont à la pointe « , observe Fabrice Bureau. Jusqu’au 10 mai, selon les données de Sciensano, la Chine faisait état de 4 637 décès, le reste de l’Asie de 16 704, contre 83 901 pour l’Amérique du Nord et 147 888 pour l’Europe. Différents facteurs explicatifs s’entremêlent sans doute (populations vieillissantes vs jeunes, comparaisons difficiles entre systèmes de comptage…). Mais quand même, et si c’était aussi à cause de l’hygiène ?

Le virologue Michel Balaka-Ekwalanga, professeur à la faculté de médecine de Lubumbashi, avançait ce paramètre, le 18 mars dernier, dans Le Soir, pour analyser les raisons d’une Afrique relativement préservée (2 062 décès).  » La température extérieure n’a rien à voir […] On (y) vit dans des milieux multi-infectieux, ce qui provoque des antigènes, dont certains croisent celui du coronavirus. Autrement dit, la réponse immunitaire est plus rapide. En Europe, la situation n’est pas la même, les milieux ambiants sont beaucoup plus aseptisés et la population est donc plus vulnérable.  »

Cause et remède. Comme un serpent qui se mord la queue. Cette théorie ne met pas tous les scientifiques d’accord. En revanche, tous s’entendent sur le fait que l’excès d’hygiène provoque des pathologies… qui peuvent être des facteurs de comorbidités du Covid-19. Le diabète était ainsi constaté chez 21,5 % des patients hospitalisés, les maladies pulmonaires chroniques (dont l’asthme fait partie) chez 14,6 %, et l’obésité chez 9,9 %. Seuls 27,7 % ne présentaient aucun problème de santé préexistant.

Comme un rappel du fait que, hors corona, la mortalité actuelle n’est plus due – comme au début du xxe siècle – à des maladies infectieuses.  » Mais bien à la chronicisation des maladies, répète Isabelle Godin. Donc à nos comportements, à nos modes de vie.  » Tabac, sédentarité, pollution, mauvaise alimentation…  » On meurt encore beaucoup plus de tout ça.  » Mais arrêter de fumer, c’est quand même beaucoup moins aisé que se désinfecter les mains à les en crevasser.

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