Covid: faut-il tirer un trait sur l’immunité collective ? (analyse)
Faut-il tirer un trait sur l’immunité collective, cet horizon présenté par les épidémiologistes comme un objectif qui nous rapprocherait de la fin de l’épidémie? Eradiquer totalement la circulation du virus semble pour l’heure impossible. Mais vivre avec, sans doute.
Des variants de plus en plus transmissibles, des vaccins qui ne bloquent pas entièrement les infections et les transmissions… Cette conjoncture est venue semer le trouble. D’où cette question qui tourne, qui revient: l’immunité collective contre le Sars-CoV-2 est-elle atteignable? Est-elle devenue une illusion? L’immunité collective (de groupe ou encore grégaire) désigne un concept semblable au principe d’un vaccin: acquise (par infection naturelle ou par la vaccination) par une très grande partie du groupe, elle protège l’ensemble, y compris les non-immunisés, et empêche ainsi l’agent infectieux de se répandre. En cas de pandémie, il faut donc viser le niveau à partir duquel un sujet infectieux contamine moins d’une personne, en moyenne, entraînant de fait l’extinction de l’épidémie, puisque le pathogène rencontre des sujets ayant déjà majoritairement développés des anticorps (voir l’encadré).
L’hétérogénéité de la population rend plus incertain le niveau d’immunité à atteindre.
Promise depuis le début de la pandémie, l’immunité collective n’a cessé de s’éloigner, à mesure qu’émergeaient des nouveaux mutants, toujours plus contagieux, et qu’ils se répandaient à travers le monde. L’arrivée des vaccins, en janvier 2021, avait gonflé l’espérance. Combiner la vaccination de masse et de fréquentes infections naturelles, c’était le sésame qui, peu à peu, permettrait de dresser des digues robustes contre le Sars-CoV-2. Et, dans presque toutes les bouches alors, cette prophétie: vivre avec était possible, le retour des jours heureux nous était promis. Patatras, les nouveaux variants ont joué les trouble-fêtes.
Ça, c’était avant l’arrivée d’Omicron. Plus contagieux encore que son cousin Delta, lui-même déjà plus contagieux que son prédécesseur Alpha, le nouveau venu posséderait deux atouts. D’une part, son superpouvoir de propagation, propice à une immunité collective. D’autre part, sa moindre sévérité, qui pourrait construire un bouclier, à moindre coût, pour la société.
Plusieurs experts ont eux-mêmes ravivé cet espoir: à terme, la Covid pourrait rejoindre les quatre coronavirus donnant des infections respiratoires généralement bénignes du type rhume ou angines. Mais quand? Aucun d’eux n’ose s’avancer. Ce qui fait dire à Emmanuel André, microbiologiste à la KULeuven, que « le but n’est plus l’élimination du virus, mais celle des formes sévères ».
L’immunité collective bute sur le fameux R0
En épidémiologie, l’immunité collective est la proportion nécessaire de personnes dans une population – exprimée en pourcentage – qui doit avoir acquis une immunité protectrice pour bloquer la propagation d’un pathogène donné (bactérie, virus, parasite). Plus l’agent infectieux est contagieux, plus le pourcentage devra être élevé pour stopper sa propagation. Les modèles mathématiques de transmission des maladies infectieuses intègrent cette règle de base.
Fin 2019, la souche historique du Sars-CoV-2, détectée dans la ville chinoise de Wuhan, a rencontré ce qu’on appelle en épidémiologie des « hôtes naïfs », c’est-à-dire des individus qui n’avaient jamais été exposés à ce virus et qui, donc, étaient dépourvus de défenses spécifiques. Cette souche virale, pourtant, présentait un niveau de contagiosité initial modéré: une personne infectée en contaminait trois autres. Au début de la pandémie, les épidémiologistes avaient estimé qu’une immunisation de 66% de la population pourrait suffire à empêcher sa diffusion. Un objectif irréaliste puisqu’il n’existait aucun vaccin.
Puis sont arrivés ces satanés variants. Dont Delta, qui a nourri la troisième et la quatrième vagues. Avec un coefficient autour de 6 à 8, il est venu tout bouleverser, faisant relever sensiblement le seuil d’immunité collective: dès janvier 2021, les experts le situaient dans une fourchette de 80% à 85%. Avec Omicron, qui se propage à un rythme jamais vu, le pari devient illusoire. D’après les modélisateurs, il faudrait que 90% de la population soit immunisée.
La transmissibilité toujours plus élevée des nouveaux variants – du moins, pour l’instant – est un effet attendu de la loi de l’évolution. Les coronavirus possèdent tous cette particularité d’être des virus à ARN, qui mutent donc facilement. Dès lors, ne survivent et ne se disséminent que les plus aptes et les mieux adaptés. Les virologues ont d’ailleurs identifié des trajectoires communes. Par exemple, lorsqu’un coronavirus mute, il peut modifier les symptômes de la maladie. Au fil du temps, le virus perdrait également de sa virulence et de sa létalité, mais gagnerait en contagion. Cet avantage, ce coup d’avance, entraîne des seuils toujours plus hauts à atteindre. L’immunité collective, encore en cours de construction, se mue alors en rêve.
A cela s’ajoute un autre biais. Les théories se fondent sur des situations idéalisées d’une population homogène. Elles considèrent que tout le monde infecte tout le monde de la même manière. Or, les populations réelles sont hétérogènes (quelques personnes en contaminent beaucoup, par exemple), avec des densités différentes sur le territoire et, surtout, n’ont pas le même âge. « Un enfant n’a pas la même susceptibilité à une maladie qu’un adulte ou qu’une personne âgée, avance Antoine Flahault, épidémiologiste et professeur de santé publique à l’université de Genève. Il n’a pas non plus le même nombre de contacts quotidiens que ses parents ou grands-parents. »
Si cette hétérogénéité n’est souvent pas prise en compte dans les modèles, c’est parce qu’il est difficile de la mesurer. Elle rend surtout plus incertain le niveau d’immunité à atteindre.
L’immunité collective bute sur sa définition stricte
« Je pense que l’immunité collective est un concept un peu ancien, théorique, qui repose sur la transmission », poursuit le scientifique. En clair, le terme dans sa définition stricte ne tient plus, n’est plus un bon calcul. En effet, il s’appuie sur l’hypothèse d’une immunité stérilisante, c’est-à-dire qui empêche d’attraper le virus et de le transmettre. Mais les rusés Delta et Omicron n’obéissent pas à ce principe ambitieux: ils parviennent à réinfecter des personnes déjà vaccinées ou infectées, ruinant tous les espoirs d’atteindre cette immunité. Désormais, Antoine Flahault préfère parler, comme de nombreux confrères, d’une « immunité protectrice contre les formes graves de la maladie, plutôt qu’une immunité collective ».
Les rusés Delta et Omicron parviennent à réinfecter des personnes déjà vaccinées ou infectées, ruinant tous les espoirs d’atteindre l’immunité.
Mais l’interrogation qui demeure est la « robustesse » de cette immunité protectrice: quelle est sa qualité? Et combien de temps dure-t-elle? On sait, d’après les dernières données, qu’Omicron est très peu sensible aux anticorps anti-SARS-CoV-2 développés après une infection naturelle ou après deux doses de vaccin. En revanche, les individus ayant reçu une troisième dose de Pfizer ont des défenses efficaces contre Omicron, un mois après l’injection. Selon Sciensano, il y aurait 50% à 75% moins de risques de présenter une forme grave ; les boostés voient ce moindre risque grimper jusqu’à 88%. Quant à la durée de protection, Emmanuel André, médecin microbiologiste et chef de laboratoire à la KULeuven, estime à dix semaines l’immunité conférée par le rappel vaccinal.
Si la contagiosité était la solution?
Autre motif, pointé par Emmanuel André, sur lequel pourrait se heurter l’idée d’une immunité collective enfin acquise avec cette cinquième vague: la cartographie d’Omicron dans la famille des coronavirus, faisant de lui un avatar. Il présente des antigènes, les fragments du virus reconnus par le système immunitaire, très différents des autres mutants. L’inquiétude serait dès lors que, face à de futurs variants, proches des variants « classiques » du Sars-CoV-2, les anticorps développés contre Omicron ne se révèlent pas assez efficaces. Comme, aujourd’hui, où les taux d’anticorps engrangés par une infection ou une double dose vaccinale n’atteignent pas un niveau suffisant contre Omicron.
Tout est-il pour autant foutu? Non, car si ce ressac n’est probablement pas le dernier, les prochaines vagues devraient provoquer moins de formes sévères, dans une population très largement vaccinée ou infectée.
L’espoir, ici, repose sur la fameuse seconde ligne de défense de notre système immunitaire. Celui-ci, en effet, mobilise deux grands murs protecteurs contre l’assaillant microbien: les anticorps (les premiers à monter au front, qu’on appelle l’immunité humorale), mais aussi l’immunité cellulaire, composée des lymphocytes B (producteurs d’anticorps, dont une partie est stockée pour réagir plus vite en cas de réinfection) et des lymphocytes T (soldats de l’immunité, produits dans la moelle osseuse, qui tuent les cellules infectées). Elle est plus lente à opérer mais plus durable: elle garde une bonne mémoire des rencontres passées avec un virus ou avec un vaccin. Mieux, elle possède une mémoire élargie: elle sera réactivée en cas de nouvelle attaque par toute la « nichée coronavirus » et pas seulement sa seule protéine spike, celle qui cible les anticorps. L’immunité cellulaire devrait donc mieux résister aux métamorphoses du Sars-CoV-2.
L’espoir repose sur la seconde ligne de défense de notre système immunitaire: l’immunité cellulaire.
Plus de la moitié des Européens pourraient être touchés par Omicron d’ici à deux mois, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Résultat de ce « raz-de-marée » d’infections, qui frappe aussi les Etats-Unis: la population devrait acquérir une immunité solide. « Nous accumulons les couches protectrices d’immunité, conférées par des infections et des doses de rappel, note Emmanuel André. Quand un nouveau variant arrivera, il se cognera à une immunité résiduelle. »
La pandémie pourrait donc se muer, peu à peu, en épidémies saisonnières. Le Sars-CoV-2 circulerait en permanence à bas bruit et provoquerait des flambées ponctuelles. Mais des traitements permettront de proposer un suivi préventif pour les personnes les plus à risque, et les couches de protection de limiter les effets les plus graves, de diminuer la mortalité et d’épargner le système hospitalier. Ce scénario est en effet envisagé depuis des mois ( lire Le Vif du 26 août 2021), par les virologues et les épidémiologistes qui, sondés dans Nature, sont 89% à estimer qu’il s’agit d’un scénario « probable », voire « très probable ». « On est sûr que cette option arrivera sur le long terme, conclut Antoine Flahault. Pour l’instant, nous nous situons sans doute dans une période de transition. »
La formule mathématique
Estimer le seuil de l’immunité collective repose sur une courte formule mathématique utilisée par les épidémiologistes depuis 1920. Elle combine deux variables. La première, la proportion nécessaire de personnes (« p ») dans une population qui doit avoir acquis une immunité protectrice pour bloquer la propagation d’un agent pathogène (bactérie, virus, parasite). La seconde, le désormais célèbre taux de reproduction de base (R0) du virus, c’est-à-dire le nombre moyen de personnes qui seront contaminées par un sujet infecté. Un R0 égale à 3 signifie qu’un individu infecté contaminerait en moyenne trois autres, en l’absence de toute mesure de contrôle et de toute immunité, qui ensuite en contaminent trois autres, et ainsi de suite – suivant une loi exponentielle.
Par conséquent, l’équation sera: p > 1 – 1/R0. Plus l’agent pathogène est contagieux, plus le « p » devra être élevé pour briser les chaînes de transmission. Chaque maladie a son « seuil d’immunité grégaire » qui permet ensuite de protéger toute la population. Concrètement, pour le virus de la grippe, le R0 vaut 1,5. Le « p » doit alors être supérieur à 1 – 1/1,5, c’est-à-dire 1 – 1,5, donc à 0,33. En clair, 33% de la population doit être immunisée pour stopper l’épidémie de grippe.
Pour la souche originelle de la Covid-19, celle de Wuhan, à présent, le R0 s’élevait en moyenne à 3. Donc, le « p » doit être égal à 66% (1 – 1/3, soit 1 – 0,34, donc à 66). Avec le variant Delta, nettement plus contagieux, le R0 était estimé entre 6 et 8. Retenons la valeur la plus basse, il faut alors qu’au moins 83% de la population soit immunisée. Quant à Omicron, le R0 grimperait à 10 minimum. C’est donc 90% de la population.
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