Coronavirus: l’après-crise, une occasion de repenser aux lieux de vie des personnes âgées ?
La crise du coronavirus a mis en lumière les conditions de vie des personnes âgées confinées dans les maisons de repos. Menacées par la pandémie, les plus vulnérables d’entre elles risquent aussi de mourir de tristesse. L’occasion, lorsque la crise sera passée, de repenser ces lieux de vie ? De nombreux spécialistes le réclament.
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On ne parle que d’eux mais on ne les entend pas, ou si peu. De temps à autre, une petite vidéo passée au JT les montre chantant » Tout va très bien, Madame la Marquise » ou assurant depuis leur fauteuil qu’ils se portent à merveille. Ils espèrent seulement que » ça ne durera plus trop longtemps parce que quand même… « . On voit les plus vaillants aux fenêtres des maisons de repos, saluant leurs proches ou les pompiers venus, toutes sirènes hurlantes, leur rappeler que d’ici, on pense à eux. Ils envoient des baisers sans rides et font longuement signe, papes blanchis bénissant ceux qui sont dehors. Comme s’il y avait mystère sur celui, de ces deux mondes, qui court le plus grand danger.
Les maisons de repos sont devenues des structures fermées sans ancrage dans l’espace public et sans lien intergénérationnel.
» Les vieux ne parlent pas « , dit le poète. Dans la crise du coronavirus, qui les touche pourtant de plein fouet, on ne les entend guère. A cet âge-là, on ne manifeste plus, on ne revendique rien. Les plus de 65 ans n’ont pas de porte-parole, donc pas de voix. Seul le Gang des vieux en colère ou, dans un autre genre, les Grands-parents pour le climat rappellent l’existence des aînés, leurs besoins et leurs envies.
La crise du coronavirus a entre autres effets de révéler au grand jour toutes les carences de nos systèmes. » Dans un tel contexte de confinement, ce sont toutes les vulnérabilités qui sont frappées le plus durement, relève Sylvie Carbonnelle, socio-anthropologue de la santé et du vieillissement au CDCS, asbl attachée à l’ULB : les personnes âgées, mais aussi les sans-abri, les sans-papiers, les isolés, les personnes porteuses de handicap et celles qui souffrent de problèmes psychiatriques. »
Le coronavirus fait des ravages dans les maisons de repos, engendrant en outre un désappétit de vie qui peut, lui aussi, être fatal. A la date du mardi 21 avril, 3169 résidents figuraient parmi les 5998 décès recensés en Belgique. Le personnel soignant, en contact direct avec des personnes porteuses du virus, y est chaque jour en danger, investi et impliqué comme jamais. L’annonce, par la Première ministre Sophie Wilmès, de visites familiales désormais possibles dans les maisons de repos a provoqué un tollé d’incompréhension, d’exaspération, d’indignation dans leurs rangs. Il s’agit d’abord de protéger les résidents. Ceux-ci ne sont plus seulement confinés, mais enfermés. Dans un tel contexte, les liens sociaux et familiaux, essentiels, passent pour l’instant en deuxième ligne.
Après les hôpitaux
A la lumière de cette crise sournoise, certaines voix s’interrogent sur la pertinence de regrouper les aînés, vulnérables pour certains mais pas pour tous, dans le même lieu. » Tout le monde se réveille, mais c’est tard, s’emporte Rachid Bathoum, chercheur et membre de l’association Vieillissement et société. Les maisons de repos sont devenues des structures fermées sans ancrage dans l’espace public et sans lien intergénérationnel. » Bien sûr, il y a urgence à protéger les aînés. Ils n’en sont pas moins passés après les hôpitaux : le matériel de protection y est arrivé notoirement trop tard. » Le sacrifice des personnes âgées, qui sont considérées comme n’étant plus utiles à la société, résulte de choix de politiques publiques qui ont été posés en amont « , lâche Rachid Batoum. » Disons que comme en temps de guerre, on a organisé le rationnement « , ajoute Jean-Marc Rombeaux, conseiller-expert à l’Union des villes et communes de Wallonie.
Alors peut-être faut-il quand même questionner, repenser, l’accompagnement que l’on propose aux personnes âgées, en Belgique, même si le modèle de la maison de repos classique constitue une réelle solution dans bien des cas. » Les maisons de repos répondent à de réels besoins, notamment par défaut de place dans d’autres structures, résume Sylvie Carbonnelle. Elles accueillent une grande diversité de population, dont les personnes que les autres secteurs du social et de la santé n’assument plus, notamment en psychiatrie. » Par défaut, donc.
» Les enquêtes concluent toutes la même chose : la maison de repos est rarement un choix, et certainement pas un choix joyeux « , rappelle Marie-Thérèse Casman, sociologue de la famille à l’ULiège.
Cacher la vieillesse
Le comité consultatif national d’éthique français ne disait rien d’autre dans un avis cinglant rendu en mai 2018 : » Force est de constater que l’institutionnalisation des personnes âgées dépendantes et leur concentration entre elles génèrent des situations parfois indignes, qui, réciproquement, sont source d’un sentiment d’indignité de ces personnes. Leur exclusion de fait de la société, ayant probablement trait à une dénégation collective de ce que peuvent être la vieillesse, la fin de la vie et la mort, pose de véritables problèmes éthiques, notamment en termes de respect dû aux personnes. En effet, bien que cette institutionnalisation forcée soit revendiquée au nom de principes de bienveillance et dans le but d’assurer la sécurité de ces personnes vulnérables, celle-ci se fait souvent sous la contrainte, faute d’alternative, et se joint en outre de l’obligation pour ces personnes de payer pour un hébergement qu’elles n’ont pas voulu. »
Ce n’est pas un débat simple : personne n’a particulièrement envie de penser à la fin de vie. » On a plutôt tendance à cacher la vieillesse, donc on lui fait très peu de place, confirme Sylvie Veyt, coordinatrice des personnes âgées à la Ligue bruxelloise francophone pour la santé mentale.
En Belgique, les plus de 65 ans sont pourtant de plus en plus nombreux : ils représentent actuellement un bataillon de quelque deux millions de personnes, soit 19 % de la population. Ils pèseront 21 % en 2025 et 26 % en 2050. Aujourd’hui, 143 000 environ vivent en maison de repos, dont 46 500 en Wallonie et 13 000 à Bruxelles. » Il n’y a pas de raisons de questionner les maisons de repos en raison de cette crise « , estime un directeur de CPAS, courroucé. Elle les concerne pourtant au plus près.
A partir de quand est-on vieux, d’abord ? D’aucuns sont extrêmement fragiles et dépendants dès 65 ans, d’autres sont en pleine forme à 85. On parle maintenant de » jeunes vieux » pour les 55-70 ans et de » vieux vieux » pour les plus de 70 ans. » Il faudrait restaurer l’image des personnes âgées, affirme Marie-Thérèse Casman. Et changer le vocabulaire qu’on utilise à leur endroit. Dire » prendre en charge « , c’est négatif. Qui a envie de porter une charge ? On devrait dire accompagner. On ne devrait pas non plus parler de » placer » une personne âgée en maison de repos. Placer, ça s’utilise pour les objets, pas pour les humains. »
Le défi culturel est colossal. Car c’est tout le regard sur la personne âgée qui devrait évoluer. Il devrait se distinguer, selon les individus, se démédicaliser, se débarrasser de cette notion de fragilité qui l’embue systématiquement, même quand ce n’est pas justifié. » Ça prendra des années pour démonter les stéréotypes que l’on a sur les personnes âgées, pronostique Eloria Vigouroux-Zugasti, chercheuse en sciences de la communication et de l’information à l’université de Bordeaux. Une fois retraitées, on les considère comme grabataires. Or, ce n’est pas le cas. Laisser les aînés à la marge alors qu’ils sont de plus en plus nombreux n’est pas la bonne marche à suivre. »
Kangourous, etc.
Aujourd’hui, les aînés vivent plus longtemps et désirent d’ailleurs vivre chez eux le plus tard possible, si nécessaire avec des aides extérieures. » Très peu de personnes âgées souhaitent aller vivre chez leurs enfants, rapporte Marie-Thérère Casman : elles ne veulent pas s’imposer chez eux. » Quand leur manque d’autonomie les empêche de rester à domicile, elles intègrent généralement des maisons de repos à un âge et dans un état de santé qui rendent beaucoup plus difficile leur ancrage dans ce nouveau lieu de vie, choisi par défaut. Et beaucoup plus lourde la tâche du personnel soignant.
Alors ? Un peu partout, on voit surgir des propositions alternatives, qui s’égrènent entre le domicile et la maison de repos. On connaît les maisons kangourous, dans lesquelles une personne âgée partage son lieu de vie avec un ou une plus jeune, les habitats groupés participatifs Abbeyfield, les résidences-services ; la méthode Montessori adaptée aux aînés, les Marpa (maisons d’accueil rurales pour personnes âgées), développées en France, les services d’accueil de jour. Au Danemark, tout est fait pour leur permettre de rester chez eux le plus longtemps possible. Les maisons de repos sont de petites structures, où les résidents, qui présentent, pour certains, de sérieux troubles cognitifs, disposent d’un appartement et non d’une chambre. On parle aussi, comme l’économiste Philippe Defeyt, de résidences de services et de soins.
Les pouvoirs publics n’embraient pas
» Les solutions alternatives ne peuvent pas convenir à tout le monde « , répond Anita Gancwajch, directrice des maisons de repos du CPAS de Charleroi. Sans doute. Mais le pays gagnerait certainement à diversifier les habitats possibles pour les plus âgés. Ou, à tout le moins, y réfléchir. Ce que demandent depuis des années tous ceux qui se penchent sur la question de la vieillesse. Actuelle- ment, on compte quelque 50 000 places en maison de repos en Wallonie, environ 3 782 places en résidences-services et 447 en centre de soins de jour. Bien sûr, leur coût n’est pas identique. » Pour que des formules alternatives décollent, il faudrait que les pouvoirs publics leur donnent une impulsion et ils ne le font pas « , déplore Marie-Thérèse Casman. » Non seulement, ils ne soutiennent pas les projets alternatifs mais parfois ils les entravent « , relève Caroline Guffens, gérontologue et cofondatrice de l’asbl Bien vieillir. » Des études sur les personnes âgées, il y en a des tiroirs entiers, embraie Rachid Bathoum. Actuellement, il arrive que deux soignants doivent veiller sur soixante résidents, la nuit. Il arrive aussi que l’on enferme des personnes au motif qu’elles souffrent de démence. Ça ne va pas. Or, rien ne bouge. » Conservatisme ? Sens des responsabilités ? Peur d’un incident ? Il y a bien sûr des dizaines de maisons de repos qui abattent un travail fantastique. » Ce sont de formidables lieux de vie et pas seulement des lieux de soins, éclaire Thibauld Moulaert, enseignant-chercheur à l’université de Grenoble-Alpes. Ce qui ne va pas, ce sont les soins à la chaîne. La personne n’est pas qu’un corps. »
Alors ?
Le privé a largement investi le secteur des maisons de repos : il en contrôle 60 % en Région wallonne et 50 % à Bruxelles. On ne peut donc faire l’impasse sur la dimension économique du sujet, accusée de reléguer au second plan les liens dont ont besoin les résidents pour continuer à trouver belle la vie. D’aucuns plaident pour que le personnel des maisons de repos soit plus nombreux à l’avenir, que sa charge de travail diminue, de façon à laisser davantage de temps à une approche relationnelle avec les résidents. » On ne peut pas viser la rentabilité absolue des soins, affirme Sylvie Veyt. Il faut laisser les personnes âgées jouer un rôle dans les maisons de repos et partir de leurs choix et envies pour penser à les améliorer. Qu’est-ce qui vous manque pour que vous vous sentiez bien ? C’est ça, la question à leur poser. » D’autres mettent en avant le potentiel des nouvelles technologies, la revalorisation des salaires pour ce personnel essentiel, le développement d’une approche psychosociale de bien-être, davantage que médicale, des résidents. Tout cela pourrait être soumis à la réflexion.
L’économiste Philippe Defeyt craint pour sa part que la crise du coronavirus renforce les maisons de repos dans leur forme actuelle. » Ce modèle est dépassé, dit-il. Il faut le repenser dans une perspective de mixité d’âges et une mixité sociale, en assurant aux aînés un vrai logement et non une chambre. Les personnes âgées ont besoin d’être dans la vie. » Et non d’en être retranchées.
Quand la crise sera derrière nous, il faudra prendre le temps d’analyser ce qui s’est produit pour les plus âgés. Certains réclament la mise en place d’une commission parlementaire pour faire la lumière sur la situation dans laquelle les maisons de repos, ces micromondes qui ont uni résidents et personnel dans le cataclysme, ont été plongées.
» Dans la situation démographique et économique à venir, écrivait déjà l’ingénieur-architecte de l’UCLouvain Olivier Masson en 2015, dans son étude Habitat et vieillissement, de nouvelles formes d’habitat seront à inventer. Sans préjuger, on parie que le lien social y sera renforcé » : il s’agit de mener une réflexion plus générale sur le devenir des liens sociaux en nos sociétés et de lancer un appel à un débat intergénérationnel sur le vivre-ensemble…
Une personne de plus de 75 ans sur trois, vivant en maison de repos, s’est vu prescrire des antipsychotiques en 2016, selon le rapport 2019 sur la performance du système de santé belge que signe le Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE). Par comparaison, les aînés de plus de 72 ans qui vivent toujours chez eux ne sont que 5 % dans le cas.
La Belgique semble recommander ce type de traitement pour les plus âgés beaucoup plus souvent qu’on ne le fait dans d’autres pays de l’OCDE. En 2016 toujours, des antipsychotiques ont été prescrits pour 6,1 % de la population belge âgée de plus de 65 ans. En Suède, en Norvège, aux Pays-Bas, en France, en Australie et au Danemark, moins de 3,5 % des citoyens relevant de cette tranche d’âge se voient proposer ces mêmes médicaments. » La réduction de la surconsommation d’antipsychotiques en milieu résidentiel doit donc rester une priorité en Belgique « , conclut, lapidaire, le KCE.
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