Pourquoi ces crevettes font du bien à la planète
On en connaît d’origine végétale et animale. Mais les protéines dont sont nourries certaines crevettes sont d’une autre nature : issues de la transformation du méthane par des bactéries. Des protéines artificielles qui se profilent comme une solution pour éviter d’épuiser les ressources planétaires pour la production de nourriture animale.
Un régal ! Sous la dent, les papilles n’y voient que du feu. A l’occasion du Seafood Expo Global qui s’est tenu à Bruxelles début mai, le géant des fruits de mer Thai Union a organisé une première mondiale : la dégustation de crevettes élevées grâce à une protéine alternative produite à base de méthane. » Elles ont le même goût et sont de la même qualité que les crevettes que nous proposions auparavant « , garantit Tracy Cambridge, responsible sourcing manager pour Thai Union. Ce produit alimentaire innovant et visant la durabilité pourrait très bientôt se retrouver dans nos étals et nos assiettes.
Au départ de l’aventure, il y a la découverte d’une bactérie du sol qui se régale de méthane, un gaz à effet de serre dont le potentiel de réchauffement planétaire est jusqu’à 25 fois supérieur à celui du dioxyde de carbone. Ces micro-organismes, appelés méthanotrophes, sont de véritables gloutons puisqu’ils consomment plus de 50 % du méthane produit dans les sols et séquestrent jusqu’à un milliard de tonnes d’équivalent CO2 par an.
Quelques ajustements de laboratoire plus tard, voilà la souche bactérienne capable d’engloutir davantage encore de méthane tout en produisant en sus une protéine unicellulaire dont la composition en acides aminés est intéressante pour le nourrissage d’animaux d’élevage. Son nom ? FeedKind. Ce produit, classé parmi les Global Cleantech 100 de cette année, est le fer de lance de Calysta, une entreprise biotechnologique de la Silicon Valley. Il promet rien de moins qu’une » révolution en matière d’alimentation animale pour éviter d’épuiser les ressources traditionnelles « .
Fermentation naturelle
Aujourd’hui, environ 20 % des captures mondiales de poissons sauvages sont destinées à l’aquaculture. Un poisson pêché sur cinq est ainsi broyé et réduit à l’état de farine pour aller nourrir des élevages intensifs de poissons carnivores et de crevettes à l’autre bout de la planète. Au-delà de cette proportion choquante, ces poissons proviennent régulièrement d’une pêche illégale dont les conditions de travail à bord des navires violent les droits de l’homme.
Si la protéine artificielle FeedKind se positionne en solution providentielle, notons toutefois qu’elle ne remplace pas l’entièreté du bol alimentaire nécessaire aux animaux d’élevage. » Elle remplace tout le poisson sauvage que nous pêchions pour nourrir nos crevettes. Pour le reste, ces dernières sont alimentées en huile de thon que nous produisons et par les sous-produits de nos activités liées au riz et au soja. » La protéine artificielle correspond ainsi à environ 10 % de la nourriture désormais consommée par les crevettes de Thaï Union. Cette proportion pourrait augmenter à l’avenir, du moins si les crevettes acceptent d’en manger plus.
La protéine résulte d’une fermentation naturelle. » Quand on dit « fermentation », les gens pensent en général à la bière où la source de carbone est le sucre. Dans notre processus, cette source de carbone, c’est du méthane, une molécule gazeuse à très haute énergie « , précise Allan LeBlanc, product manager chez Calysta. Pour l’heure, les protéines FeedKind sont produites sous forme de pellets dans le Nord-Est de l’Angleterre, à Teesside. Le méthane utilisé en large quantité est, quant à lui, du gaz commercial extrait de la mer du Nord et acheminé par pipeline. Alan Shaw, CEO de Calysta, souhaite parvenir à remplacer cette énergie fossile par une source renouvelable de méthane. Par exemple, par du gaz issu de biodigesteurs traitant les effluents fermiers ou de la décomposition des déchets.
N’empêche, les concepteurs de la protéine artificielle la proclament d’ores et déjà comme durable. » En effet, le processus étant anaérobique, l’eau est un sous-produit de la réaction, nous en utilisons donc très peu. De plus, aucune terre arable n’est utilisée. » Actuellement, une surface au sol de dix hectares suffit pour produire 100 000 tonnes de protéines.
Chiens, chats, cochons…
L’usine anglaise a ouvert ses portes en septembre 2016 et exporte depuis lors cette énergie artificielle à ses clients du monde entier. Notamment en Asie, là où se concentrent plus de 90 % de l’aquaculture mondiale et notamment les fermes de crevettes de Thaï Union. » D’ici à dix ans, nous visons la production d’un million de tonnes de protéines FeedKind et l’ouverture de dix usines, dont certaines en Asie. » De quoi faire se rapprocher lieu de production et utilisation, et ainsi diminuer les émissions de gaz à effet de serre liées au transport des protéines.
La protéine artificielle a déjà fait ses preuves pour nourrir d’autres animaux. Les chats et chiens domestiques, les porcelets et surtout les poissons d’élevage. Car c’est en Norvège, spécifiquement pour l’industrie du saumon de l’Atlantique, que Feedfind a été développée il y a une vingtaine d’années. Depuis, elle a fait l’objet de nombreux tests scientifiques. » Avec une densité en éléments nutritifs et un profil en acides aminés comparables à ceux de la farine de poisson, les protéines FeedKind peuvent facilement être incorporées aux régimes alimentaires à tous les stades de la vie, augmentant potentiellement la rétention et l’absorption globales des éléments nutritifs « , explique-t-on chez Calysta. Autrement dit, elles amélioreraient le fonctionnement du tube digestif des poissons, leur permettant de croître davantage en mangeant moins. Elles pourraient ainsi jouer un rôle clé dans la réduction de la consommation d’aliments par les animaux d’élevage. Et par là, contribuer à faire chuter la surpêche et ses dommages collatéraux.
» Les protéines FeedKind remplacent les poissons sauvages pêchés dans la mer mais aussi d’autres sources de protéines comme le soja qui pousse sur le sol déforesté de l’Amazonie. Si l’on compare l’empreinte carbone de toute la chaîne à celle de FeedKind, notre solution se révèle bien plus durable « , conclut Allan LeBlanc, sans toutefois donner de chiffre relatif à l’empreinte carbone de la protéine artificielle. L’industrie aquacole mondiale est en pleine croissance. La demande de nourriture pour ses fermes est telle que le coût un peu plus élevé de la protéine artificielle ne devrait en rien nuire à son développement commercial.
Par Laetitia Theunis.
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