Covid: vacciner en temps de pandémie, un casse-tête logistique
Transporter rapidement, stocker dans de bonnes conditions des milliards de doses et vacciner des milliards de personnes s’annonce comme un défi inédit pour les fabricants, les transporteurs et les autorités sanitaires.
« Nous sommes prêts. » Jeudi 17 décembre, au Parlement, Frank Vandenbroucke, ministre fédéral de la Santé, s’est montré sûr et ferme. « Si ça ne fonctionne pas, vous pourrez vous en prendre à moi. » La campagne de vaccination, la plus importante depuis la Seconde Guerre mondiale, a débuté en Belgique le lundi 28 décembre.
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Qui, dans notre pays, se fera vacciner? Où, comment, par qui? Le programme tient en trois périodes évolutives. Au cours de la « phase 1a », compte tenu du nombre limité de doses disponibles, la priorité est donnée aux résidents de maison de repos, très vulnérables et peu mobiles, et à leurs soignants. Tout de suite après, on vaccinera le personnel médical des hôpitaux et le personnel soignant oeuvrant en première ligne (infirmiers, généralistes, paramédicaux). Cette phase devrait s’étendre jusqu’à mars. Puis vient la « phase 1b »: les plus de 65 ans, les plus de 45 ans présentant des comorbidités et ceux exerçant des métiers jugés essentiels – à ce stade, on ignore quelles professions sont retenues. Soit environ quatre millions de personnes. Cette étape devrait durer jusqu’en mai. Enfin, la « phase 2 », qui démarrera à l’été et selon les approvisionnements, sera élargie au grand public.
La livraison sécuritaire des vaccins sera la mission du siècle pour l’industrie mondiale du fret aérien.
Encore faut-il pouvoir acheminer à bon port toutes les doses à des milliards de personnes à travers le monde. Une opération logistique jamais vue. En effet, les contraintes sont fortes tant en raison de volumes importants, du manque de visibilité, d’un calendrier très accéléré, des températures de conservation hors norme de certains vaccins qu’à cause de la diversité des publics concernés.
Prenons celui de Pfizer-BioNTech, le premier dont la Belgique dispose, à hauteur de cinq millions de doses. Pour assurer une distribution à grande échelle, le laboratoire américain mise sur deux hubs, l’un aux Etats-Unis, l’autre en Belgique (à Puurs), pour ses clients européens: un bel atout, puisqu’il ne faudra pas recourir au transport aérien pour livrer les doses chez nous. Ce qui permet de raccourcir les délais. Pour autant, la Belgique ne sera ni prioritaire ni favorisée. De fait, la sécurisation de l’approvisionnement a été opérée à l’échelon européen et les vaccins devraient être livrés en même temps dans chaque pays. Dès l’approbation de l’agence sanitaire européenne (EMA), les laboratoires producteurs des autres vaccins seront-ils dans les temps? Dans la foulée devraient, en effet, suivre le vaccin de Moderna, puis celui d’AstraZeneca. Moderna se dit prêt « à livrer ses vaccins dès le lendemain ou le surlendemain » du feu vert européen. Mais l’approvisionnement sera évidemment progressif, la livraison des doses, hebdomadaire, tandis qu’une partie des commandes a déjà été produite et stockée sur ses sites de production en France et en Suisse. « Quant à AstraZeneca, qui doit assurer à la fois des gros volumes, des prix bas et une logistique débarrassée des supercongélateurs, son calendrier demeure plus incertain, en raison d’une erreur de dosage lors de ses essais cliniques.
Déconfiner le transport aérien
Une fois produits, comment les vaccins rejoindront-ils les centres de vaccination? Les avions seront les premiers à transporter les vaccins sur de longues distances, selon les lieux de production. Près de la moitié des milliards de doses attendues devrait ainsi être expédiée par les airs. L’opération est potentiellement gigantesque: il faudrait 8.000 Boeing 747 cargos pour livrer une dose à 7,8 milliards de personnes, estime l’Association internationale du transport aérien (Iata). « La livraison sécuritaire des vaccins sera la mission du siècle pour l’industrie mondiale du fret aérien, déclare Alexandre de Juniac, directeur général de l’Iata. C’est une logistique mondiale, de masse, déployée sur un temps très court. » Une magnitude, une ampleur à laquelle aucune compagnie n’est habituée. D’ordinaire, les vaccins peuvent être embarqués par des avions cargos mais aussi par des avions de tourisme – 50% du matériel médical est transporté en soute. Le hic: on n’est plus dans l’ordinaire. Quel que soit l’indicateur choisi, l’effondrement du trafic aérien se mesure dans tous les domaines. Le nombre de vols a drastiquement chuté, le nombre de passagers encore plus et le chiffre d’affaires bien davantage encore: ces trois paramètres font que l’Iata prévoit une baisse du chiffre d’affaires de 50% sur l’ensemble de l’année 2020. Il ne faudrait pas que « les frontières restent fermées, les flottes clouées au sol, et les salariés en chômage technique », poursuit Alexandre de Juniac. Sans quoi « la capacité de livrer les vaccins qui sauveront des vies sera gravement compromise ». Un appel clair à déconfiner l’aérien.
Le reste de l’acheminement sera opéré par la route, dans des camions, et par bateau, le transport maritime se concentrant plutôt sur l’accessoire, tels les seringues et le packaging. Mais le chemin emprunté par les vaccins Moderna et AstraZeneca n’est pas le même que celui de Pfizer, en raison des contraintes de stockage. Ainsi, le produit de Moderna se conserve dans des congélateurs standards à – 20 °C, un avantage sur Pfizer, tandis que celui d’AstraZeneca peut être stocké entre 2 °C et 8 °C. Dans les contrats signés avec chaque pays, figure une seule adresse de livraison. Ce sera ensuite aux autorités de se charger de la distribution des doses et de leur répartition entre les centres de vaccination.
Après le scandale des masques, l’état espère à tout prix éviter celui des aiguilles.
Pour le vaccin de Pfizer, la distribution emprunte un circuit différent. Sa molécule est extrêmement fragile et doit être conservée à -70 °C dans des congélateurs dits « – 80 °C », généralement utilisés dans des centres de recherche, des laboratoires d’analyse ou des hôpitaux universitaires pour préserver virus, bactéries ou cellules. C’est la première fois qu’un vaccin exige une telle température, la norme se situant plutôt autour de – 4 °C. « Celui d’Ebola devait être congelé à – 60 °C. Mais on était face à une épidémie locale. Ici, on parle de milliards de doses », souligne Johan Neyts, virologue à la KULeuven, ajoutant que « la chaîne du froid à – 70 °C n’existe pas en Belgique, ni chez les pharmaciens, ni chez les généralistes, ni même dans de très nombreux hôpitaux ». Dans ces conditions, les structures de santé ont-elles plutôt intérêt à investir dans des supercongélateurs, à gérer la logistique sans, ou à parier sur d’autres vaccins?
Un scénario adapté
Pour ne pas compromettre la commercialisation de son produit, Pfizer a conçu son propre emballage réfrigéré, permettant de maintenir les conditions de stockage requises. L’entreprise a prévu de la glace sèche pour maintenir le vaccin à – 70 °C durant dix jours. Mais le contenant thermique présente des limites: il faut, chaque jour, l’approvisionner en glace sèche et il ne peut être ouvert plus de deux fois par jour. De même, à l’inverse des autres fabricants, Pfizer se charge lui-même d’alimenter, par camions, les points de livraison et de vaccination.
Concrètement, en Belgique, la chaîne logistique est la suivante: les doses, préparées par lot de 1 000 et en flacons multidoses, sont livrées congelées aux 41 « hubs » hospitaliers, des hôpitaux de stockage, c’est-à-dire ceux équipés de supercongélateurs. Les hôpitaux préparent les commandes en décongelant les doses nécessaires. De là, les flacons sont envoyés aux maisons de repos et vers d’autres hôpitaux pour vacciner les soignants et les résidents. Or, une fois décongelés (en trois heures), ceux-ci ne peuvent se conserver que cinq jours dans un réfrigérateur ordinaire, de 2 °C à 8 °C. En d’autres termes, les autorités sanitaires ne disposent que de cinq jours pour les acheminer jusqu’aux points de vaccination. Rien ne peut donc venir gripper la machine… « C’est là tout l’enjeu, relève Sabine Stordeur, project manager au sein de la task force vaccination. Mais nous ne livrerons les maisons de repos et les hôpitaux non équipés que la veille ou le jour même. Nous ne prendrons pas le risque de voir des doses gaspillées parce qu’il y aurait des couacs dans la planification. »
Ce scénario sera adapté selon les conditions de conservation des vaccins qui arriveront. Pour celui de Moderna, le plan ne devrait pas changer. Les autres vaccins peuvent, eux, être conservés à des températures de 2 °C à 8 °C. Du coup, on remobilise, ici, le relais classique d’approvisionnement des médicaments: les firmes pharmaceutiques livrent un hub central désigné par l’Agence fédérale des médicaments et des produits de santé (AFMPS). Les grossistes- répartiteurs, qui fournissent les pharmacies sur le territoire, passent leur commande, viennent chercher les lots et les distribuent aux centres de vaccination qui seront mis en place par les Régions dans le cadre des phases 1b et 2. En même temps que les vaccins, les hubs hospitaliers livreront les seringues et les aiguilles pour l’injection des produits.
Combien de personnes faudra-t-il vacciner par mois? Et quelle quantité de vaccins sera disponible?
L’AFMPS assure avoir acheté à l’avance « tout le matériel de vaccination ». Soit vingt millions de seringues et d’aiguilles. Après le scandale des masques, l’Etat espère à tout prix éviter celui du matériel d’injection. Alors que pointe le risque d’une autre pénurie, à laquelle pourrait s’ajouter celle des supercongélateurs: le manque de flacons pour conditionner les vaccins. L’immense majorité des doses seront distribuées dans un flacon en borosilicate, capable de résister à des températures extrêmes. Le nombre d’unités à produire s’élève à des millions, voire des milliards, selon le volume des doses des différents vaccins et selon la taille des flacons choisie par les laboratoires – la plupart ont opté pour des fioles multidoses de 2 ml et de 10 ml plutôt que pour des unidoses. Des tensions identiques ont été observées durant la pandémie de grippe H1N1, quand les fabricants cherchaient des flacons pour conditionner des centaines de milliers de doses. Aujourd’hui, le problème se pose à beaucoup plus grande échelle. Pour l’heure, les industriels ne se montrent pas inquiets, du moins à court terme. Oui, une pénurie aurait pu survenir si l’ensemble de la population avait dû être immunisée en même temps. Mais « la campagne de vaccination se fera par étapes, concernant d’abord les groupes prioritaires, la première vague de vaccination n’atteindra alors que 25% de la population mondiale », signale, dans un communiqué, Thomas Cueni, le directeur de la Fédération internationale des produits pharmaceutiques.
Le personnel pourrait aussi constituer un goulet d’étranglement. Pas directement, mais lors des étapes suivantes, quand il s’agira d’ouvrir les centres de vaccination. Il faudra alors déployer du personnel pour vacciner un plus grand nombre d’individus et pour assurer un suivi administratif. Tout ça, sans avoir soulevé toutes les inconnues: combien de personnes faudra-t-il vacciner par mois? Et quelle quantité de vaccins sera disponible? C’est bien la campagne de vaccination du siècle.
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