Tristan Garcia » Six Feet Under m’a appris à pleurer « 

Tristan Garcia, métaphysicien et romancier français, accro aux séries télés, publie un essai sur Six Feet Under.

Où trouver la force de vivre quand il faut, chaque jour, laver et maquiller les cadavres ? Six Feet Under raconte, sans tabou et avec humour noir, la vie d’une famille de croque-morts qui, malgré le spectacle du trépas continue d’aimer, d’espérer, de jouir, de pleurer… Car ces marchands de cercueils sont, comme nous tous, des routiniers de l’existence qui, tout en sachant qu’ils vont mourir, continuent de faire comme si ce n’était pas le cas. Après cinq saisons et 68 morts, Six Feet Under est devenu une série culte. Tristan Garcia lui consacre le premier ouvrage en langue française.

Le Vif/L’Express : Votre ouvrage commence par :  » Six Feet Under m’a appris à pleurer.  » C’est surprenant ?

Tristan Garcia : Oui ! En fait, ces séries télévisées ont revalorisé l’émotion, alors que la modernité est marquée par un refus de l’expressivité. On se méfiait des émotions, car elles peuvent nous manipuler. Pourtant, leur succès tient aussi au fait que ces fictions jouent sur les émotions et sur la psychologie des héros. Ce retour à l’émotion n’est pas réactionnaire. Il s’agit plutôt d’une sortie du XXe siècle qui, en art, a été un siècle plus intellectuel.

Comment, parce que nous sommes des individus, en devenir un chacun : telle est la question qui hante la série ?

Six Feet dépeint la vision du monde la plus partagée par les classes moyennes occidentales. Je n’y adhère pas. La série est hantée par ce qui unit, divise : comment pouvons-nous vivre à plusieurs alors que nous sommes des égoïstes ? Ici, l’individu n’est pas un atome autosuffisant, mais une identité appartenant à des communautés contradictoires. Ce n’est pas une vision triomphante portée par la pub et le discours libéral. Il s’agit d’une vision troublée, presque tragique. A mon sens, cet individualisme n’est pas viable.

Vous comparez A la recherche du temps perdu, de Proust, à Six Feet Under. C’est y aller un peu fort ?

On y assiste à une espèce de recherche du temps perdu ! Six Feet n’est pas, comme chez Proust, centré sur une seule subjectivité, un narrateur central qui cherche son propre salut, mais la série est axée sur la recherche d’un salut communautaire, d’un  » nous  » à travers l’art, la psychologie et la foi.

 » Philosopher, c’est apprendre à mourir  » : c’est ce que nous apprend Six Feet ?

C’est une référence à un Essais de Montaigne, qui dresse une liste de grands et de petits morts de l’Histoire, comme cet homme décédé parce qu’un aigle aurait lâché une tortue sur sa tête. Il s’agit de montrer que la mort se présente partout et nulle part, de manière grandiose ou misérable. On retrouve cela dans Six Feet : la mort peut être tragique, ridicule. Prendre conscience de son idiotie est la première étape pour réfléchir à la mort.

Vous décrivez Six Feet comme un réalisme empathique de l’ordinaire. L’empathie, la morale, ce sont des valeurs importantes ?

Ces idées ont subi beaucoup d’attaques. Au XXe siècle, la morale est un terme négatif, détruit par Nietzche, Marx, Freud, et enfin par l’école. Depuis, la morale, c’est louche, ce n’est pas révolutionnaire. Tout art, pourtant, doit être moral mais sans faire la morale, parler du Mal, du Bien, des idéaux. Les séries américaines y arrivent très bien, parce qu’elles parient sur l’intelligence du spectateur. Elles soulèvent des dilemmes moraux et politiques, alors que les séries francophones offrent en guise d’happy end une leçon de morale. Puis, à l’intérieur de l’art moral, il y a l’empathie, contre l’idée de compassion, qui inonde la télévision. Cette idée que l’on pourrait être ensemble dans une souffrance, en tapotant la main de l’autre, est hypocrite. L’empathie est moins fausse. C’est être dans l’imaginaire, la fiction, pour essayer de se mettre à la place de l’autre.

Brenda, l’une des héroïnes de Six Feet, est maudite à cause de son QI élevé, sa compréhension des choses, sa capacité à observer les comportements pour les feindre… C’est un peu vous, non ?

[ Rires gênés]. Oui, le point commun est ma hantise de l’intelligence. Chez Brenda, l’intelligence est fausse, c’est une intelligence de l’imitation. A tel point qu’elle ne ressent plus aucune émotion. La vraie intelligence n’est-elle pas celle qui nous permet de gagner du sentiment ? En réalité, l’intelligence éloigne de l’émotion. Je l’ai ressenti moi-même. L’intelligence isole, enferme : ce n’est pas une fenêtre sur le monde, c’est un miroir sur soi-même. C’est pourquoi j’aimerais produire une littérature qui, partant de choses très complexes, peut toucher, arriver à sortir du cercle de mes questions philosophiques très abstraites… C’est un vrai problème, ça : rester fidèle à l’intelligence et en même temps réussir à en sortir.

Six Feet Under. Nos vies sans destin, PUF. Tristan Garcia publie également un roman de science-fiction, Les Cordelettes de Browser, chez Denoël.

ENTRETIEN : SORAYA GHALI

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire