Comment les proches des disparus des goulags soviétiques ont remué ciel et terre pour percer un des derniers mystères de la Guerre
Enrôlés de force, résistants, prisonniers de guerre : délivrés du nazisme, ils sont happés par le régime soviétique.
Le dossier repose en toute discrétion depuis 2016 dans les archives du Cegesoma, le centre d’études de la Seconde Guerre mondiale. Une pile de rapports d’activité, de comptes-rendus, de réunions, de missives, de coupures de presse, d’avis de recherche. Et, surtout, des listes de noms, des fiches descriptives tenues à jour tant bien que mal.Une date, un lieu, des circonstances, un état de santé, de maigres indices qui renvoient à une disparition. Avec, parfois agrafés à un document, la photo jaunie d’un visage souriant ou un cliché de tombe anonyme. Des dizaines de parcours de vie qui s’achèvent sur une voie sans issue, actée au bas d’une fiche : » Chez les Américains, rien. Chez les Russes, on ne répond pas « , » toute trace certaine disparaît « . Ouvrir le carton AA2481, c’est pousser la porte qui conduit vers un petit monde englouti depuis septante-cinq ans sous les points d’interrogations : Où ? Quand ? Comment ? Pourquoi ?
Les familles des disparus sont démunies pour soulever des montagnes russes de mauvaise foi et de mauvaise volonté.
L’énigme est aussi vieille que la victoire sur le nazisme célébrée le 8 mai 1945, synonyme de retour dans leurs foyers pour des millions de captifs du IIIe Reich. Mais tous ne vont pas refaire surface parmi ces hommes qui, en Allemagne, croisent l’Armée rouge sur leur route. Le vainqueur soviétique a pour consigne de ne pas ménager ceux qui ont volontairement porté l’uniforme allemand pour anéantir le bolchevisme. Pour ces prises de guerre, c’est en avant, marche vers l’Est ! Des milliers de Belges, combattants du front de l’Est, font partie du lot, dont des centaines de germanophones enrôlés plus ou moins de force dans les rangs de la Wehrmacht. Dans leur volonté de n’oublier aucun vaincu à déporter, les Russes ne font pas toujours dans la nuance. Ils ramassent aussi dans leurs filets un nombre, à ce jour indéterminé, de soldats de l’armée belge détenus depuis la défaite de mai 1940, de résistants, de prisonniers politiques, de travailleurs obligatoires. Ceux-là ne sont tirés des griffes de leurs geôliers nazis que pour emprunter le chemin d’une autre captivité. Leurs traces se perdent dans l’immensité de l’empire stalinien.
Tandis que le Moniteur belge égrène au fil de ses éditions des listes de présomption de décès, des familles refusent de se rendre à l’évidence. Chaque retour au bercail de prisonniers leur donne des raisons d’espérer. Mais après les vagues de rapatriements des camps soviétiques jusqu’au printemps 1947, le flot se tarit, lentement mais sûrement. 252 retours de Belges d’URSS enregistrés de 1947 à 1956, quatre dernières libérations en 1962. Et puis, plus rien. Les autorités soviétiques n’en démordront plus : » Il n’y a plus de Belges dans les camps. » Il n’y aura d’ailleurs plus aucun signe de vie tangible venu de l’autre côté du rideau de fer. Sauf que certains proches ne croient pas un mot de cette version. Et restent mobilisés au sein d’une asbl fondée en 1948.
Disparus mais pas oubliés
Paul Ziwny a tenu à verser au Cegesoma les pièces écrites du long combat porté à bout de bras par son grand-père, Corneille Vander Borght, et sa mère, Annie. L’un et l’autre sont restés convaincus jusqu’à leur dernier souffle que Paul, le fils, le frère, sous-officier dans l’armée belge en mai 1940 puis détenu en Allemagne, a été emmené de force en Russie à la libération des camps nazis en 1945 pour participer à la reconstruction de la patrie du socialisme. Au dos d’une photo encadrée de son grand frère, Annie a ramassé en quelques lignes les stations d’un chemin de croix. » Né le 17/3/21. Prisonnier de guerre évadé en 1942. Arrêté en avril 44 par la Gestapo. Déporté en juillet 1944 comme prisonnier politique. Aurait été vu dans un camp à Minsk (Russie), à Potma en 1945-50. Dans l’Oural en 1950-56, à Tomsk de 1955 à 1958. En juillet 1961, il était ( ? ) dans l’île de Wrangel, base secrète militaire russe située dans le Cercle polaire arctique. » Le court récit d’une affreuse méprise : c’est à la suite d’une erreur de dossier que Paul, à la libération de son camp, aurait été pris pour un nazi en fuite par les Soviétiques et traité comme tel. Qu’il ait été officiellement décrété mort le 15 juillet 1945 à 24 ans n’a jamais entamé la volonté farouche de savoir : » Ma mère voulait pouvoir faire le deuil de son frère, auquel elle était très attachée. Au début des années 1990, elle a même eu recours à une voyante qui procédait à la lecture de photo cachée dans une enveloppe. Sans rien savoir de Paul, cette voyante a dit : « Il n’est plus comme sur cette photo ancienne. Je sens beaucoup de froid. Il ne reviendra pas » « , nous confie Paul Ziwny.
Ils sont ainsi une poignée à remuer ciel et terre pour retrouver une trace de ceux que l’on appelle les » prisonniers du goulag « , l’univers concentrationnaire soviétique. A l’affût du moindre indice pouvant indiquer qu’à des milliers de kilomètres vivraient toujours un père ou un frère retenu contre son gré, sans doute russifié, empêché de donner des nouvelles et sans espoir de pouvoir s’échapper. Ainsi cette lettre parvenue à l’asbl, adressée d’Anvers le 20 février 1950, qui relate ce qu’une mère d’un disparu a rapporté : » Il paraîtrait que parmi du bois importé de Russie et délivré à une firme belge, on aurait remarqué, sur une des plaques de bois, l’inscription d’un Belge travaillant pour le compte de la firme en Russie et implorant qu’on fasse le nécessaire pour le rapatriement. » Piste sans issue, comme tant d’autres tuyaux crevés. Comme cette nouvelle sensationnelle et restée sans lendemain, diffusée en 1979 par des dissidents soviétiques qui signalent la présence de seize Belges détenus dans un camp de Mordovie.
Ma mère voulait pouvoir faire le deuil de son frère. Elle a même eu recours à une voyante : « Je sens beaucoup de froid. Il ne reviendra pas. »
La lutte s’avère d’emblée trop inégale. Et l’interlocuteur tout sauf accommodant. Moscou n’a rien à communiquer sur le sujet, rien à justifier. » A partir de 1946, relève l’historien germanophone Carlo Lejeune, les Soviétiques n’ont pratiquement plus réagi aux démarches belges. » L’ambassadeur belge en Russie livre son sentiment dans un rapport transmis à Bruxelles en 1949 : » Je crois que les autorités soviétiques continueront, sans l’admettre clairement, à lier le rapatriement des prisonniers belges à celui des sujets soviétiques se trouvant en Belgique. […] » Donnant-donnant : l’URSS veut récupérer les milliers d’ex-prisonniers de guerre russes qui sont nombreux à travailler dans les mines belges mais dont la majorité n’a aucune envie de regagner le paradis du socialisme.
A l’Est, jamais rien de nouveau
Blocage, dialogue de sourds. Les familles des disparus sont démunies pour soulever des montagnes russes de mauvaise foi et de mauvaise volonté. Lettre sans réponse à » Monsieur le président de l’Union des Républiques socialistes soviétiques » en mai 1953. Supplique restée sans suite à » Madame Kroutchev » (sic), épouse du maître du Kremlin, en 1963. Ce refus d’admettre la vérité selon Moscou finit par agacer. » Lorsque ma mère Annie s’est rendue à l’ambassade de Russie à Bruxelles, elle a été très mal reçue dans une sorte de débarras, par un sous-fifre qui n’avait visiblement aucune intention de l’écouter « , poursuit Paul Ziwny.
Pierre Robertz et son épouse Mathilde ont senti l’oeil de Moscou s’inviter jusque dans leur maison de Welkenraedt. » Notre fille Patricia, en humanités, devait effectuer un travail scolaire sur la Russie. Toute la classe a écrit à l’ambassade russe pour avoir de la documentation mais Patricia a été la seule à ne rien recevoir. Intrigué, mon mari a fait le lien avec la disparition de son papa. Nous avons alors répété la démarche par le biais du fils de notre voisin et la documentation lui est parvenue. Les autorités russes savent tout sur ces disparus et leurs familles « , nous raconte Mathilde. Pierre Robertz est décédé en février 2018 sans avoir jamais su le sort exact réservé à son père Hubert, germanophone enrôlé de force dans un bataillon de sapeurs de la Wehrmacht, fait prisonnier le 23 mars 1945 en Lituanie et décédé de la dysenterie le 7 avril à l’hôpital du camp 188 de Tambov (400 kilomètres de Moscou), s’il faut en croire le télex écrit en russe finalement parvenu à Pierre. » Des obsèques ont été organisées à Montzen, sans corps, puisque Hubert aurait été enterré dans une fosse commune à Tambov. Mon mari n’a jamais voulu s’y rendre : à quoi bon, disait-il, nous ne sommes pas certains qu’il y repose. »
Et puis, il y a cette bouffée d’espoir, à la chute du rideau de fer à l’automne 1989. Glasnost, » transparence « , le mot est sur toutes les lèvres. Mais en 1995, le chef de la diplomatie belge, Erik Derycke (SP.A), avoue l’impuissance à dégeler l’ex-ours soviétique à propos du » sort de nos disparus dont le nombre est estimé à un maximum de 400. […] La disparition du communisme en Russie nous a permis de relancer nos efforts « , un accord belgo-russe sur l’ouverture d’archives était même à portée de main, seulement voilà : » le président Eltsine refuse de signer ces textes « . Pas question de » faire parler » les documents.
Fin de partie. Le 4 mars 2009 paraît au Moniteur belge l’acte de décès de l’asbl. Rideau sur une mobilisation, faute de combattants et de relève, faute de raison d’être, » compte tenu de l’âge avancé que les disparus de la Seconde Guerre mondiale auraient aujourd’hui, plus ou moins 109 ans « , acte la secrétaire. Faute de bilan enfin, » aucun résultat n’ayant été obtenu depuis soixante ans « . Pierre Robertz et son épouse ont été jusqu’au bout de la lutte. Sur la table du salon, Mathilde dépose une farde contenant des dessins religieusement conservés. » Partout où Hubert passait, il écrivait à son épouse et glissait dans l’enveloppe des dessins à l’intention de son fils. Mon mari se souvenait de son père lorsqu’il revenait en permission et qu’il tirait sur sa pipe en le prenant sur les genoux. Pierre n’a pas eu droit à une fête de communion mais sa maman disait à ses enfants : « Si votre papa était vivant, il serait revenu même à pied pour y assister. » »
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