Socrate et les « fake news » : pourquoi s’en inspirer aujourd’hui ?
Pourquoi, en 399 av. J.-C., la première démocratie du monde a-t-elle voulu la mort du « père de la philosophie » ? Le maître de Platon dérangeait sans aucun doute Athènes. Mais, face aux rumeurs, l’agitateur politique n’a rien pu y faire.
Il n’a rien écrit, à une époque si prolixe en doctrines. C’est par ses disciples qu’on le connaît, lui et sa pensée. Des témoins guidés par l’amour ou par la haine. L’historien Xénophon, par exemple, campe un Socrate imbibé de lieux communs. L’auteur comique Aristophane, le seul qui a écrit du vivant de Socrate, le dépeint comme la caricature de l’intellectuel, avide, pauvre et affamé, et Aristoxène de Tarente comme un » maître en canailleries « . Reste Platon, qui demeure la source majeure, non sans y ajouter une touche personnelle qui se mélange à l’apport socratique.
Qui il était
En réalité, on ne sait pas grand-chose de ce fils d’un tailleur de pierre et d’une sage-femme, né à Athènes vers – 469. Jeune, il travaille dans l’atelier de son père. Plus tard, il est soldat au siège de Potidée, puis pendant la guerre du Péloponnèse : c’est un hoplite, un fantassin lourdement armé qui se montre vaillant combattant. On lui prête un comportement atypique. Ainsi il commence à enseigner dans les rues de la cité grecque vers – 435, où il déambule pieds nus, hèle les passants pour les interroger sur le sens de leurs opinions, pointe la fragilité de leurs certitudes, discute avec des amis sur la complexité des situations que rencontre toute vie humaine, cherchant à avancer vers la vérité. A Athènes, tout le monde le connaît : assez laid et pauvrement vêtu, dans une société qui vénère les apparences. Mais l’homme fascine, séduit. Quitte à harceler ses interlocuteurs, comme un » taon « , son surnom. » Aujourd’hui, on dirait de lui qu’il est une personne engagée politiquement « , déclare Lambros Couloubaritsis, professeur émérite à l’ULB.
Ce qu’il a laissé
On fait de Socrate un » marqueur » de la philosophie grecque. Il y a un avant, les » présocratiques « , et un après, les » socratiques » (Platon, Aristote, les cyniques…). Il rompt avec ses prédécesseurs, les sophistes, soucieux surtout de comprendre la nature et la manière dont l’univers est composé, et réoriente la pensée sur la question de l’homme comme objet de réflexion. Pour lui, le philosophe doit prendre conscience de son ignorance – » Je ne sais pas tout, et tout n’est pas une opinion « . Tandis que la sagesse est l’ignorance à partir de laquelle on peut penser : qui est cet être pensant ? Et que signifie qu’il pense ? Que doit-il faire de cette pensée, de cette liberté critique ? Qu’est-ce qui est juste et qu’est-ce qui fait que c’est le juste qu’il faut préférer ?
» En « convertissant » la philosophie à un nouvel objet, soit les conditions de la vie bonne sur les plans individuel et politique, explique Lambros Couloubaritsis, Socrate introduit la morale dans la philosophie. Pour la même raison, on le considère comme le père de la science éthique. » Deuxième divergence : il faut faire confiance à ce fameux daïmôn, cette voix intérieure qui guide l’homme vertueux, » mettant en quelque sorte les dieux entre parenthèses « . En cela, Socrate est le vrai fondateur de la conscience (et la raison) comme faculté de réflexion, qui deviendra la marque de la civilisation occidentale.
Tout le monde à Athènes ne voit pas cela d’un bon oeil. Ce professeur bizarre ne fait pas payer son enseignement, une rareté à l’époque. On l’accuse d’impiété, d’introduire un nouveau dieu (le daïmôn) et on s’inquiète de l’attrait qu’il exerce sur la jeunesse de l’élite, au point de la retourner contre ses pères, comme l’accuse Aristophane. Il finit par se faire beaucoup d’ennemis. Ses provocations ont irrité ses concitoyens, il va le payer de sa vie. En – 399 avant notre ère, Socrate est accusé de » ne pas reconnaître les mêmes dieux, d’introduire des divinités nouvelles et de corrompre la jeunesse « . Il est jugé et condamné à mort par l’assemblée du peuple : il devra boire la ciguë, ce poison mortel.
C’est donc par ses opinions, et non par ses actes, que l’accusé menaçait l’ordre social. Et l’époque ne n’y prête pas. L’enseignement de Socrate dérange les Athéniens, traumatisés par la ruine de la cité attique. A la fin de la guerre du Péloponnèse (434 – 404 av. J.-C.), les partisans d’un pouvoir oligarchique profitent du soutien des troupes spartiates pour renverser le régime démocratique et instaurer, durant quelques mois, ce qui s’avère être une tyrannie, connue sous le nom de régime des Trente. Le procès de Socrate se déroule quatre ans après ces événements, à un moment où le camp démocrate, désormais tout-puissant, désire régler ses comptes avec ses anciens adversaires. » A cette date, Socrate est assimilé aux anciens oligarques dans la mesure où plusieurs de ses disciples (dont Critias, l’idéologue des Trente) ont participé à son instauration « , poursuit Lambros Couloubaritsis. Tout laisse à penser, en effet, que l’accusation d’impiété, la plus grave que l’on puisse porter, avait une signification essentiellement politique et qu’elle était un moyen de se débarrasser des opposants. Socrate a beau démonter l’accusation, affirmer qu’il n’est pas un athée, sa défense ne convainc pas.
Pourquoi il est d’actualité
Mais Lambros Couloubaritsis nous fait voir un autre Socrate, un homme politique et, peut-être, le seul à faire de la politique parmi ses contemporains. Comme le rapporte Platon dans Criton, Socrate refuse de s’enfuir alors que ses amis, Criton en tête, ont préparé son évasion, soudoyé les geôliers et trouvé pour lui un refuge dans une autre cité – d’autres philosophes, comme Anaxagore avant lui, ou Aristote après lui, ont estimé sans perdre leur honneur pour autant qu’il valait mieux se soustraire aux soubresauts de la justice des hommes. Si l’on en croit toujours Platon, Socrate n’était même pas obligé de comparaître à son procès. Aussi il semble avoir mis en place une défense inadéquate.
Peut-être Socrate sait-il déjà que cela finira mal ? Le philosophe ne craint pas ses trois accusateurs (Anytos, Mélétos et Lycon), dont on sait par ailleurs peu de choses. » Celui qu’il redoute, c’est Aristophane, parce que, dit-il, il ne peut le combattre « , avance le professeur Couloubaritsis. Pourquoi ? Parce que, dans ses écrits, le poète comique l’a définitivement diabolisé en créant une rumeur impossible à arrêter. Par ces mots, Socrate pointait déjà la faille de la démocratie. » Or, aujourd’hui, la rumeur est devenue l’arme fatale utilisée pour critiquer son adversaire politique. »
La mort de Socrate est-elle alors le péché originel de la démocratie ? Ou bien une sortie de route, un accident ? Poser cette question, souligne le professeur de philosophie, a bien un sens pour nous, aujourd’hui, mais cela ne correspond pas aux réalités de la société athénienne de l’époque. Ainsi en est-il de sa justice : pas de ministère public, pas de séparation des pouvoirs. Le peuple juge, sans devoir justifier ses décisions, sans qu’aucune loi ne soit placée au-dessus de ses arrêts. Au procès, accusateurs et accusés s’expriment eux-mêmes, dans un spectacle de paroles, une joute avec ses codes et ses astuces. Or, Socrate ne joue pas ce jeu. Au contraire, il s’érige en juge de ses juges, fait le procès de la démocratie athénienne : cette » stratégie de rupture « , comme la qualifie l’helléniste Paulin Ismard (1), va contribuer à sa condamnation.
Elle serait là, l’ultime leçon de Socrate : pas de démocratie sans une justice forte et indépendante. Sans quoi, un procès est avant tout le lieu d’un agôn, d’un affrontement entre deux personnes ou groupes de personnes, devant l’instance tierce que sont les citoyens-juges…
(1) L’Evénement Socrate, par Paulin Ismard, Flammarion – Au fil de l’histoire, 2013, 304 p.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici