Se réjouir du projet Kanal
Attendu au tournant, le projet Kanal trace sa route malgré l’adversité. En dépit des bourrasques, la fondation qui préside à son destin vient de présenter les trente-huit premières oeuvres constituant le noyau dur de sa collection. Voici pourquoi c’est une bonne nouvelle.
C’est émouvant et inattendu, un musée qui sort d’une boîte. Le 10 mars, la Fondation Kanal rassemblait une poignée de journalistes dans un entrepôt climatisé de 5 000 mètres carrés à Zaventem. But de la visite? Lever le voile sur ses premières acquisitions, celles-là même qui constitueront la pierre angulaire du nouveau lieu consacré à la création, qui devrait ouvrir ses portes en 2024 sur le site de l’ancien garage Citroën, situé place de l’Yser, à Bruxelles. Si la présentation n’avait en soi rien de spectaculaire – la majorité des pièces végétaient dans des caisses en bois, ce qui nécessitait une bonne dose d’imagination pour en percevoir le potentiel – le moment n’en était pas moins solennel. Pour rappel, ces oeuvres sont les prémices de ce qui est amené à devenir l’unique collection d’art contemporain (XXIe siècle) de la Région de Bruxelles-Capitale. Soit un symbole à ne pas négliger dans un contexte politique difficile pour une capitale à l’avenir institutionnel incertain.
« Politique », le mot est lâché. Adressé à Yves Goldstein, cheville ouvrière du projet, le terme a souvent fait office de blâme. Issu de la chose publique, sa légitimité a souvent été mise en doute. Pire, il lui a été reproché d’instrumentaliser le futur musée d’art moderne et contemporain en raison d’une volonté affichée d' »ouvrir les audiences », tabou horripilant pour une frange d’observateurs néoparnassiens oublieux du fait que ne pas s’engager, c’est cautionner l’ordre inique du monde. Cette pression diffuse n’a pas été sans conséquences, pesant de tout son poids sur une communication vers l’extérieur obsédée par la volonté d’occuper à tout prix le terrain et la poursuite obsessionnelle de la justification. Mettons cela sur le compte d’une maladie de jeunesse. Il reste que par-delà les mots, le projet Kanal, dont l’un des coups de génie est d’avoir initié un partenariat avec le tentaculaire centre Pompidou, à Paris, est une chance unique pour Bruxelles et ses habitants. Cohérente et dense, la collection incarne cet espoir d’une représentativité culturelle aussi ancrée qu’éclairée. Et trois raisons offrent l’occasion de se réjouir et de s’y reconnaître…
Accompagner l’émergence post-2000
Le parti pris d’accompagner la création plastique, avec une prédilection pour les artistes dits émergents mais « sans exclusive d’âge », s’affiche comme un axe fort de ce projet financé par la Région de Bruxelles-Capitale. Sans doute ce choix est-il motivé par la prise de conscience de la montée en puissance d’une scène créative locale unique dopée par l’arrivée massive d’artistes internationaux.
Cet afflux doit beaucoup à une ville-vivier qui n’est pas à l’unisson des grandes capitales en matière de coût de la vie ou même de logement. Bien sûr, après deux années de crise sanitaire, la situation a changé dans la mesure où cette période pénible n’a pas été sans causer de dommages économiques et psychologiques aux plasticiens basés dans la capitale. S’exprimant sur ce sujet dans plusieurs quotidiens nationaux, Kasia Redzisz, la nouvelle directrice artistique de Kanal, n’a eu de cesse de rappeler son intention d’accompagner de manière dynamique l’expérimentation et la nouveauté propres au terreau bruxellois. Autant de propos rassurants qui laissent entrevoir un accompagnement institutionnel inédit là où la pure débrouille régnait jusqu’ici. Pour preuve sonnante et trébuchante, une enveloppe de 250 000 euros est accordée annuellement depuis 2018 pour réaliser des acquisitions – cette manne de près d’un million d’euros au total a permis l’achat des trente-huit premières oeuvres. Quant à Yves Goldstein, il ne cache pas son souhait de doubler ce montant à l’horizon du prochain contrat de gestion.
Tendre un miroir sociologique à Bruxelles
Parmi les pièces acquises, on trouve vingt-sept artistes de douze nationalités différentes. De fait, il est autant question de Lázara Rosell Albear (Cuba, 1971) que de Raffaella Crispino (Naples, 1979), voire Suchan Kinoshita (Tokyo, 1960), ou encore Vaclav Pozarek (Budweis, République tchèque, 1940) ou Otobong Nkanga (Kano, Nigeria, 1974). « Cette collection se veut le miroir d’une ville-monde », insistait Yves Goldstein lors de la présentation à Zaventem. Rien n’est plus souhaitable que l’art qui se fait à Bruxelles soit représenté de la façon la plus élargie possible, c’est à ce prix que la ville et ses habitants pourront savoir exactement qui ils sont plutôt que qui ils croient être.
On entend déjà les récriminations de ceux qui pensent que pour cause d’inclusion, on porte ici préjudice à l’universalité dont est porteur ce « sommet civilisationnel » qu’est le mâle blanc, Roi-Soleil mesure de toute chose culturelle à l’instar du célèbre Homme de Vitruve esquissé par Léonard de Vinci. Tant pis pour eux. A ce titre, on recommande chaudement L’Archipel du moi, vidéo d’Ariane Loze, figurant dans le corpus des dix premières oeuvres achetées, qui traite de cette meurtrière question de l’identité empoisonnant le débat contemporain.
Devoir de mémoire
Si Kanal a les yeux rivés sur le présent, il n’est pas amnésique pour autant. A aucun moment, il n’a été question d’effacer l’histoire du lieu sous un cube plan. Ce souci travaille la collection elle-même. La meilleure preuve en est l’acquisition d’une installation sans titre de Younes Baba-Ali (Oujda, Maroc, 1986). Minimaliste, celle-ci redonne vie à l’ancienne affectation du musée, à savoir le garage Citroën. Composée de casiers trouvés sur place et de servomoteurs, la pièce s’active en faisant claquer les portes métalliques des anciens vestiaires évoquant les présences laborieuses d’autrefois à la manière de spectres. Plébiscitée pour son immense acuité, l’oeuvre sera intégrée telle quelle, à la faveur d’une modification spécifique des plans architecturaux initiaux, dans les nouveaux bâtiments. Ce programme hypermnésique est aussi contenu dans L’Archipel du moi, cité plus haut, qui permet de découvrir l’entièreté du bâtiment avant transformation, du showroom aux ateliers de carrosserie. Une pièce d’archive en soi.
A terme, la collection Kanal sera visible sur kanal.brussels
« Construire dans la durée »
Jennifer Beauloye, responsable des collections de Kanal, nous éclaire sur les motivations de leur genèse.
Qu’est-ce qui vous motive dans votre fonction?
Il y a d’abord l’impact historique de ce travail qui consiste à inscrire des oeuvres dans une nouvelle collection publique. Cette opération nécessite de mettre au point des procédures qui peuvent sembler rébarbatives au premier abord mais qui sont utiles, indispensables et qui, in fine, témoignent de notre sérieux. Je pense à la question des droits, notamment pour la reproduction, mais aussi à toutes ces informations techniques plus ou moins poussées qui assureront la conformité de la pièce avec l’intention de l’artiste. Il faut également assurer le protocole strict du montage. Pour ce faire, de longs échanges avec les plasticiens sont nécessaires. Nous avons la chance qu’ils soient tous vivants, ce qui facilite les choses. Il reste qu’il nous revient d’envisager la pérennisation des productions artistiques, c’est une belle responsabilité. Tout cela est crucial parce que cela parle de respect et d’intégrité. J’aime également le fait d’être en contact avec les créateurs et de les rassurer sur la pertinence et la rigueur du projet Kanal. Avec eux, je travaille beaucoup à mettre une relation de confiance sur pied car nous entendons construire dans la durée.
Constituer une collection avant l’ouverture d’un musée ne revient-il pas à mettre la charrue avant les boeufs?
Je ne pense pas, d’autant que cela nous a permis d’avoir des oeuvres qui ont enregistré ce qui a précédé Kanal. Cette valeur d’archive me semble précieuse. De plus, à partir de 2020, nous avions déjà une idée assez précise des typologies d’espaces dont nous disposerions. Idem pour les grandes lignes du projet. Ces facteurs sont entrés en ligne de compte dans les acquisitions qui ont été faites.
N’est-il pas déplacé, à l’heure de la dématérialisation, d’ajouter des objets aux objets par le biais d’une collection?
Certainement pas, il est crucial de soutenir la création contemporaine au moment où deux années de pandémie lui ont porté préjudice. Il ne faut pas oublier que cette collec- tion est également une monnaie d’échange pour se positionner sur la scène internationale. Cela dit, la partie matérielle du projet ne nous empêche pas d’avoir une réflexion sur les valeurs immatérielles, raison pour laquelle nous ambitionnons tout aussi bien d’acquérir des performances et des scénographies.
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