Que dit vraiment le mythe de Narcisse ?
Notre lecture influencée par la théologie chrétienne et la psychanalyse nous a éloignés de son sens original.
Vers 600 av. J.-C., un jeune éphèbe grec fait tourner les têtes. Comme la fleur belle et délicate qui, au printemps, tapisse les champs des îles de la mer Egée, il s’appelle Narcisse. Ni homme ni femme, ni enfant ni adulte, ce demi-dieu relié à Artémis, déesse de la chasse et de la nature, est l’un des six héros officiels auxquels cette démocratie naissante voue un culte. Une tribu porte son nom, un sanctuaire aussi, et on célèbre des fêtes en son honneur.
Narcisse, people de l’Antiquité ? Pas vraiment. Son culte reste très localisé. A l’époque, la superstar qui inspire tous les poètes grecs, c’est OEdipe. Il faut attendre Ovide, poète latin qui vécut au début de notre ère, pour sortir Narcisse de l’ombre.
Las du thème d’OEdipe – alors archi-usé -, Ovide, en auteur avisé, cherche une nouvelle histoire pour épater ses lecteurs. Puisant dans la tradition orale, il raconte alors dans ses Métamorphoses le troublant destin de ce héros qui, tout de suite, va fasciner l’Empire. Et détrôner OEdipe.
Pour Ovide, tout commence le jour de sa naissance. Narcisse est porté devant le devin Tirésias, à qui l’on demande si l’enfant connaîtra la vieillesse : » Il l’atteindra s’il ne se connaît pas « , répond le devin. Ce que certains traduisent par » s’il ne se regarde pas « . En grandissant, l’adolescent, d’une beauté exceptionnelle, a tout pour être aimé, mais, s’estimant vilain petit canard, repousse prétendants et prétendantes, dont la nymphe Echo. Un jour qu’il s’abreuve à une source, Narcisse observe pour la première fois son reflet dans l’eau, et en tombe amoureux, amoureux fou de cet étranger qui n’est autre que lui-même. Quand il finit par se reconnaître, le héros grec se métamorphose en fleur.
» Quand on relit Ovide, Narcisse n’est pas cet être replié sur lui. Au contraire, il ne se reconnaît pas : il tombe amoureux en se regardant, mais il ne sait pas que c’est lui « , déclare Fabrice Midal. Le mythe, selon le philosophe, parle du défaut de se méconnaître, de manquer de rapport à soi. » Lorsque Narcisse finit par se reconnaître, il se transforme alors en une fleur au coeur d’or, la première du printemps : c’est le symbole de la renaissance. »
Faut-il ou non apprendre à se connaître ? Telle est donc la question pour les exégètes de l’époque, tandis que les artistes de Pompéi couvrent les murs des riches villas de représentations de l’éphèbe. C’est aussi ce que dit la célèbre phrase » Connais-toi toi-même « , popularisée par Socrate et qui a nourri toute la philosophie grecque. Ou celle de Jésus : » Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » » L’amour du prochain présuppose donc l’amour de soi « , poursuit l’auteur.
Peintres et conteurs du Moyen Age emboîteront le pas des artistes romains, à une époque où le peuple et l’Eglise craignent le regard de l’homme sur lui-même. A partir du ive siècle, saint Augustin condamne l’amour de soi. Et » s’aimer est devenu une obscénité « , décode Fabrice Midal. Au xiiie siècle, Thomas d’Aquin dénonce le » défaut de la vertu de l’humilité » : ne pas être humble est une faute cardinale, une rébellion contre Dieu.
Le mot » narcissisme » a lui-même fini par tomber dans l’oubli. Jusqu’en 1899, quand un psychiatre, Paul Näcke, introduit le terme pour définir un comportement dans lequel un individu traite son corps comme un objet sexuel. Mais il fallait s’appeler Freud pour, au début du xxe siècle, lui assurer une postérité et réunir les frères ennemis, Narcisse et OEdipe, en fondant la psychanalyse sur les piliers de la mythologie. Valéry, Rilke, Gide, Dali et nombre d’artistes contemporains devaient, à leur tour, s’emparer de ce héros aussi fascinant qu’ambigu. Le mot » narcissisme » était prêt à envahir le monde.
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