Personnel infirmier épuisé, patients en danger
Soigner les soignants est un enjeu de santé publique. Les blouses blanches se feront entendre, en Belgique et ailleurs. Mais qui veut encore les écouter? Et quid des promesses politiques?
Les applaudissements de 20 heures ne sont qu’un vague souvenir. Aujourd’hui, les infirmières et infirmiers font plutôt l’objet de suspicion. En cause: l’incrédulité de beaucoup de gens quant à la réalité même du terrain hospitalier, y compris les chiffres des admissions en soins intensifs dues à la Covid. A Bruxelles, Mons ou Liège, le ressenti est le même: « On est passé du statut de héros, qu’on n’a jamais revendiqué, à celui d’ennemis publics, constate Arnaud Bruyneel, représentant les infirmiers francophones de soins intensifs (SIZ Nursing) et qui, depuis la deuxième vague, a reçu des dizaines d’injures et menaces sur les réseaux sociaux. Le mécanisme psychologique est classique. On n’en peut plus du confinement, on ne veut plus croire ni savoir ce qui se passe dans les hôpitaux. »
Le taux d’absentéisme a doublé chez les infirmiers.
Ce passage d’un extrême à l’autre rend la vie des blouses blanches encore plus dure. Elles n’avaient pas besoin de ça, surtout avec cette troisième vague, virulente, qui leur amène des patients beaucoup plus jeunes. « C’est difficile émotionnellement, confie une infirmière carolo. On s’occupe de femmes enceintes qu’il a fallu intuber… » Eprouvant aussi physiquement: la grande majorité des malades Covid dans les unités de soins intensifs (USI) font de l’obésité sévère ou morbide. « Certains pèsent plus de 200 kilos, témoigne un infirmier bruxellois. Hier, il a fallu être cinq pour retourner une patiente de 150 kilos qui avait une ECMO (NDLR: système de circulation extracorporelle pour pallier la défaillance cardiaque ou pulmonaire). » Chez les malades Covid, la charge de travail augmente de 20%.
35,4 millions d’euros
35,4 millions d’euros du fonds « blouses blanches » servira à financer la formation de travailleurs en hôpital qui ne sont pas infirmiers ou aides-soignants, mais aussi des travailleurs d’autres secteurs.
Les démissions se multiplient
Le personnel infirmier est à bout et ce n’est pas une fake news. Selon une récente étude du bureau RH Acerta, le secteur des soins a déploré, en 2020, 36% d’absentéisme en plus que dans tous les autres secteurs d’activité. « Les chiffres ont commencé à grimper après la première vague, commente Alda Dalla Valle, de la Fédération nationale des infirmières (Fnib). Aujourd’hui, dans les USI de certains hôpitaux wallons, plus d’un tiers des infirmières sont en maladie, pour cause de Covid, lombalgie aiguë mais, avant tout, pour burnout. Les infirmiers des services d’urgence doivent venir en appui, mais il y a un vide qui se crée alors chez eux… »
Une enquête d’Arnaud Bruyneel auprès de 1 135 infirmiers et infirmières de soins intensifs, publiée mi-avril, révèle que le risque de burnout imminent, dans la profession, est de 68%, une proportion presque deux fois plus élevée qu’avant la pandémie. Dans les autres services, moins en vue, le tableau n’est pas moins sombre. Les démissions se sont aussi multipliées entre les vagues: on parle de 2 à 3% du personnel, un chiffre qui risque de grimper dans les mois à venir. « Dans le contexte actuel, il serait impossible d’assurer une prise en charge telle que celle de novembre dernier (NDLR: jusqu’à 1 476 lits USI occupés), déclare le docteur Philippe Devos, des soins intensifs du CHC Liège et président de l’Absym. En outre, on n’est pas certain de voir revenir un jour ceux qui sont en burnout… »
Une petite erreur se paie cash
La situation est grave, mais nos interlocuteurs sont unanimes: si elle l’est pour le personnel infirmier, elle l’est aussi pour les patients, car c’est la qualité des soins qui en pâtit, avec des conséquences sur la mortalité en hôpital, a fortiori dans des services comme les soins intensifs où une petite erreur peut se payer cash. Ce lien de cause à effet est au centre des recherches d’Arnaud Bruyneels qui a réalisé un doctorat sur le sujet. « Une étude néerlandaise vient encore de confirmer que, quand le Nursing Activity Score (NAS), soit l’échelle utilisée pour évaluer la charge de travail en USI, est trop élevé, cela a un impact direct sur la mortalité, souligne-t-il. Une étude européenne de 2014 a déjà démontré qu’en augmentant le nombre d’infirmiers de 10%, la mortalité des patients de moins de 50 ans diminuait de 7%. Plus l’état du patient est critique, plus l’impact est grand. »
Renforcer les équipes n’est donc pas qu’une revendication de travailleurs éreintés, c’est aussi une question de santé publique. Et donc, un investissement. Des chercheurs suisses ont établi, en 2019, que cela contribuerait à diminuer les complications infectieuses des patients hospitalisés, donc la durée de leur séjour et le nombre de réadmissions. Le gain économique, à terme, est évident. Les politiques belges l’ont-ils compris? L’été dernier, après la première vague pandémique, ils ont promis deux enveloppes budgétaires d’un total d’un milliard d’euros pour remettre le navire un peu à flot.
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Fonds blouses blanches, depuis 2019
Une première enveloppe de 600 millions est destinée essentiellement à revaloriser les salaires, pas seulement des infirmiers mais de tous les secteurs historiques de la santé (donc également le personnel administratif et technique des hôpitaux, les soins à domicile, la Croix-Rouge, etc.). Cette revalorisation bénéficiera surtout aux plus jeunes et aux nouvelles recrues, moins aux anciens, en tout cas à partir de dix-sept ans de carrière, ce qui suscite des tensions au sein de la profession (lire l’encadré ci-dessous). Une seconde enveloppe, connue sous le nom de « fonds blouses blanches », est destinée exclusivement à engager de nouveaux effectifs.
« L’idée ne date pas de la Covid, la loi créant ce fonds a été adoptée fin 2019 déjà, sous la précédente législature, à la suite des actions que nous avons menées contre les restrictions de l’ex-ministre de la Santé Maggie De Block », rappelle Alda Dalla Valle. Une loi a été votée en juin dernier pour activer ce fonds en 2020, à hauteur de 402 millions d’euros. Restait à le pérenniser pour les années à venir et à fixer les conditions de contrôle de l’utilisation de ce budget. Le Parlement devait justement s’y atteler cette semaine.
Les écoles infirmières se vident
Concrètement, des 402 millions, le gros du paquet, soit 354 millions, ira directement aux hôpitaux qui devront engager des effectifs infirmiers et aides-soignants exclusivement pour soigner des patients. Avec quelle garantie? « Il y aura un contrôle paritaire strict, signale Nathalie Lionnet, secrétaire fédérale du Setca non marchand. Chaque employeur devra faire un rapport aux syndicats et à l’administration Santé pour éviter que cet argent ne serve à autre chose. » A renflouer, par exemple, les caisses des hôpitaux durement grevées par la Covid…
Tout cela semble bien beau sur papier. Le hic est que la pénurie de candidat(e)s est de plus en plus grande. Aujourd’hui, le nombre de postes vacants à remplir est déjà énorme: entre 6 000 et 10 000, selon les estimations, pour un total de 120 000 équivalents temps plein actifs. Le second chiffre est sans doute le plus proche de la réalité et ne tient pas compte des nouvelles infirmières censées venir renforcer la norme actuelle. Inquiétant: les écoles infirmières sont de moins en moins remplies, même en accueillant des étrangers en nombre. Et c’est sans doute pire avec la Covid qui, après avoir suscité un engouement lors de la première vague, décourage désormais nombre de vocations. « Dans une des deux écoles liégeoises, on est passé de 300 inscrits habituellement à 80, cette année », se désole le docteur Devos.
Le passage de trois à quatre années d’études pour le graduat, imposé par l’Union européenne, entraînerait une partie des découragements. « Mais pas seulement, nuance Alda Dalla Valle. En tout cas, l’année blanche prévue en 2019 n’explique pas tout, loin de là, car les brevetés, avec leurs trois années et demi d’études, sont arrivés sur le marché. En fait, la pénurie existe depuis dix ans. La solution est connue. Il est urgent de changer l’image et la reconnaissance de la profession, en commençant par l’insérer dans la liste des métiers pénibles. »
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Reconnaître la pénibilité, enfin?
A la fin de la précédente législature, on en était resté aux promesses de l’ex-ministre des Pensions Daniel Bacquelaine (MR). Depuis lors, plus rien. « Le volet pénibilité a disparu de l’accord du gouvernement De Croo, regrette la députée CDH Catherine Fonck. Quand on interroge l’actuelle ministre, Karine Lalieux (PS), elle botte en touche en nous renvoyant à la réforme des pensions prévue pour septembre 2021. » Or, au niveau du personnel infirmier, il y a urgence si l’on veut remplir les écoles avant la rentrée et aussi garder ceux et celles qui sont en poste. Dans la majorité, certains le pensent. « La revalorisation des infirmières passe forcément par la reconnaissance de pénibilité« , concède Laurence Hennuy (Ecolo), qui siège à la commission Santé de la Chambre.
Des réservistes, en attendant
D’ici là, on va devoir se contenter d’emplâtres. Pour attirer des recrues, 35,4 millions d’euros du fonds « blouses blanches » serviront à financer la formation de travailleurs en hôpital qui ne sont pas infirmiers ou aides-soignants, mais aussi des travailleurs d’autres secteurs (Horeca, commerce, etc.). L’idée est que ces candidats continuent à percevoir un salaire durant leurs études. « Actuellement, on compte près de 194 inscrits pour la rentrée de septembre, annonce Nathalie Lionnet. Ce n’est pas énorme, mais c’est un début. » Mais il faudra trois ans et demi pour que les premiers brevetés arrivent sur le marché, quatre ans pour les gradués.
D’ici là, pour affronter de nouvelles crises sanitaires, Philippe Devos suggère de mettre sur pied une « armée de réservistes ». Il y a 210 000 infirmiers diplômés, en Belgique. Plus de 40% ont quitté la profession. « On pourrait faire revenir temporairement, sur base volontaire, certains d’entre eux, moyennant une remise à niveau et un dédommagement de leur employeur, affirme le médecin. Je suis sûr qu’il y aurait des motivés. » A voir. Depuis la Covid, des infirmières pensionnées sont revenues bosser, mais peu. Des infirmiers d’autres services (psychiatrie, gériatrie, salles d’op) se sont aussi proposés pour épauler leurs collègues de l’USI, lors de la première vague, de la deuxième, puis beaucoup ont abandonné lors de la troisième… Bref, dire qu’il y a urgence et qu’il s’agit d’une question de santé publique est un euphémisme.
Pas tous égaux face à la revalorisation
La hausse salariale prévue via l’enveloppe de 600 millions d’euros adoptée cet été ne bénéficiera sans doute pas à tout le monde. Négocié avec les syndicats traditionnels, cet accord non-marchand profitera à tous les secteurs historiques de la santé – et donc pas seulement les infirmières -, contrairement au fond « blouses blanches ». Mais ce seront surtout les travailleurs de la santé qui ont adhéré au nouveau modèle de rémunération IF-IC qui gagneront. Les autres ne devraient, en principe, rien perdre. Explications : implanté en 2018, l’IF-IC est un nouveau modèle de classification des fonctions auxquelles des barèmes sont attribués. Chaque fonction (infirmier d’hôpital, infirmier aux urgences, infirmiers à l’USI, infirmier en consultation, aide-soignant…) correspond à différentes critères définis par les partenaires sociaux. Le principe est de rémunérer désormais les travailleurs de la santé non plus selon leur diplôme de base et leur spécialisation éventuelle, mais selon la fonction exercée. A travail égal, salaire égal.
A priori séduisant, bien que peu de professions sont rémunérées selon la seule fonction, ce nouveau modèle crée bien des tensions au sein du monde des infirmiers. Surtout au niveau de ceux qui se sont spécialisés, par exemple pour travailler aux soins intensifs, et qui dès lors touchent, ou touchaient plutôt, une prime de spécialisation, octroyée par Laurette Onkelinx lorsqu’elle détenait la Santé. Il y a trois ans, la ministre Maggie De Block a décidé de supprimer, soit de ne plus financer, ce système de primes pour les nouveaux spécialisés. Pour les anciens, les primes devaient être maintenues dans un premier temps, puis intégrées dans le système IF-IC. Y perdront-ils ? « Non, assure Nathalie Lionnet du Setca non marchand. Personne n’y perdra, mais certains y gagneront plus. Le salaire d’un nouvel engagé augmente de 10 % avec la réforme IF-IC. A partir de 17 ans d’ancienneté, le système devient moins intéressant. Mais les anciens, eux, souhaitent surtout avoir de nouveaux collègues sur le terrain pour les aider. Quant aux spécialités, il faut savoir que les non-spécialisés constituent la grande majorité des travailleurs de la santé. Lorsqu’on obtient une avancée collective, l’objectif est de faire progresser ceux qui ont le moins. »
Au sein des fédérations d’infirmiers, on ne voit pas les choses de la même manière. « Que, dans un même service, un breveté soit payé de la même manière qu’un gradué spécialisé ne va pas encourager les gens à beaucoup se former, regrette Alda Dalla Valle, de la Fédération des infirmières de Belgique (FNIB). Cela va à l’encontre de la loi sur les hôpitaux qui oblige ceux-ci à employer, dans les USI, 50 % d’infirmiers porteurs du titre particulier SISU (Ndlr : soins intensifs soins d’urgence) et, dans les services d’urgence spécialisés 75 % de SISU ». Dans le milieu infirmier francophone, on souligne aussi que les brevetés sont plus nombreux en Flandre et que la décision de l’IF-IC vient d’une ministre flamande… Quoiqu’il en soit, les organisations professionnelles, tant la FNIB que l’Union Générale des Infirmiers de Belgique (UGIB), n’ont pas été jointes à la concertation sur l’IF-IC. D’où leur ras-le-bol et la création, en octobre dernier, du syndicat indépendant Union4You dont fait partie Alda Dalla Valle. « Les trois grands syndicats sectoriels, reconnus et financés par l’Etat, défendent tout le secteur du non-marchand, sans spécificité professionnelle, explique-t-elle. Nous voulions un syndicat qui, un peu l’instar de l’Absym pour les médecins, ait une expertise propre aux difficultés des infirmiers ».
Nathalie Lionnet regrette ce clivage entre infirmiers. Elle souligne que l’enveloppe de 600 millions, acquise en juillet, permettra de financer la réforme IF-IC à 100 % d’un coup, alors qu’autrement, cela aurait pris des années. « Jusqu’ici, pour la première phase, nous ne pouvions financer que 18,5 % de la différence entre l’ancien et le nouveau modèle de rémunération », commente la syndicaliste. Et d’ajouter que l’introduction du nouveau modèle se fait par phase et qu’à chaque phase, le travailleur reçoit une projection IF-IC et non-IF-IC de son salaire et peut choisir de basculer ou pas dans le nouveau système. Prochaine simulation : en juin. « Pour les 17 ans de carrière et plus, une discussion est prévue, cette semaine, entre syndicats et gouvernement pour trouver une solution », ajoute Nathalie Lionnet.
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