Coronavirus : « on voit naître une distinction entre les bonnes et les mauvaises victimes »
Les pratiques sociales adoptées face à l’épidémie de coronavirus sont-elles le reflet de l’individualisme de nos sociétés ? Pour Jacques Marquet, professeur en sociologie à l’UCLouvain, ces réactions dénotent, au contraire, un attachement au bien-être collectif. Même si des stigmatisations apparaissent.
Psychose absurde pour les uns. Du bon sens pour les autres. Dans l’opinion publique, un fossé apparaît à partir des précautions recommandées pour limiter la propagation du coronavirus. Poignée de main ou check du coude ? Bise réflexe ou sourire confus ? Au quotidien, bon nombre d’autres gestes se mesurent désormais à l’aune d’un risque potentiel de contamination : prendre un fruit en vrac au supermarché, pousser une porte ou, plus généralement, marquer subrepticement plus de distance avec un interlocuteur. Au-delà de l’enjeu sanitaire, l’épidémie de Covid-19 questionne déjà les comportements individuels et les relations interpersonnelles, confirme Jacques Marquet, professeur en sociologie à l’UCLouvain.
Parfois, les autorités elles-mêmes adoptent un discours stigmatisant.
L’épidémie de coronavirus modifie-t-elle des comportements structurants dans nos sociétés ?
Une des questions importantes sera la période pendant laquelle nous serons amenés ou pas à modifier ces comportements. Prenons l’hypothèse positive et optimiste selon laquelle la Chine serait réellement parvenue à gérer la maladie, pour que le nombre de cas diminue en deux mois environ. Et considérons que nos sociétés occidentales arrivent à faire de même. Dans un tel scénario, je ne pense pas que ces nouvelles pratiques dureront longtemps. En revanche, si ces changements, suggérés au départ par des autorités et non par les individus eux-mêmes, devaient perdurer pendant au moins un an, ils pourraient avoir des répercussions plus importantes. Si on prend l’exemple du salut avec le coude, on constate toutefois que ce nouveau rituel remplit finalement la même fonction sociale que la poignée de main. Pour cette raison, je ne pense pas que le coronavirus va radicalement changer nos manières d’interagir.
Existe-t-il des précédents, dans l’histoire récente en Occident, de tels ajustements au niveau des comportements individuels ou des rites sociaux ?
Oui, si on sort du cadre sanitaire. Après le premier choc pétrolier dans les années 1970, de nombreux changements sont apparus en matière de consommation d’énergie, d’utilisation de l’automobile, de conception des bâtiments… Lors de la crise des missiles (NDLR : des missiles nucléaires soviétiques ciblant les Etats-Unis depuis Cuba en octobre 1962), certaines personnes ont construit des bunkers dans leur jardin. Sur le plan strictement sanitaire, la seule vague comparaison pourrait concerner le VIH. Mais avec le coronavirus, on a l’impression d’assister à un raccourcissement du temps : la maladie est à peine identifiée qu’il y a déjà une obligation d’apporter une réponse immédiate. Dans le cas du VIH, quatre ou cinq ans se sont écoulés entre le moment où les premiers cas sont apparus et celui où les premières campagnes de sensibilisation ont commencé. Le fait qu’on ait découvert le mode privilégié de contraction du sida, lié aux relations sexuelles, a en outre permis d’identifier précisément le type de comportement qu’il convenait de modifier. Ici, les modes de propagation du virus sont beaucoup plus nombreux, tout comme, dès lors, la gamme de comportements qu’il conviendrait de modifier.
Pour certains philosophes ou sociologues, les réactions à l’épidémie seraient aussi le reflet de l’individualisme de nos sociétés. Partagez-vous cette analyse ?
Personnellement, je la trouve hasardeuse. Quand des mères ou pères de famille s’interrogent sur le fait de savoir si leurs enfants doivent ou non aller à l’école dans ce contexte, ce n’est pas l’individu qui est au centre des préoccupations, mais la famille. Dans les entreprises, au-delà de la santé économique, il y a réellement une volonté de souligner l’importance d’une prise en charge collective. Et dans l’opinion publique, celles et ceux qui disent qu’il faut suivre les précautions l’affirment plutôt au nom d’un bien collectif supérieur et de la solidarité, considérée comme le meilleur moyen pour endiguer l’épidémie.
Au sujet de l’opinion publique, celle-ci semble divisée par rapport à l’ampleur des pratiques à adopter. Pourquoi ?
Les autorités cherchent encore la meilleure manière de réagir. Dans ce contexte, leurs messages peuvent paraître ambi- valents, d’autant qu’ils essaient de tenir compte de la complexité. C’est probablement un des éléments qui explique la diversité des réactions. D’un côté, on entend » ne vous tracassez pas et ne courez pas aux urgences, c’est du même ordre que la grippe » et de l’autre, on déploie des messages de prévention sans commune mesure avec les années où la grippe est plus virulente. Si un cas de coronavirus apparaît, on annonce qu’il n’y a pas de grand danger car il ne vit pas longtemps en dehors du corps humain, mais on désinfecte tout. A cela s’ajoute une seconde ambivalence, propre au monde médical. D’une part, l’approche statistique de la maladie, centrale dans nos modes de gestion des risques sanitaires, qui tend à minimiser ce qui est en train de se passer pour différentes raisons. D’autre part, les travaux sur les modes de transmissions du virus, qui nous incitent plutôt à prendre la réalité au sérieux. Pour l’opinion publique, il est difficile de mettre ensemble ces discours.
Depuis l’apparition du virus, des communautés s’en voient stigmatisées. Est-ce une réaction fréquente ?
La mise à distance, qu’elle soit réelle, avec une volonté d’éloignement, ou symbolique, en faisant porter la responsabilité sur autrui, existe depuis toujours. Dès le début du VIH, on avait vu exactement la même chose, avec la stigmatisation des » 3 H » : les héroïnomanes, les Haïtiens, en raison d’un degré important de contamination dans une population aux Etats-Unis, et les homosexuels. Mais ces aberrations ne sont pas toujours le fait d’individus. Pas plus tard que la semaine dernière, lors de l’accostage d’un paquebot, des autorités ont par exemple indiqué que tous les passagers pouvaient en descendre, sauf les Italiens. On voit donc bien que les Etats eux-mêmes adoptent parfois des comportements stigmatisants.
Doit-on aussi s’attendre à une stigmatisation des personnes porteuses du coronavirus ?
Là encore, un réflexe social assez fréquent consiste à opérer une distinction entre les bonnes victimes et les mauvaises victimes. Dans le sens commun, les bonnes victimes sont celles sur qui ça tombe sans qu’elles n’aient rien pu faire. Les mauvaises victimes sont celles qui auraient dû savoir mais qui n’ont pas eu le comportement adéquat, aux yeux de la population, et sont donc responsables de ce qui leur arrive. Il semble que l’on assiste déjà à des phénomènes de ce type-là.
Qu’elles concernent une collectivité ou des individus, ces stigmatisations s’atténueront-elles si l’épidémie disparaît peu à peu ?
Je pense que oui. On voit déjà que l’association du problème à une région ou à une population particulière est très courte dans le temps. Aux yeux des Européens, l’attention portée aux Italiens a pratiquement remplacé celle qui visait au départ la population chinoise. La multiplication et la succession de stigmatisations diverses pourraient donc engendrer un effet paradoxalement déstigmatisant. Ce qui n’a pas été le cas avec le VIH ; la stigmatisation des personnes contaminées s’est renforcée au fil du temps.
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