Christophe Guilluy : « Les classes moyennes sont mortes et enterrées »
La faute au monde d’en haut qui, enivré par la nouvelle économie, a relégué aux marges de la société les catégories sociales qui en étaient le référent culturel, diagnostique le géographe français Christophe Guilluy. Pour en sortir, il faut retrouver un bien commun.
Christophe Guilluy est le géographe qui a identifié le lien entre la désertification économique des zones rurales et des villes moyennes et la montée du vote en faveur de l’extrême droite. Son analyse de cette » France périphérique » reflétait déjà la disparition progressive de la classe moyenne sous les coups de boutoir d’une mondialisation excluante. Dans son nouveau livre intitulé No Society (1), le chercheur français décrète » la fin de la classe moyenne occidentale » et met en garde sur ses conséquences pour les élites.
Quelle est votre définition de la « classe moyenne occidentale » ?
Je l’entends comme un concept rassemblant, entre les années 1950 et 1970, des petites gens, des ouvriers, des employés, des paysans, des cadres. Ils étaient intégrés au modèle économique et nourrissaient, pour eux et pour leurs enfants, l’espoir d’une ascension sociale. Ils étaient les référents absolus de la classe politique. Le cercle était vertueux : intégration économique, intégration politique, intégration culturelle. Les choses ont dysfonctionné à partir des années 1980. Le modèle économique mondialisé, qui a introduit les inégalités au coeur des sociétés occidentales, a fait imploser petit à petit cette immense classe moyenne. On a d’abord pensé que seule la classe ouvrière allait payer l’adaptation des économies occidentales. Puis, cette fragilisation a touché d’autres catégories, les paysans, les employés, les professions intermédiaires, et d’autres territoires que ceux de la désindustrialisation, ces zones rurales ou ces villes moyennes victimes de désertification commerciale… Aujourd’hui, même certaines parties des classes supérieures sont touchées. Regardez par exemple l’évolution du monde de la presse. On peut donc acter la disparition de la classe moyenne occidentale.
Quelle conséquence cette disparition a-t-elle sur la société ?
Ces catégories de la population portaient les valeurs des sociétés occidentales, notamment aux yeux des nouveaux arrivants. Les immigrés avaient envie de ressembler à leurs voisins. Ceux-ci avaient du boulot et arrivaient à s’en sortir pas trop mal. Aujourd’hui, les nouveaux-venus n’ont pas envie de ressembler à des losers et à des gens qui, culturellement, ne sont plus intégrés au monde d’en haut. On l’observe géographiquement avec la constitution de grandes métropoles qui sont les nouvelles citadelles médiévales du xxie siècle. Ce petit monde, hier socle de la classe moyenne et groupe majoritaire, ne vit plus aujourd’hui » là où ça se passe » mais sur des territoires qui créent le moins d’emplois. Cette évolution est le résultat du modèle économique, très polarisé, qui favorise les emplois très qualifiés et la concentration du capital et des richesses. Le clivage n’est plus entre les riches et les pauvres mais entre un nouveau prolétariat qui n’est pas conscient de l’être et une nouvelle bourgeoisie qui n’assume pas ce statut et est dans le » brouillage de classes « . La crise des grands partis, de la social-démocratie comme de la droite traditionnelle, est liée à cette nouvelle fracture sociale. Leurs dirigeants continuent à parler à une classe moyenne qui n’existe plus.
Aujourd’hui, même certaines parties des classes supérieures sont touchées par le déclassement
Qu’entendez-vous par la « société relative » dont vous annoncez l’émergence comme conséquence de la disparition de la classe moyenne ?
On a basculé dans des sociétés de fait multiculturelles. Or, dans une société multiculturelle, l’autre ne devient pas soi ; même s’il n’est pas pour autant mon ennemi. A partir de ce constat, la difficulté naît du fait que j’ai besoin, dans mon immeuble, mon village ou ma ville, de savoir comment va évoluer mon environnement et combien vont être les autres dans quelques années. Cette angoisse-là, l’insécurité culturelle, les milieux populaires la ressentent très profondément. Cela se traduit dans tous les sondages en Europe par un clivage très marqué entre les catégories supérieures placées dans le camp de l’ open society et les classes modestes plutôt dans celui de la fermeture. En fait, pareille vision des choses est confortable parce qu’elle permet à ceux qui sont du bon côté de la barrière de se positionner du côté du Bien. Or, le clivage se forge non pas en fonction de la question du repli et de la xénophobie mais en fonction de la capacité d’ériger des frontières invisibles. Tous les milieux qui prêchent l’ouverture entretiennent en fait un grégarisme social de plus en plus fort. Ils vivent dans des territoires de plus en plus homogènes socialement. Ils contournent les mesures de mixité sociale à l’école quand ils le peuvent. Bref ils ont érigé des frontières invisibles. A l’inverse, les catégories modestes majoritaires n’ont pas les capacités financières d’en ériger.
Vous pronostiquez même à terme une sécession territoriales des bourgeoisies… En voyez-vous déjà des indices ?
Les chiffres exponentiels de l’embourgeoisement des grandes villes européennes, sauf exception, en attestent. La sécession des élites a gagné les bourgeoisies au sens large. C’est explosif. Et les autoritaires ne sont peut-être pas ceux que l’on croit. On brandit le danger des partis populistes. Mais en réalité, on veut délégitimer les diagnostics des plus modestes.
Vous parlez du soft power des classes populaires. Faut-il revoir notre vision du populisme ?
Bien sûr. Critiquer les tribuns populistes ne me choque pas. C’est le jeu politique. Mais si vous délégitimez les mouvements sur lesquels ils s’appuient, vous rejetez le diagnostic du plus grand nombre, les catégories populaires. Ce n’est ni viable, ni durable. Cela fait vingt ans que l’on fait de la » rééducation des masses » en expliquant à quel point il est » mal » de voter populiste, L’effet sur la population est nul. Les gens n’écoutent plus les discours politiques, les médias… Résultat : les classes populaires transforment la société mais sans lien avec le haut. Le protectionnisme, la réglementation économique, la régulation des flux migratoires, thèmes portés par les classes populaires, sont des sujets que les élites n’ont pas voulu traiter.
Touche-t-on là à la difficulté de définir encore un « bien commun » ?
Derrière la sécession des élites, il y a l’abandon du bien commun. Une révolution culturelle devrait s’opérer au sein du monde d’en haut. Cela ne coûte pas cher : il doit faire l’effort de se mettre au niveau des plus modestes. Alors seulement on pourra développer un bien commun et un agir-ensemble… Il est fascinant d’observer que ceux qui nous parlent à longueur de journée du vivre-ensemble ne supportent pas de vivre avec leur propre classe populaire nationale. Les classes populaires, elles, sont quasi unanimes à vouloir conserver un capital social et culturel, condition d’un bien commun.
(1) No Society, par Christophe Guilluy, Flammarion, 242 p.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici