Facebook vs. Australie: les Etats tentent de brider la puissance des GAFAM
Ils sont devenus trop énormes, trop gloutons, trop puissants. Le coup de force de Facebook en Australie démontre qu’il se passe quelque chose dans l’univers des Gafam que les Etats sont, plus que jamais, décidés à brider.
Quelle qu’en soit l’issue, le bras de fer entre Facebook et l’Etat australien laissera des traces. Le groupe de Palo Alto risque de ne pas sortir indemne de son ahurissant coup de force. Bloquer, sans vraie sommation, toutes ses pages d’actualités australiennes, pour contester un projet de loi de Canberra imposant aux géants du Net un Code de négociation avec les médias locaux, a provoqué un tollé inédit sur l’île- continent. Surtout qu’au pic de la saison des feux de forêts et en pleine Covid, des infos sanitaires, météorologiques et des pages des services de secours, servant à alerter la population en cas de catastrophe, ont aussi été supprimées par le réseau social.
Les Européens ont trop longtemps été les chantres naïfs du libre marché, sans voir qu’ailleurs les mêmes règles n’étaient pas respectées.
Ce n’est pas la première fois qu’un des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) résiste farouchement à rétribuer les éditeurs de presse pour les contenus référencés en ligne. Une bataille juridique oppose les uns et les autres depuis des années. Mais, ici, l’uppercut assené par Mark Zuckerberg a fait la Une des médias dans le monde entier, suscitant la stupeur, car il était d’une brutalité inédite et destiné à faire plier un Etat dans son rôle démocratique de législateur.
Même si l’acteur le plus concerné, au bord du ring australien, est le magnat de la presse Rupert Murdoch, la confrontation directe entre un Etat influent et le géant du Net avait quelque chose d’éminemment symbolique. Et révélateur de la puissance démesurée qu’ont acquise les Gafam. On vient encore de le constater – non sans s’en réjouir, cette fois – en Birmanie où Facebook a coupé le sifflet à la junte militaire qui utilisait le réseau pour tenter de justifier son coup d’Etat contre Aung San Suu Kyi et s’en est trouvée très gênée dans son effort de propagande. Donald Trump a d’ailleurs subi le même sort.
L’arbitrage qui cabre Facebook
La volonté australienne de mettre les ogres numériques à contribution ne devait cependant pas être une énorme surprise pour Facebook. Un récent précédent en la matière avait donné le « la » du côté de l’Union européenne qui a adopté, il y a deux ans et après de longues palabres, une nouvelle directive sur le droit d’auteur en faveur des journaux. La France fut le premier Etat membre à la transposer dans sa législation, dès juillet 2019. Une bataille judiciaire s’est vite déclarée entre les éditeurs de presse français et Google, dont les Actualités référencent le contenu gratuitement. La querelle s’est finalement soldée, en octobre dernier, par une victoire pour les médias, le moteur de recherche se voyant imposer, par l’Autorité de la concurrence, un système d’arbitrage indépendant pour accorder les agrégateurs numériques d’actualités et les organes de presse.
L’idée semble avoir inspiré l’Australie. « Un tel arbitrage permet de négocier d’égal à égal entre les médias et les poids lourds du Net. Et ces derniers peuvent toujours faire valoir, dans cette discussion assistée, la visibilité qu’ils accordent aux journaux pour éviter de devoir verser des droits d’auteur trop élevés, relève l’avocat bruxellois Bruno Lebrun, spécialiste du droit européen de la concurrence. Ce système imaginé en France s’avère très habile. Il prévoit, en outre, que le tiers arbitre rende des rapports à l’ Autorité de la concurrence qui assure ainsi un monitoring. » Mais Facebook a visiblement calé sur l’arbitrage voulu par les Australiens, s’arc-boutant sur sa position dominante dans le rapport de force avec les médias.
Or, au-delà des droits d’auteur, ce sont surtout les abus de position dominante des Gafam qui interpellent dans toute cette affaire. « Sur le plan juridique, Google et Facebook font valoir leur droit de citation et le fait qu’ils engendrent du trafic sur les sites d’info, via leurs référencements de news, analyse Nicolas van Zeebroeck, professeur d’économie numérique à la Solvay Business School. C’est défendable et on sait que les médias ont besoin de cette visibilité numérique. Mais le vrai enjeu n’est pas là. Il se trouve dans la concentration de 75% des publicités en ligne dans les mains des deux Big Tech, ce qui laisse des cacahuètes pour les autres, surtout la presse, qui se voit asphyxiée par cette capture de valeurs. Finalement, cela risque d’avoir un impact sur la qualité des informations. Avec des conséquences pour nos sociétés démocratiques. »
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Force de frappe européenne inédite
Il faut donc mettre au point un mécanisme de redistribution. Les Gafam, eux, veulent faire perdurer leur rente de situation le plus longtemps possible. Logique, mais intenable. La Commission UE l’a bien compris, depuis quelque temps. Les big five sont dans son viseur, surtout celui des commissaires Margrethe Vestager (Concurrence) et Thierry Breton (Marché intérieur). « Ce duo gère aussi conjointement la DG Connect (NDLR: direction générale des réseaux de communication, du contenu et des technologies), ce qui constitue une force de frappe inédite au niveau politique européenne », pointe Me Lebrun. Deux textes, l’un sur les services, l’autre sur les marchés numériques, sont en préparation pour s’attaquer aux colosses du Web qui étouffent la concurrence et absorbent la majorité des recettes d’Internet. Margrethe Vestager va aussi proposer de nouveaux outils d’enquête sur les positions dominantes, plus dissuasifs que les procédures actuelles interminables.
Le vent est en train de tourner pour les Gafam. Désormais, même leur démantèlement n’est plus un tabou. « Ils se croient au-dessus des Etats et des lois », s’est très justement énervé le Premier ministre australien. Aux Etats-Unis, des procédures judiciaires pour atteinte au droit de la concurrence se sont multipliées, depuis cet automne, contre Google et Facebook, avec une vigueur jamais vue jusqu’ici. Et, comme on l’a noté, l’armada que prépare l’Union européenne est impressionnante. « Le démantèlement est la solution la plus réaliste pour casser leur monopole, commente Mireille Buydens, professeure à l’ULB, spécialiste du droit d’auteur. Les Européens ont trop longtemps été les chantres naïfs du libre marché, sans voir qu’ailleurs les mêmes règles n’étaient pas respectées. »
Les acquisitions massives des Gafam – Apple vient de révéler avoir racheté une centaine d’entreprises en six ans – sont aussi ciblées par les régulateurs. Bref, la pression monte des deux côtés de l’Atlantique et jusqu’à l’océan indien. Tout cela explique sans doute le coup de sang panique de Zuckerberg en Australie. L’enjeu des droits à verser aux médias est de taille, car, après les journalistes, d’autres auteurs vont certainement prétendre à une rémunération. La liste est longue et empêche les dirigeants des Gafam de dormir sans faire de cauchemars.
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