L’huile de palme et les plantations de la discorde (Reportage)
En 2009, la société canadienne Feronia a repris les mythiques plantations d’Unilever cédées par les Belges un siècle auparavant. Rapidement en difficulté financière, elle a été sauvée par le cash des institutions financières de développement, dont 11 millions de dollars de BIO, détenue par l’Etat belge. Des ONG et des communautés locales critiquent Feronia et son apport réel en matière de développement.
En 1910, la colonie du Congo s’inquiète. Le prix du caoutchouc, récolté sous la chicote et le fusil, s’effondre, à cause de l’offre grandissante venue des Indes néerlandaises. Encouragés par les observations d’un agronome, le comte De Briey, les caciques de la colonie décident de se diversifier et de produire de façon industrielle de l’huile de palme pour l’exportation. Le ministre belge des colonies, Jules Renkin, va trouver, outre-Manche, un industriel aux reins assez solides pour aventurer son capital dans la forêt congolaise. Il s’appelle William Lever et fabrique le savon Sunlight. Il a besoin d’huile de palme, en masse, mais à des conditions plus favorables que celles qu’il trouve dans les colonies britanniques.
Lever et ses prospecteurs auront le droit de choisir 75 000 hectares. En 1911, la société Huileries du Congo belge (HCB) est lancée, avec des palmeraies naturelles près de Kikwit et des terres à planter, en amont du fleuve Congo, dans les ex-Provinces orientales et de l’Equateur.
Un fruit qui pourrit
L’huile de palme deviendra un produit phare de la colonie, contribuant à l’effort de guerre en 1940-1945. Au fil du temps, HCB, détenue désormais par le groupe Unilever (né de la fusion entre Lever et une société néerlandaise de margarine), étendit ses terres, bien aidée par des montages juridiques qui trompaient les chefs locaux. Certains décelèrent dans la croissance démographique, qui amenait un besoin accru en terres cultivables pour les populations locales, les germes de conflits fonciers à venir.
A la veille de l’indépendance, le Congo belge est le deuxième exportateur mondial d’huile de palme. HCB emploie 33 0000 travailleurs permanents et 24 000 coupeurs de fruits sous contrat. Petit à petit, dans un contexte de dictature et de zaïrianisation de l’économie (Mobutu va nationaliser les entreprises étrangères pour les céder à ses proches, avant de faire marche arrière vu la catastrophe que cela causa), Unilever se désinvestit de ce qui est devenu les Plantations Lever au Zaïre, ne vendant bientôt plus que sur le marché zaïrois.
Ironie du sort, la République démocratique du Congo importe une majeure partie de son huile, notamment depuis l’Asie du Sud-Est.
La chute de Mobutu, en 1997, et les années de conflit qui s’ensuivirent finiront le travail de sape. Unilever va revendre une partie de ses biens au groupe Socfin, du Belge Hubert Fabri (condamné pour corruption active par la justice belge en juin dernier dans une affaire de versements de pots-de-vin en faveur d’une ancienne haute fonctionnaire guinéenne, devenue entre-temps ministre de l’Agriculture), et de l’industriel français Vincent Bolloré, ainsi qu’à l’homme d’affaires congolais d’origine belge Jean-Claude Hoolans.
Parmi les » restes « , il y a plus de 100 000 hectares, éparpillés sur trois plantations en Equateur et en Province orientale : Boteka, Yaligimba et Lokutu. La société, renommée Plantations et huileries du Congo (PHC), y » occupe » alors quelques milliers d’employés qui ne sont quasiment plus payés. Un financier canadien d’origine indienne, Ravi Sood, flaire le coup. Nous sommes en 2008, au sortir d’une crise alimentaire mondiale. L’époque est à la ruée sur les terres africaines. Entre 2009 et 2011, près de 4,5 milliards de dollars seront investis dans l’huile de palme africaine, par des investisseurs en quête de rentabilité maximale. Sood sort alors d’un investissement dans l’exploitation d’anciennes plantations de caoutchouc au Liberia pour produire de la biomasse.
Le prochain Brésil
Touché par la crise financière, Sood va créer, en 2008, la société Feronia au Canada et acheter 76 % des actions de PHC pour une bouchée de pain : 2,6 millions d’euros. Le reste de PHC reste détenu par l’Etat congolais. Dans un livre de 2012, Accaparement des terres : le nouveau combat pour maîtriser la planète, le journaliste anglais Fred Pearce citait les ambitions de la société : sauver le continent de » l’agriculture de subsistance exercée par des familles utilisant des méthodes traditionnelles qui ont mené à des pénuries alimentaires chroniques… Nous sélectionnons les meilleures terres […] pour mener des opérations agricoles très efficaces, ce qui maximise les marges et génère des profits « . Une approche de l’agriculture qui, écrit Pearce, » ignore largement les 60 millions de petites fermes qui font pousser 80 % de la nourriture en Afrique subsaharienne « .
» Ravi pensait que le Congo était le prochain Brésil, explique Xavier de Carnière, actuel CEO de Feronia. Il a fait son business plan sur Excel et levé des fonds en bourse. Et en un an, il a claqué 25 millions de dollars dans les plantations. » Des cours de la Bourse de Toronto à la courbe du fleuve Congo, les espoirs de profits rapides s’envolent. Les palmiers sont vieux, les usines accolées aux plantations mordent la poussière et la société a un passif de dix millions de dollars à payer à des salariés qui partiront bientôt à la retraite.
Les Etats à la rescousse
» Le business était à genoux, se souvient Paul Dulieu, responsable communication chez Feronia, dans les bureaux de la société à Londres. Il fallait investir lourdement dans le capital et replanter. Mais nous n’avons pas voulu licencier du personnel. » Le risque semble sensé : ironie du sort, la République démocratique du Congo importe une majeure partie de son huile, notamment depuis l’Asie du Sud-Est. Mais la loi du marché rattrape Feronia : entre 2009 et 2015, l’huile chute de 1 000 – 1 200 dollars la tonne à 400 dollars. Feronia misait sur des profits rapides, elle n’est même pas sûre, reconnaît Paul Dulieu, d’arriver à l’équilibre fin 2018. » Disparaître dès que les chiffres étaient mauvais aurait été une catastrophe pour les gens du coin » , explique Xavier de Carnière ; 150 000 personnes vivent aux alentours des plantations dans des conditions précaires et sans perspective d’emploi. Feronia suscite des attentes énormes et se donne des airs de sauveur local.
Pour survivre, Feronia se tourne vers les institutions étatiques de financement du développement (IFD) occidentales, qui lui amènent plus de 100 millions de dollars. Ainsi, la CDC britannique investit 25 millions. Golden Oil Limited, filiale du fonds d’investissement African Agriculture Fund (financé notamment par la France, l’Espagne et les Etats-Unis) logée à l’île Maurice, un paradis fiscal, prend aussi des parts. En 2015, un consortium de banques de développement prête environ 50 millions de dollars à la société. Parmi elles, la discrète Société belge d’investissement pour les pays en développement, alias BIO, contrôlée à 100 % par l’Etat belge.
Elle amène 11 millions de dollars. Objectif : soutenir » l’emploi rural « . Un plan d’action social et environnemental est signé avec le prêt. BIO a refusé de nous communiquer ce plan mais nous a transmis certaines mesures dont la mise en place de salaires et de conditions de travail corrects et des engagements en matière de logements pour le personnel, de centres de santé et d’écoles. BIO et les autres institutions de développement ont été prévenues, avant de signer le prêt, par des ONG congolaises, belges et internationales. Sur place, un conflit foncier s’envenime entre des communautés locales et PHC.
Communautés en colère
En 2015, un premier rapport, coécrit par RIAO-RDC, une organisation locale et l’ONG canadienne Grain, fustige Feronia. Leurs griefs : les communautés locales n’ont pas été consultées au moment de l’installation de l’entreprise, des doutes existent sur la validité des titres fonciers de la société, des salaires sont inférieurs au minimum légal (1 680 francs congolais soit 0,90 euro par jour, à l’époque), et les gardes de Feronia commettent des brutalités. Une analyse juridique commanditée en 2017 par les ONG étaye ces doutes, mais Feronia et BIO confirment la validité des titres.
Pour ses opérations, Feronia passe par deux filiales aux îles Caïman, un paradis fiscal, afin d’éviter la double taxation au Canada et en RDC. Impossible, pour BIO, qui a déjà été critiquée pour avoir placé des dizaines de millions dans les paradis fiscaux. Pour obtenir le prêt, une société belge, Feronia Maia, est créée pour remplacer les offshores.
Des rapports plus récents, dont ceux d’une coupole d’ONG belges pilotée par le CNCD-11.11.11, pointent le manque d’investissements dans les infrastructures pour les travailleurs (les logements, notamment) mais aussi pour les communautés (écoles, hôpitaux), des salaires insuffisants pour affronter le coût de la vie et l’omniprésence des plantations près des villages, ce qui empêcherait les riverains de cultiver leurs terres.
La coupole a demandé à BIO une enquête officielle indépendante sur les plantations. BIO n’a pas accepté mais a commandé un rapport à Intersocial Consulting, un cabinet de conseil. Il met en évidence la volonté de Feronia de dialoguer, mais rappelle que la société n’a pas toujours communiqué clairement sur les projets qu’elle allait développer au profit des communautés, pointe que les écoles sont en mauvais état, les gardes de sécurité mal formés et la situation économique des travailleurs précaire, surtout pour les journaliers.
Depuis novembre 2017, des cahiers des charges ont été signés entre Feronia et les communautés locales. Ils prévoient notamment la réhabilitation d’écoles, de centres de santé et de routes, mais avec la contribution en main-d’oeuvre des communautés. Un processus critiqué par le CNCD, qui estime que ces documents ont été signés, pour la plantation de Lokutu, sous la contrainte, à Kisangani, en présence du gouverneur de la province de Tshopo, donc avec une pression politique ingérable pour les leaders communautaires.
27 euros par mois
Feronia reconnaît que » tout n’est pas encore parfait » mais tient, face aux critiques des ONG, à défendre son bilan : 4 000 emplois permanents, plus de 4 300 travailleurs quotidiens ou saisonniers, qui sont toutefois plus précaires. Paul Dulieu met en avant les 2 200 naissances dans des centres de santé réhabilités par Feronia, en 2017, et le refus de recourir à la corruption. » Nous voulons une main- d’oeuvre entièrement sous contrat fixe en 2022, complète Xavier de Carnière. Il reconnaît que le logement fourni aux travailleurs n’est pas de première qualité, même si 850 maisons de travailleurs ont été réparées ou réhabilitées, pour un objectif annoncé – et fort ambitieux – de près de 6 000 en 2020. » Il ne faut pas oublier que même si nous ne faisons pas de bénéfices, nous payons 3,7 millions de dollars à l’Etat à travers 240 taxes différentes, explique de Carnière. Quant aux cahiers des charges, nous ne sommes pas obligés par la loi de les faire. Les communautés nous demandent de faire tout ce que l’Etat ne fait pas. »
Fin août 2018, une délégation parlementaire allemande (Die Linke et Alliance 90/Les Verts) s’est rendue sur la plantation de Lokutu. Uwe Kekeritz, du parti écologiste, a été » frappé par tous ces villages complètement encerclés par la plantation. Beaucoup de gens se plaignaient du manque d’accès à la terre pour cultiver. Lokutu fait partie des zones les plus fertiles sur la planète et j’ai pourtant vu des enfants au ventre gonflé par la malnutrition. »
La question de la capacité de Feronia à payer correctement ses travailleurs et donc à créer un levier de développement dans la région est au coeur des enjeux. Uwe Kekeritz évoque des témoignages de travailleurs qui » recevaient environ 27 euros par mois. Les journaliers, qui sont plus de 2 533 contre 1 675 permanents n’ont pas droit au logement, aux habits de travail, aux soins de santé. » Paul Dulieu, de Feronia, évoque un salaire moyen de trois dollars par jour. BIO assure que Feronia respecte les minimas légaux, paie les salaires à temps depuis mars 2017 et ajuste ses barèmes selon un indice des prix à la consommation.
Problème : une loi qui n’est pas encore publiée au Journal officiel, donc pas d’application, prévoit un passage du revenu minimum pour un manoeuvre ordinaire de 1 680 francs congolais (0,9 euro) à 7 075 (4 euros). De Carnière prévient : » Avec une telle augmentation des salaires, dans notre situation actuelle, on risquerait de fermer immédiatement la société. Pour nos travailleurs et les communautés, ce serait dévastateur en termes de revenus. »
Une plainte en Allemagne
Les ONG et les communautés ne désirent pas ce départ. Des représentants des communautés cités par l’ONG congolaise Réseau des ressources naturelles font état » de relations assez bonnes avec PHC « , mais attendent que les réalisations concrètes arrivent. Et dans les temps. A leurs yeux, » l’impact positif de plus d’un siècle d’occupation par PHC est nul » , jusqu’à aujourd’hui.
La question de l’accès à la terre est centrale pour comprendre les tensions autour des plantations, en Afrique ou ailleurs. Le cas Feronia a une portée éminemment symbolique. Selon le CNCD, elle » contrôle des terres très proches des villages, ce qui crée une pression sur les cultures vivrières. Cette pression est accentuée par le niveau très bas des salaires qui fait que les ouvriers non issus des communautés cherchent aussi à exploiter des lopins de terre pour compléter leurs revenus. »
Le 5 novembre 2018, neuf communautés congolaises représentées par RIAO-RDC se sont tournées vers le mécanisme de plaintes des banques allemande et néerlandaise de développement pour demander une médiation avec Feronia. Côté belge, le CNCD remet en question l’optique de développement validée par BIO en 2015 : » Une usine de transformation qui achèterait la production des paysans locaux serait une source de développement plus durable. BIO devrait exclure le soutien à des projets qui impliquent l’occupation de terres à grande échelle. » Les ONG belges demandent à BIO d’exiger la remise à disposition des terres les plus proches des villages et qu’un processus de consultation réelle soit mis en place.
Agrobusiness vs agriculture familiale
Le » dossier » Feronia résonne au-delà de la RDC. Pour Gwenaelle Grovonius, députée PS, il symbolise l’actuelle philosophie de la coopération belge au développement, pilotée par le ministre Alexander De Croo qui, dans une récente réponse parlementaire, affirme son soutien à Feronia et les actions qu’elle met en place. » Monsieur De Croo n’a pas intérêt à ce que ce projet soit remis en question car cela peut entacher sa stratégie politique toute entière. Il a fait du secteur privé son bras armé et est plus favorable à l’agrobusiness qu’auparavant. Sa note stratégique sur l’agriculture relègue clairement l’agriculture familiale au second plan « , affirme Grovonius. Dans un document parlementaire de 2017, De Croo précise effectivement que la politique de développement se concentre désormais sur » la productivité de l’agriculture » et non plus l’agriculture familiale, et que le gouvernement ne misera plus sur l’agriculture de subsistance.
Le fondateur de Feronia, Ravi Sood, n’a presque plus de parts dans la soci- été. Mais, chaque année, l’entreprise augmente sa production, qui dépasse 27 000 tonnes. Feronia dépend encore des prêts des IFD pour sa survie. En Afrique et dans le monde, ceux-ci soutiennent l’agrobusiness pour garantir la sécurité alimentaire. Dans son livre sur l’accaparement des terres, le journaliste Fred Pearce se rappelle d’une conférence donnée en juin 2011 par un certain James Siggs, où celui-ci livrait une réflexion sur les dangers du » tout à l’agrobusiness » : » Ne faire que de l’agriculture à échelle industrielle déplace et aliène les populations, crée peu d’emplois et cause des perturbations sociales. » A l’époque, James Siggs était encore CEO de… Feronia.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici