IVG, Blouses blanches…: le Parlement est-il plus puissant que jamais?
En l’absence de gouvernement majoritaire, ce sont les parlementaires qui font les lois, à la Chambre. Jamais les députés n’auront été aussi actifs, faisant passer des textes au gré de majorités alternatives variables, comme cela aurait dû être le cas pour la dépénalisation de l’IVG. Parfois peu attentifs à l’impact budgétaire qu’ils engendrent sur le long terme.
Cela aurait dû être une grande victoire. Pour le droit des femmes, pour leur liberté à disposer de leur corps, pour les médecins qui réclamaient une loi mieux adaptée aux réalités de terrain ? Ah oui, oui, pour ça aussi. Mais surtout pour la consécration politique. La revanche du Parlement sur l’ex-gouvernement. La riposte du bloc de gauche sur le bloc de droite, le triomphe des progressistes contre les conservateurs… Il faut se mettre à leur place, aux élus. Entre le vote d’une proposition de loi sur la modification du code de navigation, une autre sur les crédits provisoires et encore une autre sur » la transparence des conventions en matière de spécialités remboursables « , ce n’est guère toujours l’éclate, les jeudis de séance plénière, à la Chambre. Alors un bon débat de société, une thématique aussi concernante que clivante, ça change de la routine. Et ça ameute les médias.
Les politologues appellent cela la « flibuste parlementaire ».
La dépénalisation de l’IVG devait donc être tout ça à la fois. Le texte, qui prévoit également l’allongement du délai d’avortement (de douze à dix-huit semaines) et le raccourcissement de la période de réflexion avant de pouvoir procéder à une interruption volontaire de grossesse (de six jours à quarante-huit heures), devait être voté le 2 juillet. Il était déjà passé deux fois en relecture devant le Conseil d’Etat et devait être approuvé par une majorité alternative. Les partis de gauche avaient profité de l’absence (prolongée) de gouvernement fédéral pour faire passer ce projet de loi que feu la suédoise empêchait jusqu’alors, la N-VA et le CD&V y étant complètement opposés. Mais puisque depuis décembre 2018, la majorité a éclaté…
Avec le PS, Ecolo, DéFI, le PTB-PVDA, le SP.A, Groen et les votes de certains députés MR et Open VLD (laissés à leur appréciation personnelle, comme à l’accoutumée dans les dossiers éthiques), la proposition de loi sur l’IVG aurait dû être approuvée. Mais le parlementarisme s’est pris à son propre piège : le CD&V, la N-VA et le Vlaams Belang, suivis par le CDH, se sont à leur tour engouffrés dans le nouveau pouvoir qui leur était donné. En se coalisant pour atteindre le seuil de 50 députés, ils ont pu renvoyer le texte pour une troisième lecture au Conseil d’Etat. Une manière de gagner du temps et, espèrent-ils, d’enterrer la loi IVG lors des négociations pour la formation d’un nouveau gouvernement fédéral. Les politologues appellent cela la » flibuste parlementaire « , soit tous les trucs et astuces plus ou moins reluisants activés pour freiner le cheminement parlementaire.
Marge de manoeuvre inhabituelle
Sur l’avortement, le bloc de gauche a donc perdu. Temporairement, voire peut-être durablement. Mais sur d’autres sujets, l' » opposition » a engrangé quelques victoires, l’absence de gouvernement majoritaire lui offrant une certaine marge de manoeuvre. Inhabituelle. » Les lois votées avec une majorité alternative ne sont pas si fréquentes que cela, pointe Min Reuchamps, politologue à l’UCLouvain. Les parlements ont tendance à être plus actifs lorsqu’il n’y a pas de gouvernement. Cela c’était déjà observé durant la longue crise des 541 jours, en 2010 et 2011. »
» Le Parlement est plus puissant que jamais, confirme Georges Gilkinet, chef de groupe Ecolo à la Chambre. Il a beaucoup plus de libertés qu’en temps normal. » » Il tourne à plein régime, abonde Ahmed Laaouej, chef de groupe PS. En l’absence de majorité scellée, il y a des latitudes qui permettent à certains textes de passer. En théorie, pour le meilleur comme pour le pire. Mais je n’ai rien vu passer d’abject. Car le bloc de gauche est quand même impressionnant. »
Force est de constater qu’il est généralement à la manoeuvre parlementaire, avec 19 sièges pour le PS, 9 pour le SP.A, 21 pour Ecolo-Groen et 12 pour le PTB-PVD, soit 61 au total (sur 150). En face, les 18 sièges du Vlaams Belang empêchent la droite d’autant se structurer (24 pour la N-VA, 12 pour l’Open VLD et 14 pour le MR, soir 50 sièges). A l’analyse des votes durant la 55e législature (installée depuis le 20 juin 2019), les ex-suédois n’ont, de toute façon, que très peu voté ensemble contre l’opposition : à dix reprises, sur 110 propositions !
En réalité, le vote le plus fréquent reste… l’unanimité (pour 45 propositions de lois). Ou la quasi-unanimité (30), lorsqu’un seul groupe politique marque son opposition ou son abstention (le plus souvent, le Vlaams Belang ou le PTB-PVDA). Pour le reste, les majorités sont aléatoires ; généralement à l’origine du bloc de gauche, agrémentées du centre (CDH ou CD&V), voire parfois du MR.
Quasi du cas par cas. Il y a le texte émanant de l’opposition qui est finalement adopté à l’unanimité, comme l’a été celui sur le fonds » blouses blanches « , voté en novembre dernier, qui vise à soutenir le secteur infirmier, via 67 millions d’euros en 2019, puis 400 millions en 2020. » C’est unique, qu’un parlement décide de modifier le budget pour un tel montant ! se félicite encore Raoul Hedebouw, chef de groupe du PTB. Ce fonds n’a pu voir le jour que grâce à cette dynamique parlementaire, où les partis se positionnent en fonction de leurs programmes, et non d’un accord préalable. «
Lire également « Négociations fédérales: non, Lachaert, Coens et Bouchez n’ont pas pu faire exprès de si mal négocier »
Blouses blanches, Secal et autres victoires
Autre réussite parlementaire : le déplafonnement du Secal (le service des créances alimentaires). » Ce n’est quand même pas rien ! On avait par le passé maintes fois essayé « , rappelle Ahmed Laaouej. Seule la N-VA s’est abstenue sur ce texte qui supprime le plafond de revenus (jusqu’à présent de 2 200 euros) au-delà duquel il n’était pas possible de solliciter une aide en cas de pensions alimentaires impayées par l’ex-conjoint (puisque, dans 95 % des cas, les mauvais payeurs sont des hommes).
Le dossier du congé postnatal traînait lui aussi depuis un bail. Entré en vigueur avec effet rétroactif le 1er mars dernier, il empêche le raccourcissement du congé de maternité. Les périodes de maladie ou de chômage temporaire avant l’accouchement ne sont plus déduites des 15 semaines de repos prises après avoir mis au monde. Un texte accéléré par le Covid-19 et adopté grâce à une coalition du bloc de gauche, du centre (CD&V, CDH et DéFI) et un soutien (numériquement dispensable) du Vlaams Belang. Le MR, l’Open VLD et la N-VA ont voté contre (certains libéraux se sont abstenus).
Légères variations de majorités (sans DéFI et le CDH) pour une proposition de loi sur le supplément de pension des mineurs de fond (cher au SP.A), pour une autre sur l’euthanasie (suppression de la durée de validité de la déclaration anticipée, qui a mis tout le monde d’accord sauf le CDH, le CD&V et le Vlaams Belang). Un texte assurant la prise en charge des frais de transport médical urgent des patients atteints du coronavirus avait pu être passer grâce au CD&V, qui s’était adjoint au bloc de gauche (face à un refus du MR, de l’Open VLD et de la NV-A, et une abstention du CDH et du VB), tandis qu’un autre sur la facilitation du dépôt de plaintes des victimes de violences intrafamiliales dans le cadre de la crise sanitaire doit son salut au CDH (le CD&V s’étant cette fois abstenu).
Avant la constitution d’un nouveau gouvernement, les parlementaires espèrent encore engranger l’une ou l’autre victoire.
Il arrive aussi que les gauches se distancient, comme sur cette proposition de loi » visant à maintenir l’emploi après le retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne « , soutenue par Ecolo-Groen (en appui aux centristes et aux libéraux) mais pas par les socialistes ni l’extrême gauche (rejoignant l’abstention du VB et de la N-VA).
Tant pis pour le budget
Avant la constitution d’un nouveau gouvernement (s’il se constitue un jour), les parlementaires espèrent encore engranger l’une ou l’autre victoire, comme sur le statut des artistes (pour assouplir l’octroi d’allocations de chômage), qui pourrait être adopté prochainement grâce à un soutien du MR. Et peut-être l’IVG, lorsque le Conseil d’Etat aura fini sa troisième lecture, pourvu que les libéraux ne soient pas bridés par leurs présidents de partis pour cause de négociations gouvernementales à ne pas perturber.
Longue vie au parlementarisme ? Les députés-faiseurs de lois butent tout de même contre une importante limite : le budget. » L’inconvénient est budgétaire, reconnaît Georges Gilkinet (Ecolo). Si nous sommes capables de nous accorder sur certaines mesures, celles-ci ne sont pas liées à un accord de gouvernement et donc à la recherche d’un équilibre budgétaire. » » Il y a un risque de dépenses budgétaires non financées « , approuve Ahmed Laaouej (PS).
Cfr les 400 millions du fonds » blouses blanches « , les 3 à 5 millions de la loi visant à maintenir l’emploi après le Brexit, les 16 millions induits par le déplafonnement du Secal, 200 millions pour la pension des mineurs de fond… Des » sommes énormes « , » effarantes « , qui inquiètent certains députés. D’autant que, dans l’urgence, certaines propositions à l’intitulé » Covid-19 » ont été adoptées ou sont en discussion, faisant parfois l’objet d’amendements qui les rendent structurelles et non temporaires. Donc finançables sur le long terme. Dans un contexte de déficit budgétaire hérité du gouvernement Michel, aggravé par la crise sanitaire… Bien du courage au prochain/à la prochaine ministre fédéral(e) du Budget !
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