Le jazz en son Igloo
Le label bruxellois Igloo sort un livre qui raconte une sacrée tranche de belgitude culturelle. Des centaines de photos à l’appui.
Igloo Records en quarante mouvements (1) est un copieux ouvrage collectif de 280 pages en format A4 compilant des centaines de photos, une brassée de textes et le décompte-chronique des 440 disques issus du label, par ordre chronologique. » On entre dans le livre comme on le sent « , nous dit-on, histoire, peut-être, d’expliquer que les pages, bizarrement, ne sont pas numérotées. A moins que l’on puisse vraiment prendre en cours de route la saga débutée en 1978. Lorsque le comédien Jean-Paul Ganty, entiché du patrimoine littéraire à la Achille Chavée, se met en tête de publier un disque de… poésie. Ouch. Pas la peine de demander aux multinationales d’alors, Polydor ou CBS : ni leur créneau, ni leur credo. Igloo Records se crée donc sur la devise postsoixante-huitarde : réalisez ce dont vous rêvez.
Daniel Sotiaux cofonde pour l’occasion le label qui sort 500 exemplaires du vinyle de son copain Ganty. Geste bravache qui aurait pu en rester là. Mais avant l’arrivée dans les années 1980 de Crammed Discs, Les Disques du Crépuscule ou Pias, Igloo remplit une fonction juste pragmatique : sortir des disques » indépendants » belges plutôt francophones, en dehors du rock. Initialement, les premiers 33-tours traquent encore le champ expérimental, comme l’IGL 007 Musiques phonétiques et vocales du chercheur électronique Léo Kupper. Assez vite, le label est aimanté par le jazz et la nouvelle scène belge des Charles Loos, Jean-Louis Rassinfosse et autres Steve Houben. Cela n’aurait pu être qu’une source temporaire, cela constituera, au fil des décennies, un véritable fleuve identitaire : Igloo devient le bras armé discographique d’une grande partie du jazz belge francophone des années 1980 à aujourd’hui. Avec dans le rôle de l’ingénieur du son-producteur maison, l’ineffable Daniel Léon, gardien sonore du temple. Ou, en tout cas, de nombre de ses pièces.
Outre l’impressionnante récolte d’infos, l’ouvrage décrit aussi une réalité bien belge. Il raconte comment un indépendant contemporain navigue dans l’administration culturelle francophone de ce pays et montre la nécessité, disons, de se brancher sur la durée, innombrables changements de ministres de tutelle compris. Contre toute attente, cette partie-là se lit comme un feuilleton, jamais prévu sur Netflix, néanmoins série à suspense : Igloo survivra-t-il, notamment face à la déferlante digitale ?
En filigrane paraît la difficulté d’exister dans un micromarché de quatre millions d’âmes tout en ayant quelques ambitions d’exportation, y compris lorsque le label et ses différentes succursales (Franc-Amour, Igloo Mondo) élargissent les sorties à la chanson (Claude Semal), au répertoire pour enfants (Christian Merveille), au blues (Marc Lelangue) ou au contemporain (Walter Hus). Dommage dès lors qu’il n’y ait pas, parmi les 45 entretiens avec des interlocuteurs aussi intéressants que Pascal Mohy, Nathalie Loriers et Philip Catherine, une rencontre exhumée avec Chet Baker (1929 – 1988), étoile américaine de passage dans le ciel d’Igloo Records.
(1) Igloo Records en 40 mouvements, sous la direction de Daniel Sotiaux et Jean-Pierre Goffin chez Arsenic2, arsenic2.org
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