Paul Jorion : « Le capitalisme à la Trump est remis en question »
L’anthropologue qui avait annoncé la crise des subprimes de 2008 prédit que le nombre de morts du Covid-19 aux Etats-Unis sera au moins dix fois supérieur à celui des décès en Chine : « Dans six semaines, les Etats-Unis seront à terre. » Il fustige les dangers de l’ultralibéralisme et appelle à un retour de l’Etat-providence.
Lire également notre dossier consacré à la crise du coronavirus
La crise du coronavirus est-elle un avatar de la mondialisation qui, dès lors, devrait être vouée aux gémonies ?
Non. Ce type d’épidémies pourrait très bien survenir à partir d’Etats guidés par un souverainisme ancien. En revanche, les communications ont joué un grand rôle dans la diffusion du virus, qui s’est opérée, de la Chine aux autres pays, via leurs aéroports. La grande peste du Moyen Age s’est répandue entre la Chine et l’Europe sur une période d’environ dix ans. Ici, il n’a fallu que quelques semaines. Cela n’a rien à voir avec l’évolution d’un système politique.
La crise peut-elle néanmoins remettre en question la forme de mondialisation que l’on connaît, en raison de ses effets indirects, notamment notre dépendance industrielle à l’égard de la Chine ?
Peut-être pas la mondialisation mais l’ultra- libéralisme, oui. Les deux ne sont d’ailleurs pas liés. Le concept de l’Etat » veilleur de nuit » qui n’intervient pas et estime que » la main invisible du marché » réglera tous les problèmes va être remis en question. L’attitude de Donald Trump y incite. Il claironne qu’il n’est pas nécessaire de réquisitionner les masques de protection pour le personnel de santé parce que les entreprises vont de leur propre initiative s’assurer que le marché sera approvisionné. Or, à quoi assiste-t-on ? A de l’accaparement (des gens achètent tous les masques pour les revendre au prix fort), au fait que des entreprises américaines vendent l’essentiel de leur production à l’étranger… Il y a deux types de liberté, celle de la biche au fond du bois et celle du renard dans le poulailler. La seconde consacre le rapport de force qui joue en faveur du plus fort. Notre société doit donc installer un cadre empêchant que le gagnant emporte toute la mise et impose ses conditions en abusant de son pouvoir. Cette crise remet en question le capitalisme à la Trump. Les citoyens demandent que l’on ne retourne pas à ce capitalisme sauvage qui montre tous ses défauts à cette occasion, bien qu’il ne soit pas responsable de cette crise-ci. Ce capitalisme-là ne permet plus de donner la priorité à l’intérêt général en cas de crise ou ne le permet qu’au prix de grandes difficultés.
Les citoyens demandent que l’on ne retourne pas à ce capitalisme sauvage qui montre tous ses défauts.
L’empressement à relancer l’économie ne risque-t-il pas de détourner des moyens de secteurs dont on s’est aperçu qu’ils étaient vitaux, et de faciliter le retour au business as usual ?
Il faut expliquer que l’on est passé d’une gestion de l’Etat en fonction de l’intérêt général à une gestion de l’Etat en fonction de ses coûts. On a accepté de concevoir la comptabilité des Etats comme s’il s’agissait de celle d’une entreprise. Ce n’est pas tout à fait par hasard si Margaret Thatcher était fille d’un épicier. Elle a fait de la gestion du Royaume-Uni une grande épicerie : augmenter les bénéfices, faire des économies… On ne peut plus gérer un Etat de cette façon. Nous devons abandonner cette logique des moyens et en revenir à une logique des fins. Définissons d’abord des objectifs et en fonction de ceux-ci, mettons en oeuvre les moyens pour les réaliser. C’est pour cela que je prône d’inscrire l’idée de l’Etat-providence dans la Constitution. Sinon, on avancera toujours l’argument de la croissance pour désarmer l’Etat. Depuis les années 1970 et l’émergence de l’ultralibéralisme, les dirigeants se fichent éperdument de la population. Avec quelle conséquence ? Au moindre incident, une limitation de la vitesse autorisée sur certaines routes par exemple, tout le monde manifeste sur les ronds-points. Parce que le ressentiment s’est accumulé.
La gestion de cette crise peut-elle avoir valeur de modèle pour adopter des mesures plus contraignantes pour lutter contre le dérèglement climatique ?
C’est un problème d’éducation. Il faudra veiller à ne pas baisser la garde. A ne pas répéter les erreurs de la crise financière de 2008. Penser que les milieux de la finance ont reçu une bonne leçon et qu’ils l’ont retenue. Ils n’ont jamais mis en application les enseignements que les politiques et les économistes en avaient tirés.
Avec quelle image la Chine va-t-elle sortir de la crise, le pays qui a été à l’origine de la propagation du virus ou celui qui a été un des plus efficaces à le combattre ?
Vincent Burnand-Galpin et moi avons écrit Comment sauver le genre humain (1) en pensant qu’au vu de la dégradation des conditions de vie autour du nous, il adviendra un jour où s’imposera la solution d’acheter clé en main le modèle chinois, mis en oeuvre par un parti communiste autoritaire et doté d’une bonne organisation. Le nombre de personnes infectées aux Etats-Unis, où on n’en est qu’au début de l’épidémie, a dépassé celui de la Chine le jeudi 26 mars. A mon avis, le nombre de morts comptabilisés aux Etats-Unis sera entre dix et cent fois supérieur à celui enregistré en Chine. Dans six semaines, les Etats-Unis donneront l’impression d’un pays qui est mort. Tout le monde le constatera. Je l’annonce depuis trois semaines, dès que j’ai observé les premiers chiffres de la pandémie : aux Etats-Unis, rien n’est fait pour arrêter la progression exponentielle. A part aujourd’hui le confinement dans l’Etat de New York et en Californie, soit 25 ou 30 % de l’économie. Dans six semaines, les Etats-Unis seront à terre alors que la Chine aura relancé ses usines. On l’a fustigée pour l’ampleur des infections qui y étaient enregistrées et pour la brutalité de ses mesures de contrôle. Mais en vérité, le chiffre de leurs morts paraît assez ridicule par rapport à ceux que l’on enregistre chez nous.
Dans votre livre, vous notez l’intérêt de la planification dans la gouvernance d’un pays. Et parmi les expériences que vous mettez en exergue, figure la planification à la chinoise. Pourquoi ?
La Chine a connu des guerres civiles à différentes époques de son histoire. Mais depuis 1 000 ans avant Jésus-Christ, elle est un ensemble intégré. Elle s’est appelée à juste titre l’empire du Milieu parce qu’elle est entourée de frontières naturelles. Quand Mao Zedong exhortait à compter sur ses propres forces, il décrivait l’histoire de la Chine depuis 3 000 ans. A partir de 400 ans av. J.-C., cet Etat a été organisé grâce à un corps de fonctionnaires. Il n’y a jamais eu, comme chez nous, de descendants de guerriers ou de marchands parmi les dirigeants des villes. Certes la Chine a connu des périodes très difficiles, notamment aux xixe et xxe siècles. Mais, même pendant ces épreuves, elle est restée un pays unifié, encadré par ce corps de fonctionnaires. Par ailleurs, la philosophie, qu’elle soit taoïste ou confucianiste, insiste beaucoup sur l’harmonie entre la direction et les citoyens ordinaires. Ce modèle a des inconvénients. Mais il promeut en tout cas le souci de l’intérêt général. Développer une théorie comme l’ultralibéralisme est d’ailleurs impossible en Chine.
Le modèle chinois a des inconvénients. Mais il promeut en tout cas le souci de l’intérêt général.
Vous écrivez que pour le climat, le monde n’a pas encore connu son » moment Pearl Harbor « , en référence au choc que l’attaque japonaise a produit en 1941 pour pousser les Etats-Unis à entrer en guerre.
Le » moment Pearl Harbor » pourrait provenir de ce genre de crise ; il ne doit pas émaner nécessairement d’une conséquence directe du réchauffement climatique. L’important est la prise de conscience. J’ai fait deux émissions hier et avant-hier. Elles ont été regardées chacune par 100 000 personnes alors que d’ordinaire, je suis content d’être suivi par 2 000 personnes. C’est le signe que les mentalités changent. Or, l’épidémie n’est pas finie. En France et en Belgique, nous n’en avons pas encore atteint son pic, quand il n’y aura plus suffisamment de lits et de respirateurs disponibles et qu’une personne sur trois seulement pourra y avoir accès. Le » moment Pearl Harbor » est peut-être pour demain matin.
Comment jugez-vous la façon dont l’Europe, l’Union européenne et les différents Etats gèrent cette crise ?
Le réflexe n’est pas encore à réaliser les actions en commun au plan européen. Mais observez que depuis une quinzaine de jours, les hôpitaux d’Alsace et de Lorraine, côté français, et de Saxe et de Rhénanie, côté allemand, travaillent ensemble. Ce n’était pas possible avant. La construction européenne l’a permis. Le Royaume-Uni a enclenché le Brexit. Et maintenant, il se dit qu’il devrait peut-être garder le programme Erasmus et tel autre. Il n’est pas bon de rejeter toujours la responsabilité sur les autres. Mais par la pagaille qu’il a déclenchée en sortant de l’Union européenne, le Royaume-Uni en porte une. L’Europe en est déstabilisée. Cela dit, l’Union européenne pourrait faire beaucoup mieux que ce qu’elle réalise. Une pandémie est l’exemple même de situation où les institutions européennes auraient dû se réunir avant même que les Etats réagissent. Cela n’a pas été fait.
Que vous inspirent les mouvements de solidarité observés au sein de la population ?
Ils nous rappellent que l’homme est un animal social qui travaille essentiellement sur la base de l’entraide. C’est la science économique apparue dans les années 1870, financée par les banques et les milieux industriels, qui a mis l’accent sur la rivalité, la concurrence et la compétitivité. La représentation générale, elle, tablait sur la solidarité et l’entraide pour faire fonctionner la société. Les Grecs anciens l’avaient bien compris : ces notions étaient acceptées une fois tous les quatre ans, à l’occasion des Jeux olympiques. Dans l’intervalle, elles ne devaient pas interférer avec le fonctionnement de la société. Aujourd’hui, on trouve normal que le » vainqueur » emporte tout. Et malheur aux vaincus. Si celui qui ne sait pas prendre ses responsabilités reste pauvre, c’est, comme le clame Emmanuel Macron, parce qu’il ne veut pas traverser la rue. Cette représentation est complètement dissociée de la réalité. Les gens s’en rendent compte. Donc, la solidarité fait son retour spontanément au départ du niveau local.
Bio express
1946 : Naissance le 22 juillet à Ixelles.
1979-1984 : Enseignant en anthropologie sociale à l’université de Cambridge.
1998-2007 : Travaille dans le milieu bancaire aux Etats-Unis.
2007 : Publication en français de Vers la crise du capitalisme américain ? (La Découverte) dans lequel il prédit la crise des subprimes.
2008 :L’implosion. La finance contre l’économie : ce qu’annonce et révèle la » crise des subprimes » (Fayard).
2016 :Le dernier qui s’en va éteint la lumière, Essai sur l’extinction de l’humanité (Fayard).
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici