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Belgique, un pays si bourgeois: les réponses orientées à la pandémie

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Mesures générales aux effets parfois injustes, privilèges aux propriétaires sur les locataires, revenus garantis plus ou moins avantageux, fiscalité différenciée: la Belgique a-t-elle oublié les classes populaires depuis le début de cette pandémie?

« Avarice générale. Grandes fortunes. Pas de charité. On dirait qu’il y a conspiration pour maintenir le peuple dans la misère et l’abrutissement. Tout le monde est commerçant, même les riches. » Ainsi Baudelaire, malade, mourant presque, haineux, définit-il la Belgique, médiocre nation bourgeoise, « horreur générale et absolue de l’esprit », dans le brouillon d’un pamphlet qu’il ne terminera jamais, heureusement pour les Belges.

Céline Nieuwenhuys a-t-elle lu son Argument d’un livre sur la Belgique? Dans une interview fort partagée à Zin TV, la secrétaire générale de la Fédération des services sociaux, qui conseille le gouvernement fédéral, évoquait combien, au printemps, les autorités belges avaient peu réagi pour éviter au peuple « la misère et l’abrutissement ».

« A aucun moment on n’évoque la difficulté de ce confinement pour toutes les personnes précarisées. Qu’au moins, si le gouvernement n’annonce rien, qu’il dise qu’il prend la mesure de ce que c’est, vivre dans un trente mètres carrés. A aucun moment on n’évoque la difficulté de ce confinement sur les personnes précarisées, qu’il prend la mesure de ce que c’est de rester derrière la caisse du supermarché, qu’il prend la mesure de ce que c’est d’être sur le terrain quand on est mal équipé et qu’on a peur pour sa santé… et rien », déplorait-elle notamment, évoquant les premières semaines de la pandémie.

Les inégalités ont été renforcées par la pandémie et par les décisions qu’elle a impliquées.

Le virus lui-même est déjà notoirement inégalitaire. Les comorbidités dont il se régale (l’obésité, le diabète, les difficultés respiratoires, etc.) prospèrent en effet davantage parmi les classes populaires, comme pour confirmer cette loi universelle qui proclame qu’il vaut mieux être riche et en bonne santé que pauvre et malade. Son passage en Belgique aurait-il refait d’elle le pays de cette « avarice générale » qui avait tant aigri un poète maudit? Le Royaume a en tout cas réglé ses mesures sur celles d’une certaine population déterminée socialement, bien nourrie, bien logée, bien vêtue, une classe qui a des loisirs, qui voyage et qui télétravaille. Une classe somme toute supérieure, dont le mode de vie serait celui de tous, et dont les préoccupations seraient plus essentielles que celles des autres.

Dans les premiers mois de la crise, les indépendants, surtout les plus petits, montraient une perte de revenus un peu plus élevée que les salariés. La situation a changé depuis le doublement, décidé en octobre, du droit passerelle qui leur est attribué en cas de fermeture.
Dans les premiers mois de la crise, les indépendants, surtout les plus petits, montraient une perte de revenus un peu plus élevée que les salariés. La situation a changé depuis le doublement, décidé en octobre, du droit passerelle qui leur est attribué en cas de fermeture.

La nation skieuse

Ainsi, quand tout le pays semble se demander si l’on peut traverser ou pas sa maison pour aller au jardin, le sous-jacent est que tout le pays semble avoir une maison, que cette maison a un jardin, et que tout le pays peut choisir de traverser la première pour atteindre le second. En Belgique, pourtant, 1 498 000 logements sont des appartements, et 1 339 334 des maisons de rangée, sans accès extérieur à l’éventuel jardin, soit à chaque fois autant que les « maisons de type ouvert, fermes ou châteaux ». L’administration du cadastre dénombre 1 434 000 de ces villas 4 façades dont les habitants, seuls, étaient concernés par ce débat burlesque.

Quand le Royaume se déchire sur l’interdiction des voyages non essentiels à l’étranger, particulièrement en hiver, il se donne l’air d’une nation de skieurs, alors que les vacances au ski lui sont un plaisir restreint: un consortium de stations alpines françaises avait fait estimer à 730 000 le nombre de Belges partis, en 2019, skier à l’étranger. Onze millions de compatriotes n’y étaient pas allés, mais c’est comme si tous partageaient cette habitude nationale.

Quand le débat public s’inquiète d’une génération sacrifiée, celle des 18 à 25 ans, ses termes ne portent que sur l’enseignement supérieur, comme si toute cette cohorte y figurait. Il rend invisible la moitié au moins de ceux qu’il aspire à défendre: dans cette classe d’âge, on est bien plus nombreux à avoir quitté l’enseignement et à encore fréquenter l’école secondaire qu’à étudier dans une haute école ou, encore moins, à l’université. Cette dernière restant, malgré des années d’efforts, une étape indispensable du cursus bourgeois.

Des vacances au ski pour se défouler, une maison ouverte, avec un grand jardin pour télétravailler, un peu de tennis pour s’entretenir, une voiture pour éviter l’entassement des transports en commun, des enfants à l’univ, qui étudient à l’aise dans leur chambre, car ils s’y trouvent seuls et que s’y trouve un bureau: ceux que le confinement a le moins punis sont ceux que la société bourgeoise avait déjà gâtés. Les restrictions leur ont été moins douloureuses, et leurs récriminations ont été plus entendues.

Considéré dans sa dimension matérielle, ce biais bourgeois marque une réelle différence de traitement entre les petits et les gros mais aussi entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas. Toutes choses égales par ailleurs, toujours les propriétaires s’en sont mieux sortis que les prolétaires, et toujours les petits propriétaires s’en sont moins bien sortis que les gros propriétaires. Notamment parce que les mesures adoptées, prises dans un réflexe de gravité, générales et indistinctes, considéraient la société et ses besoins d’un point de vue abstrait. En théorie celui de tous, en pratique celui des mieux dotés.

La loi donnant au gouvernement Wilmès les pouvoirs spéciaux, validée par dix partis, spécifiait que les dispositions mises en oeuvre pour lutter contre la pandémie « ne peuvent pas porter atteinte au pouvoir d’achat des familles et à la protection sociale existante ». Elles ont pourtant affecté très différemment pouvoir d’achat et protection sociale. Un indicateur global, sur base de l’enquête menée chaque mois par la Banque nationale, signale qu’en février dernier, 76% des ménages déclaraient n’avoir pas subi de pertes de revenus, et que seuls 17% d’entre eux devaient déplorer une perte supérieure à 10%. Concentrées sur des secteurs inégalement frappés, restrictions et fermetures ont atteint travailleurs et employeurs des agences de voyage plutôt que de la logistique, ou des métiers de contact plutôt que de la consultance, et c’est bien sûr parmi les premiers plutôt que parmi les seconds que l’on trouvera ce quart de ménages ayant perdu des moyens.

Ces inégalités entre secteurs peuvent donner une impression de communauté de destins, entre la patronne de la boîte de nuit et son barman, entre l’employée de la bijouterie et sa patronne, entre le monteur de pièces d’aviation et son actionnaire majoritaire. Mais cette communauté s’arrête au bas d’un acte de propriété. Car les inégalités au sein de ces secteurs, et au sein même des entreprises, en fonction de la place dans le mode de production et de la propriété ou pas des moyens de production, ont été renforcées par la pandémie et par les décisions qu’elle a impliquées.

Retour de bâton fiscal

Deux praticiens du même métier, celui de coiffeur par exemple, seront aidés asymétriquement selon qu’ils soient indépendants ou salariés. Empêchés de travailler pour un mois, du 27 mars au 25 avril, par le dernier comité de concertation, ils devront ranger les ciseaux et recevront de la sécurité sociale, tous les deux, un revenu de remplacement. Pour quatre semaines de fermeture à cheval sur mars et avril, le coiffeur indépendant recevra quatre mois de droit passerelle, puisque celui-ci a été doublé en octobre, et est mensualisé, d’un montant forfaitaire (de deux fois 2 583,38 euros ou 3 228,20 euros avec charge de famille), soit au moins 5 000 euros, dont le précompte de 16% est libératoire.

Le coiffeur salarié, lui, percevra vingt jours d’allocation de chômage, (70% de son salaire brut, plafonné à 1 927 euros brut – le salaire minimum, en coiffure, soins de beauté et fitness, s’élève à 2 012 euros en début de carrière), à laquelle s’ajoutera une centaine d’euros d’un supplément de 5,63 euros par jour chômé ainsi qu’une prime de protection de 10 euros par jour chômé, soit au maximum 2 250 euros bruts, dont le précompte de 16% n’est, lui, pas libératoire: l’impôt sur les personnes physiques du salarié sera, pour 2020 et 2021, calculé sur l’ensemble de ses revenus de l’année, ce qui l’expose à « un retour de bâton fiscal », selon Test Achats.

Après un an de pandémie, ce sont surtout des emplois de salariés qui ont disparu: les entreprises ont peu licencié, grâce au chômage corona, les indépendants ont tenu le coup grâce aux aides... et au moratoire sur les faillites.
Après un an de pandémie, ce sont surtout des emplois de salariés qui ont disparu: les entreprises ont peu licencié, grâce au chômage corona, les indépendants ont tenu le coup grâce aux aides… et au moratoire sur les faillites.

En janvier 2021, l’Etat (enfin plus précisément l’Onem) aura versé en moyenne pour un salarié en chômage « corona » (partiel ou pas) 775 euros (329 582 dossiers pour 255 270 000 euros), contre 2 609 euros à un indépendant en droit passerelle (111 594 dossiers pour 291 200 000 euros).

Dans le secteur de l’Horeca, où les salariés comptent pour trois quarts de l’emploi total et dont le plus bas salaire brut dépasse déjà le plafond mensuel du chômage temporaire (1 964 euros bruts mensuels pour un salarié de catégorie 1 en tout début de carrière), « on peut estimer qu’au moins 45% des indépendants actifs sous le code Nace 56 ont, avec le droit passerelle, un revenu (avant IPP) supérieur au revenu imposable (déduction faite des cotisations sociales, donc) découlant de leur activité. Ce pourcentage monte à au moins 79% pendant les trois mois où le droit passerelle a été doublé », expliquait en novembre dernier l’économiste Philippe Defeyt, de l’Institut du développement durable, dans une étude sur les restaurateurs, cafetiers et traiteurs.

Le sens de l’effort

A la différence de l’indépendant, bien sûr, le salarié n’a pas de frais fixes à débourser lorsqu’il est mis à l’arrêt. Pas de loyer à régler, pas de fournisseurs à payer, pas d’assureur à satisfaire. Ce problème des frais fixes explique, et légitime, la détresse de beaucoup d’entre eux, confrontés à un système d’aides moins généreuses côté francophone qu’en Flandre.

Mais, ici aussi, le critère distinctif sépare non seulement les gros des petits mais également les propriétaires des locataires. Et à cet égard également, il vaut mieux figurer du bon côté du contrat de bail: les aides affectées aux seconds ont souvent terminé dans la poche des premiers.

Au printemps 2020, Elio Di Rupo, ministre-président d’une Wallonie qui a déboursé, en un an et onze vagues de soutien aux indépendants et aux entreprises, un milliard cent millions d’aides, invitait poliment les propriétaires immobiliers à « faire un effort » pour leurs locataires. Mais cet effort aura été chiche. Selon l’ERMG (Economic Risk Management Group), toujours, la moitié des indépendants et des entreprises belges possèdent leurs bâtiments. Cette moitié-ci a traversé moins difficilement cette année de pandémie, protégés d’autant plus par le moratoire imposé aux banques par l’Etat sur le remboursement de leurs emprunts. Pour l’autre (dont 59% des commerces non essentiels, 64% de l’Horeca, 49% des métiers de contact), les propriétaires n’auront pas exprimé la bienveillance espérée: « 84% d’entre elles (ce qui représente 42% de l’ensemble des entreprises interrogées) ont déclaré qu’elles avaient payé le montant total du loyer pour toute la période depuis le début de la crise du coronavirus », précise l’ERMG. Une part importante des aides régionales et fédérales aura servi à satisfaire ces bailleurs intransigeants plutôt qu’à aider des preneurs en désarroi.

Au printemps 2021, indépendants et entrepreneurs à l'arrêt disposaient en moyenne d'un matelas d'épargne plus épais que les salariés au chômage.
Au printemps 2021, indépendants et entrepreneurs à l’arrêt disposaient en moyenne d’un matelas d’épargne plus épais que les salariés au chômage.

Mais à l’estimation de qui ces mesures ont pénalisé, financière et encore à faire, s’ajoutera aussi celle, juridique et politique, de qui elles auront libéré. Et c’est ici la liberté de l’employeur plutôt que celle de l’employé qui aura connu un bourgeonnant printemps. Le droit du travail a été temporairement libéralisé par un arrêté royal de pouvoirs spéciaux du 27 avril 2020: succession sans limite de CDD, majoration du quota d’heures supplémentaires sans repos compensatoire, mise au travail des demandeurs d’asile, des étudiants, etc. Au point d’inquiéter les plus pondérés des spécialistes. « J’imagine qu’un jour, on fera le bilan de cela et on se posera la question de savoir si la poursuite de l’activité dans les secteurs critiques justifiait bien une telle mobilisation. A moins, c’est une autre hypothèse, que la crise ait servi de laboratoire, de test grandeur nature, afin de démontrer la « faisabilité » et la « maniabilité » d’une forme radicale de dérégulation du droit du travail que certains verraient bien s’instaurer après la crise », disait Jean-François Neven, maître de conférences à l’ULB, lors de l’audience solennelle de rentrée de la cour du travail de Bruxelles, en septembre dernier, comme si la liberté de ceux qui possèdent avait besoin d’un bilan pour paraître celle de tous.

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