Comment l’Europe tente (difficilement) de reconquérir le commerce mondial
La pénurie de certains matériaux trahit la grande dépendance de l’Europe envers une poignée de pays tiers ou d’entreprises. Paradoxalement, elle leur laisse aussi la main. Relocaliser en partie la production? Il faut surtout renouer avec la diversification. Et intégrer enfin les coûts sociétaux du transport.
Non, le commerce mondial n’est pas un infaillible métronome, cadencé par le balai prévisible de marchandises parcourant les mers, les routes ou le ciel pour acheminer l’offre vers la demande. C’est l’un des rappels sans équivoque de cette année 2021. Un navire en travers du canal de Suez, et c’est l’approvisionnement de la planète entière qui en est affecté. Une reprise économique plus rapide qu’annoncé, et d’indispensables matières premières viennent à manquer, quand elles ne sont pas redirigées vers le plus offrant. Entre les pénuries et l’explosion du coût du transport international, ces derniers mois ont démontré à quel point la dépendance de l’Union européenne envers quelques grandes puissances économiques pouvait menacer ses propres besoins, jusqu’à affecter significativement le coût de la vie.
Le commerce avec les pays étrangers ne constitue pas une source de fragilité.
Cette asymétrie inhérente à la mondialisation n’a rien de nouveau. Mais les multiples conséquences de la crise sanitaire en ont accentué les failles. « Bien souvent, les pouvoirs publics sont perçus comme n’ayant pas réagi suffisamment aux ajustements économiques pour atténuer leurs effets négatifs, constatait la Commission européenne, en février dernier, dans sa nouvelle stratégie de politique commerciale. Cela a conduit à des appels à la démondialisation et à l’émergence de réactions de repli sur soi et d’isolationnisme. » Depuis le début de la pandémie, plusieurs Etats ou instances ont évoqué la nécessité de relocaliser une partie de la production. C’est le cas de la France, où le consultant PwC a dressé une liste de cinquante-huit produits stratégiques en ce sens. Aux Etats-Unis, le patron d’Intel a déclaré que la production de puces électroniques ne pouvait pas venir de deux pays « géopolitiquement instables », en référence à l’hégémonie sur ce marché de la Corée du Sud et de Taïwan (où l’entreprise TSMC écrase la concurrence mondiale). Fin 2020, seize pays européens, dont la France et l’ Allemagne, ont annoncé une alliance visant à résorber leur retard dans la conception de celles-ci.
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137 produits critiques
En 2020, la Commission a publié une première analyse des dépendances stratégiques, actualisée en mai dernier. Il en ressort une liste de cent trente-sept produits (sur plus de cinq mille) pour lesquels « l’Union européenne peut être considérée comme fortement dépendante des importations en provenance de pays tiers, indique-t-elle. Les trois principales sources étrangères de la valeur des importations de l’UE pour ces produits dépendants sont la Chine (représentant environ la moitié de la valeur des importations), le Vietnam et le Brésil. » Elle a ainsi identifié six grands domaines pour lesquels sa dépendance peut (va?) poser problème dans les prochaines années: une trentaine de minéraux essentiels à la production de nombreuses technologies, les ingrédients pharmaceutiques actifs, les batteries lithium-ion, l’hydrogène, les matériaux semi-conducteurs et l’informatique de pointe.
D’ où cette alternative promue par l’Europe, sous l’appellation récente « d’autonomie stratégique ouverte ». Commercer avec le monde, oui ; s’en faire dicter les règles, au point de saper sa compétitivité et ses ambitions environnementale et numérique, non. Le chantier est gigantesque, tant les curseurs sont placés sous d’autres longitudes. « Le rapide essor de la Chine, qui affiche des ambitions mondiales et applique un modèle distinct de capitalisme d’Etat, a fondamentalement changé l’ordre économique et politique mondial, reconnaissait encore la Commission dans le réexamen de sa politique commerciale. Cette évolution pose de plus en plus de problèmes au système établi de gouvernance économique mondiale et empêche les entreprises européennes qui affrontent la concurrence sur les marchés mondiaux et dans l’Union de bénéficier de conditions équitables. »
L’une des grandes tendances du commerce international actuel, c’est que l’on s’expose au risque d’avoir un seul fournisseur.
C’est ce qu’avait entre autres déploré le bourgmestre de Sivry-Rance, Jean-François Gatelier, en octobre dernier, après une vente record de 600 000 euros de bois communaux: « Les containers chargés de nos bois en vrac partiront d’Anvers pour un trajet de 14 000 kilomètres sur un bateau qui polluera l’équivalent de l’ensemble du parc automobile belge. Notre bois sera scié et transformé en Chine avec de l’électricité produite à partir de leurs centrales au charbon. Les containers ne reviendront pas vides mais remplis de jouets chinois et dans six mois, vous pourrez acheter votre parquet ou meuble Ikea qui aura fait le trajet retour sur 14 000 kilomètres. »
Les limites de la mondialisation
Depuis le début de la crise sanitaire, le modèle si souvent décrié de la mondialisation s’est pourtant partiellement effrité. « A partir des années 1990, on a emprunté cette direction-là parce que le coût de la main-d’oeuvre, dans les pays plus lointains, était plus faible que celui du transport additionnel », retrace Bart Jourquin, professeur en économie des transports à l’UCLouvain. Entre-temps, le monde a changé: peu à peu, certains salaires ont augmenté dans les pays concernés, tandis que les coûts du transport, singulièrement depuis la relance économique, ont explosé. « Par rapport à la période d’avant-crise, on a pratiquement multiplié par dix le coût du transport maritime par conteneur, poursuit-il. Alors qu’il fallait compter 1 400 à 1 500 dollars pour acheminer un conteneur de Singapour à ici, le prix s’élève désormais à 15 000, voire 22 000 dollars dans certains cas. »
Une flambée des prix difficile à maîtriser, sachant que les porte-conteneurs fonctionnent à plein régime et que les ports européens peinent à absorber les flux entrants. En outre, « le transport fonctionnait de longue date avec des prix couvrant à peine le coût de revient », souligne encore Bart Jourquin. Depuis le début des années 1990, la croissance du transport international, en termes de kilomètres parcourus, est supérieure à celle du PIB mondial. En d’autres mots, « une même tonne de marchandises circule beaucoup plus qu’il y a trente ans ».
Relocaliser en partie la production n’a toutefois rien d’une évidence. Dans bon nombre de cas, l’Europe ne dispose tout simplement pas des gisements de matières premières ou des savoir-faire lui permettant de bâtir une politique industrielle capable d’inverser la tendance. Dans d’autres, le coût du travail reste prohibitif pour les secteurs à forte intensité de main-d’oeuvre. Par ailleurs, une telle mutation ne réglerait pas nécessairement la question des potentielles pénuries. « Il doit peut-être y avoir une partie intérieure dans la gamme de nos approvisionnements, mais le commerce avec les pays étrangers ne constitue pas en soi une source de fragilité, commente Pierre-Guillaume Méon, professeur en science économique à l’ULB. Il est sensé laisser à des partenaires les secteurs dans lesquels on est moins à la pointe. »
Il y a un risque que l’on vienne produire chez nous non plus sous pavillon belge, mais sous pavillon chinois.
Plusieurs experts l’affirment: ce n’est pas la dépendance économique relative de l’Europe envers le reste du monde qui pose problème, mais plutôt celle qui la lie à une poignée d’Etats ou d’entreprises concentrant trop d’atouts entre leurs mains. « Le problème révélé par la Covid-19 se rapporte davantage à un excès de centralisation des chaînes de valeur plutôt qu’à leur éclatement, analysait l’économiste Xavier Dupret dans une carte blanche parue dans L’Echo, en avril 2020. Les économies occidentales ont placé trop d’oeufs dans le panier chinois. » Comme le confirme Alain de Crombrugghe, professeur d’économie à l’UNamur, « il serait prudent de retrouver une diversification des sources d’approvisionnement. Or, l’une des grandes tendances du commerce international actuel, c’est que l’on s’expose également au risque d’avoir un seul fournisseur au sens d’entreprise, disposant alors d’un pouvoir de marché lui permettant de jouer sur les quantités et les prix. Il y a certainement un travail à mener à cet égard à l’échelon d’entités territoriales suffisamment grandes: on peut citer la politique de la concurrence de l’UE et les lois antitrust des Etats-Unis, qui avaient déjà vu le jour au départ de questions de matières premières et d’acheminement de celles-ci. »
Rachats chinois
A supposer qu’elle y parvienne, il faudra plusieurs années avant que l’Europe impose son rôle dans les secteurs stratégiques, actuellement phagocytés par d’autres continents, et qu’elle estime stratégiques. « Nous subirons des hausses de prix pendant un moment, avance Bart Jourquin. D’autant que l’Europe a vendu énormément d’infrastructures de transports, et en particulier les ports maritimes, aux Chinois. Des pans entiers du port d’Anvers appartiennent à Singapour, les Chinois ont racheté le port d’ Athènes… Rappelons que nos entreprises ont choisi elles-mêmes la voie de la délocalisation de leur main-d’oeuvre vers d’autres pays. On a donc progressivement enrichi ces derniers, au point qu’ils sont désormais en mesure de nous racheter. D’un point de vue géopolitique, il sera très difficile de revenir en arrière. Il y a un risque que l’on vienne produire chez nous non plus sous pavillon belge, mais sous pavillon chinois. Et paradoxalement, plusieurs pays européens sont demandeurs. »
Outre ces enjeux économiques, la croissance du transport en kilomètres parcourus pose un grave problème pour l’environnement. Puisqu’il n’est point question de démondialisation, il serait temps, s’accordent les experts, que ses coûts intègrent enfin les externalités sociétales. « Contrairement à une idée souvent répandue, une telle intégration ne serait pas contre-productive pour la compétitivité européenne. En effet, ce n’est pas tant le niveau global des taxes qui doit changer de façon importante. C’est surtout leur structure qui doit être transformée de façon profonde pour intégrer les coûts externes et d’infrastructure dans les prix du transport », pointait la Commission européenne dans son livre blanc dédié au secteur, datant de 2001. « L’heure des choix », titrait-elle. Vingt ans plus tard, le message est plus que jamais d’actualité, alors que se tient la COP26 à Glasgow.
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