Comment la Sûreté de l’État se réinvente depuis les attentats
Le monde du renseignement s’est restructuré après les attentats du 22 mars 2016. Il a reçu des moyens supplémentaires mais si c’est pour faire le même travail que la police, à quoi bon ? Ou comment ne pas perdre sa spécificité : comprendre pour mieux anticiper.
« Le 11-Septembre a servi de wake-up call pour les services de renseignement américains mais il y a encore eu des attentats aux Etats-Unis. Garantir à 100 % qu’il n’y en aura plus en Belgique après ceux du 22 mars 2016 est impossible mais on doit faire de notre mieux « , déclare au Vif/L’Express le lieutenant-général Claude Van de Voorde, chef du Service général du renseignement et de la sécurité (SGRS). Pour la première fois de leur histoire, le SGRS et la Sûreté de l’Etat préparent ensemble un plan stratégique national du renseignement. Il sera présenté au Conseil national de sécurité présidé par le Premier ministre, Charles Michel (MR), dans les prochains mois ou semaines. De ce document classifié » secret » découleront les plans directeurs des deux services de renseignement, dans un réseau étendu de partenariats et de coopérations. Ceci afin d’éviter les doublons, en particulier, dans le domaine du terrorisme. Ces plans directeurs seront ensuite appliqués sur le terrain sous la forme détaillée de » plans de collecte « .
Mises en cause après les attentats, les agences belges de renseignement se sont rapprochées l’une de l’autre. Elles ont lancé de grandes réformes : la Sûreté implémente un nouveau modèle d’investigation, l’armée a créé une direction Cyber. Le monde politique a repris la haute main sur le renseignement, soumis pendant plusieurs années à une cure d’austérité. Dorénavant, c’est lui qui fixera les priorités des services, d’où cette grande première attendue d’un » plan stratégique national du renseignement « .
En pratique, la Sûreté de l’Etat réclame le doublement de ses effectifs (actuellement 637 agents) et un triplement de son budget (49,4 millions d’euros en 2016, raboté de quatre millions en 2017). Quant au SGRS, dont le budget était de 49,8 millions d’euros en 2016, il peut compter sur environ 600 agents statutaires, bientôt rejoints par 90 nouveaux inspecteurs et analystes, dont la formation débute cette année. La » Vision stratégique pour la Défense 2030 » du 29 juin 2016 a fixé un objectif de 936 personnes au SGRS, compte non tenu des réservistes, des » sources » et autres » honorables correspondants » (ces derniers travaillent bénévolement). La chasse aux talents est donc ouverte.
Plus le renseignement est efficace, moins il y a de boulot pour la police » Patrick Leroy
Le bureau de sélection de l’administration fédérale (Selor) est-il l’outil le mieux adapté aux spécificités du métier d' » espion » ? » Lors des sélections de recrutement via le Selor, les lauréats qui se classent en ordre utile sont recrutés, réagit le SGRS. Le contenu des épreuves permet d’orienter les profils désirés. Cependant, le processus de recrutement ne garantit pas que les candidats présentant le profil le plus approprié puissent être sélectionnés. Faut-il le revoir ? Idéalement, ce questionnement devrait faire l’objet d’un point à l’agenda entre la Sûreté de l’Etat et le SGRS. » En clair, le Selor n’a pas la cote auprès des dirigeants des services de renseignement. La commission d’enquête parlementaire sur les attentats avait fait une autre suggestion : un statut identique pour les collaborateurs de la Sûreté de l’Etat, le personnel civil du SGRS et celui de l’Organe de coordination pour l’analyse de la menace. Objectif : faciliter la circulation des agents entre les services. Faute d’avoir été jusqu’au bout de l’idée d’un service unique de renseignement ?
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« Une industrie de la connaissance »
Ce chambardement n’éveille pas que des inquiétudes auprès des organisations syndicales. » L’urgence de la menace terroriste risque d’entraîner une judiciarisation rapide des dossiers de renseignement, prévient Patrick Leroy, commissaire divisionnaire honoraire d’un service, doctorant en science politique à l’université de Liège. Car l’urgence admissible pour les attentats terroristes l’est beaucoup moins pour l’espionnage ou l’ingérence, notamment dans l’économie. Ces questions doivent-elles se discuter au niveau du parquet fédéral et des ressorts de cour d’appel ? Sans doute pas systématiquement. Si l’espionnage est une infraction, le fait de se renseigner ne l’est pas, et pourtant, le bien-être des générations futures dépend de la préservation de notre potentiel économique et scientifique. »
L’ADN du renseignement n’est pas le » tout sécuritaire » mais l’aide à la décision et la complémentarité avec les actions policières par l’anticipation et la prospective. » Plus le renseignement est efficace, moins il y a de boulot pour la police, relève Patrick Leroy. Plusieurs mois après les attentats, on a vu les services de renseignement belges jeter toutes leurs forces dans la bataille. Mais qu’en est-il des menaces d’après-demain ? Ne faut-il pas craindre la résurgence d’une extrême droite violente ? Etudie-t-on encore cette matière dans les services ? Et si oui, avec quelle intensité ? Sans doute pas autant qu’avant… »
Idéalement, la communauté du renseignement devrait être une communauté de production de connaissance, une knowledge industry, plaide le chercheur de l’ULiège : » Sa finalité est de comprendre pour mieux anticiper. Le renseignement est une aide à la décision sur le plan militaire et politique, d’où l’importance, par exemple, de la proximité avec les Affaires étrangères. Ses implications économiques concernent tout particulièrement les Régions à la suite de la 6e réforme de l’Etat. » Une seule législature n’est pas la mesure de son action. Le tempo de la police n’est pas non plus le sien. » Dans le renseignement, il n’est pas absurde de battre en retraite pour ne pas faire échouer une opération, poursuit l’ancien commissaire divisionnaire. Chacun son rôle. Celui de la police fédérale, avec ses enquêteurs et ses unités spéciales, est plus réactif, avec une phase proactive précédant de peu la commission de l’infraction ou du crime. Les deux approches sont complémentaires même si l’on peut toujours déplorer un manque d’échange d’informations. »
Patrick Leroy insiste sur les qualités du renseignement : un produit taillé à la mesure du » client « , fourni dans le temps imparti au regard de la décision à prendre, avec un contenu prédictif et concis. » Ce n’est pas la même chose de fournir en douze heures des informations pour une opération imminente ou de réfléchir à l’avenir du Moyen-Orient dans les cinq ans à venir « , illustre-t-il.
Selon cet expert, le monde du renseignement gagnerait à être démystifié. La CIA américaine a un compte Twitter et s’adresse aux enfants via la Kids Zone de son site. La DGSE française ne parle d’elle qu’à travers la fiction ( Le Bureau des légendes), mais brillamment. Et en Belgique ? La publication des rapports annuels du comité permanent de contrôle des services de renseignement (comité R) a quelque peu contribué à faire connaître le métier, de même que le Belgian Intelligence Studies Centre, un think tank de professionnels et d’académiques. Mais ce n’est pas suffisant. » La communauté du renseignement manque cruellement d’une réelle politique de communication, regrette Patrick Leroy. En pratiquant la politique de la chaise vide, on laisse le champ libre aux pseudo-experts. En outre, le renseignement restera toujours une politique publique, ce qui implique de devoir rendre des comptes et de sortir de cette ombre qui lui est pourtant si nécessaire. »
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