Pour cette anthropologue, « la halalisation, c’est un soft power »
Pour Florence Bergeaud-Blackler, anthropologue et chargée de recherche au CNRS, le marché des aliments et produits halal, ce « djihad économique », fait mouche auprès des consommateurs musulmans hantés par l’idée d’enfer.
Comment expliquez-vous le succès du halal ?
Dans mon livre (1), je montre que l’apparition du marché halal dans les années 1980 est le fruit d’une rencontre entre le néolibéralisme et le fondamentalisme religieux et qu’il se trouve au coeur de trois dynamiques. Diasporique, car les familles musulmanes en émigration veulent protéger les frontières du groupe, se marier et manger entre soi. Marchande : les acteurs économiques recherchent des marchés de niche pour accroître leurs bénéfices. Et religieuse, parce que les mouvements fondamentalistes et prosélytes veulent séparer le monde entre musulmans et non-musulmans.
Techniquement, qui a donné les premières impulsions à l’expansion du halal ?
Ce qui a été décisif, c’est la publication, en 1997, des directives halal du Codex Alimentarius, une initiative internationale portée par la Malaisie, qui tente de réglementer le halal pour le monde entier. Ces directives ont échoué à décrire un rituel d’abattage unique et favorisé une multiplication d’agences privées de certification halal. Elles ont élargi le marché en interdisant la mention halal sur tout ce qui contient porc, alcool et viande non rituelle, même à dose micro- scopique. Or, ces substances sont partout dans l’industrie alimentaire. Ensuite, la compétition économique a entraîné une augmentation des restrictions justifiées par ce qu’on appelle » l’éthique islamique « . L’analyse de la structure du marché halal montre que c’est notamment la Turquie, la Malaisie et les pays du Golfe qui se disputent la définition du halal, ainsi que des acteurs privés qui adhèrent aux théories islamistes.
Les acteurs du marché ont tendance à en rajouter : u0022Plus c’est strict, plus c’est islamiqueu0022 u0022.
La haramisation précède donc la halalisation…
Chaque fois qu’un produit est interdit en fonction de ces normes islamiques, on élargit le périmètre du halal. Des entreprises proposent alors une version halal pour les consommateurs musulmans. Evidemment, c’est une dynamique qui plaît aux fondamentalistes par sa vision d’un islam pur, déculturé, universel. Toutefois, cette standardisation de la norme n’a pas abouti à sa stabilisation, car le marché innove sans cesse sous l’effet d’une surenchère religieuse et technologique. Pour étendre leurs parts de marché, les acteurs économiques ont tendance à en rajouter en matière de halal, selon le principe du » plus c’est strict, plus c’est islamique « .
Dans quelle mesure les pouvoirs publics ont-ils soutenu cette démarche ?
Les sociétés sécularisées libérales sont assez démunies face à cette extension du halal, car, quand des groupes religieux affirment que telle pratique est religieuse, rien ne peut leur être opposé, hormis l’argument de la sécurité publique, comme on l’a vu avec le niqab. On considère à tort ce marché comme neutre religieusement, comme une nécessité culturelle ou encore une marque de pluralisme et de diversité. Même au sein de la gauche, on vante le halal au nom du vivre-ensemble et de la diversité. Or, ce marché capitaliste véhicule une norme fondamentaliste, conservatrice, séparatiste et misogyne. On traite ceux qui s’en méfient d’islamophobes. Les islamistes ont parfaitement compris le bénéfice qu’il y a à se poser en victimes devant une gauche pétrie de doutes et de culpabilité. D’un côté, ils jouent le jeu du capitalisme néolibéral, de l’autre, ils passent alliance avec les associations et partis de gauche comme, ici, à Bruxelles, Ecolo et PS, qu’ils trahiront tôt ou tard.
Il y a eu des réactions, en 2015, quand a été rendue publique la certification halal d’une marque de sirop de Liège, alors que rien n’avait changé dans sa composition. Quel est l’enjeu symbolique ?
Ce mécontentement peut s’expliquer par le sentiment qu’ont certains Belges de voir leur patrimoine dénaturé. Bien sûr, ce ressentiment peut être instrumentalisé par l’extrême droite. Pour autant, traiter ces réactions avec ironie et condescendance est une erreur. Défendre la spécificité du sirop de Liège n’est pas du racisme. On ne reproche pas aux producteurs de jambon de Parme de se protéger des faux.
Les labels ne permettent-ils pas de satisfaire tous les publics ? Halal, bio, vegan, sans gluten…
Les labels bio et autres n’impliquent pas des groupes religieux qui ont leur agenda politique et prosélyte. Le halal se met progressivement au service d’un djihad économique soutenu par l’islamisme, une idéologie expansionniste totalitaire née dans le premier tiers du xxe siècle, en même temps que le communisme et le nazisme. L’Egyptien Hassan al-Banna, fondateur des Frères musulmans en Egypte, et l’indien Mawlana Mawdudi, fondateur de son équivalent indien, la Jamaate Islami, ont pensé un » islam-système » autoréférentiel qui anime le projet utopique d’un califat mondial. Le djihad violent s’accompagne d’un djihad non violent qui consiste à acclimater progressivement les sociétés à cet islam totalisant, afin de créer un rapport de force tel qu’il soit possible d’instaurer, pays après pays, un califat mondial. Dans les pays occidentaux où ils se sont réfugiés, les islamistes travaillent depuis les années 1960 à islamiser la connaissance, la culture, l’éducation et maintenant le domaine économique. Ils investissent les domaines bancaire, de la certification halal et du marketing halal. Le halal est devenu un soft power très performant pour imposer aux sociétés démocratiques la présence d’un modèle théocratique, sans passer par le politique ou le droit.
Les femmes jouent-elles un rôle particulier dans cet écosystème ?
Les femmes ont un rôle important en tant que mères, car elles transmettent les valeurs. C’est pourquoi elles sont la cible d’un endoctrinement quotidien. Elles jouent un rôle croissant dans l’économie halal car, soustraites à l’espace public, elles sont nombreuses à développer leurs activités et entreprises à partir d’Internet. Il y a une correspondance directe entre le marché des biens terrestres et le marché des biens de salut. Si on mange halal, si on agit halal, si on entreprend halal, si on éduque dans le halal, on accumule des hassanats, des bons points qui ouvrent la porte du paradis, sinon, gare à l’enfer ! La peur de l’enfer, l’espoir du paradis sont un moteur des petits djihad économiques.
(1) Auteure du livre de référence Le Marché halal ou l’invention d’une tradition, Seuil, 2017, 272 p.
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