Mohamed El Khatib a pour habitude de ne pas travailler avec des acteurs professionnels. Cette fois, se sont pourtant Daniel Kenigsberg et Fanny Catel qui sont en scène. © JOSEPH BANDERET

La délicatesse

Avec la douceur et la pudeur qui le caractérisent, Mohamed El Khatib aborde le sujet douloureux – peut-être le plus douloureux qui soit – de la perte d’un enfant. C’est la vie est à voir à Namur, dans le cadre du nouveau festival Doux mois d’août.

Mars 2016, au Rideau de Bruxelles. Devant des spectateurs en petit comité, un homme, seul, sans costume, sans décor, sans fioritures lumineuses, parle, simplement, sans emphase, de la mort de sa mère, de sa vie à elle, de sa relation à lui avec elle. Et touche chacun en plein coeur. C’était Finir en beauté, de et avec Mohamed El Khatib. A l’été 2021, l’homme de théâtre français – dont les années de recherche artistique à L’L, à Bruxelles, ont été fondamentales et qui sera artiste associé dans la programmation du nouveau directeur du Théâtre national, Pierre Thys – revient en Belgique, dans le cadre du festival Doux mois d’août à Namur, avec un autre spectacle sur le deuil, C’est la vie (1). Sauf qu’ici ce n’est pas la mère qui est partie. Mais un fils, une fille. Et ce n’est pas Mohamed El Khatib qui parle.

Je considère C’est la vie comme une pièce qui effectue une réparation symbolique et qui fait du bien.

Sur scène, il y a Daniel Kenigsberg et Fanny Catel. Tous deux ont la particularité d’être comédiens. Ce qui est plutôt une exception chez Mohamed El Khatib, qui a l’habitude de travailler avec des non- professionnels: une femme de ménage pour Moi, Corinne Dadat (2015), des supporters du Racing Club de Lens pour Stadium (2017), des enfants de 8 ans aux parents séparés dans La Dispute (2019), des gardiens de musée pour Gardien Party (créé en septembre prochain)… « Quand je fais des rencontres marquantes, quand je tombe sur des témoins qui ont une histoire qui me touche, je les invite à venir sur scène pour exprimer ce qu’ils m’ont raconté. Je préfère que ce soit eux plutôt que passer par des intermédiaires. Pour des raisons la plupart du temps démocratiques, c’est-à-dire pour ne pas confisquer la scène, pour ne pas que la scène soit un espace privatisé pour les experts. Pour qu’on trouve davantage de diversité sur les plateaux, qu’on voie des corps qu’on n’a pas l’habitude de voir, des voix qu’on n’a pas l’habitude d’entendre. »

Totale conscience

Dans le cas de C’est la vie, la rencontre a eu lieu à l’issue d’une représentation de Finir en beauté. « Daniel est venu me voir et m’a dit: « Tu as perdu ta mère, c’est triste. Mais à côté de la mort d’un enfant, c’est léger. » Je lui ai répondu que je le croyais, que je pouvais avoir de l’empathie sur le plan intellectuel, mais je n’avais pas d’enfant à l’époque, alors ça restait abstrait pour moi. J’ai demandé à Daniel s’il voulait bien me raconter et partager cette expérience. » Le hasard fait qu’une comédienne de l’entourage de Mohamed El Khatib a elle aussi perdu un enfant, dans des circonstances complètement différentes. Et ces deux traversées du deuil de se retrouver placées côte à côte sur scène. « C’est donc un accident si j’ai travaillé ici avec des acteurs. Mais néanmoins, dans ce cas, ça m’arrangeait, précise le metteur en scène. Parce que comme C’est la vie aborde un sujet limite – le sujet limite par excellence, d’une certaine façon -, c’était la garantie que ne se pose pas la question du voyeurisme, de l’instrumentalisation, puisque les deux acteurs qui sont présents ont une totale conscience de tous les enjeux du dispositif, sans que j’aie à l’expliquer, à le justifier. »

La délicatesse
© ANTHONY ANCIAUX – FONDS POROSUS

Pour rendre ces témoignages partageables, il y a évidemment un travail d’écriture. Et dans cette phase, Mohamed El Khatib peut, lui qui n’écrit ni comme journaliste ni comme sociologue, « faire des détours par la fiction ». « A un moment donné, j’ai eu un différend avec un des acteurs sur ce qui était raconté, confie-t-il, parce qu’il m’est arrivé de tordre la réalité à quelques reprises pour des raisons dramaturgiques. Ce qui pour lui n’était pas acceptable pour des raisons morales. Mais pour moi ça l’était pour des raisons théâtrales. L’accommodement qu’on a trouvé a été que sur scène on s’en tient à ce que j’ai écrit, mais à l’issue de la représentation, chaque spectateur repart avec un document « fact-checking » dans lequel il y a la vérité. Mais la vérité est relative, en réalité. Parfois, quelqu’un me raconte une anecdote, puis, quand j’interviewe son conjoint sur le même événement, c’est complètement différent. C’est une question de point de vue. Parfois on n’a pas la même appréhension de la réalité, surtout dans des moments où l’on est extrêmement fragile, où l’émotion nous parasite un peu. Et ces discussions sur cette question de la vérité, on les partage avec le public. C’est la vie n’est pas seulement une pièce sur le deuil, elle questionne aussi sur ce qu’est le théâtre. Comment peut-on y raconter une histoire? Peut-on y représenter un deuil? Peut-on pleurer au théâtre? Y a-t-il une indécence à pleurer? »

Pour ces questionnements, Mohamed El Khatib cite une pièce de référence, belge en l’occurrence:  » Rwanda 94, du Groupov, que j’ai vue à Avignon et qui était un merveilleux objet de réparation symbolique. Dans le processus, dans la pudeur, dans le traitement du témoignage, il y avait quelque chose de révolutionnaire dans cette pièce de Jacques Delcuvellerie. Sans comparaison – parce que d’un côté on parle de deux deuils intimes et de l’autre d’un massacre – je crois que je considère C’est la vie comme une pièce qui effectue une réparation symbolique et qui fait du bien. »

C’est la vie : les 24 et 25 août au Théâtre de Namur, dans le cadre du festival Doux mois d’août (du 21 août au 5 septembre).

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