La constellation du Dragon
Franco Dragone, l’enfant prodigue de La Louvière, est suspecté par la justice montoise d' »infractions fiscales internationales graves et organisées » et de « blanchiment d’argent ». Des îles Vierges britanniques au Luxembourg, en passant par la Suisse, la Hongrie et Madère, notre enquête exclusive braque les projecteurs sur la face cachée de son lucratif business.
Mars 2000. Après quinze années intenses et prolifiques au Cirque du Soleil, à Montréal, où son talent de metteur en scène a explosé, Franco Dragone revient s’installer à La Louvière pour décrocher la lune. Dans un éditorial enflammé, en forme d’acte fondateur, il fustige ces capitaines d’industrie hennuyers – les Boël en tête – devenus selon lui des » pilleurs de fonds « , des » flibustiers distingués » qui ont abandonné le Hainaut et ses travailleurs pour s' » envoler vers la haute finance et les paradis fiscaux « (1).
Des documents que Le Vif/L’Express a pu consulter révèlent qu’à peine un an avant d’écrire ces lignes exaltées, Franco Dragone a créé, avec l’aide du cabinet d’audit et de conseil fiscal Ernst & Young, trois sociétés boîtes aux lettres destinées à canaliser, dans les paradis fiscaux de la propriété intellectuelle, le torrent ininterrompu de royalties que le génial metteur en scène perçoit des spectacles qu’il a conçus pour le Cirque du Soleil. Leurs noms : Canterlo Ltd. aux îles Vierges britanniques, Conza Services and Licensing Ltd. à Chypre, et Calitri Services & Licensing LLC en Hongrie.
» Coffre au trésor »
A mesure que l’entrepreneur culturel prend racine à La Louvière et s’ouvre les portes de Las Vegas et Macao, son réseau de sociétés offshore s’étend dans les juridictions opaques à fiscalité douce ou nulle. Nusco Holdings Ltd. et Lina International Inc. apparaissent ainsi aux îles Vierges britanniques en 2004 et 2006, Capogiro ( » vertige « ) en Hongrie et en Suisse en 2006, Treasure Chest ( » coffre au trésor « ) à Madère en 2007, Dragone Holdings L.P. au Delaware en 2008, et le Franco Dragone Entertainment Group au Luxembourg en 2010…
Ces structures sont pratiquement toutes de simples boîtes aux lettres administrées par des prête-noms locaux, des collaborateurs du groupe, ou le gestionnaire de fortune personnel de Franco Dragone. Qu’y a-t-il donc derrière cette constellation de sociétés offshore qui gravitent dans l’ombre de la S.A. Productions du Dragon, la vitrine et QG du groupe à La Louvière qui n’a pratiquement jamais payé d’impôts depuis sa création en 2001 ?
L’Inspection spéciale des impôts (ISI), chargée de combattre la fraude fiscale grave et organisée, a été mise au courant de ce réseau opaque fin mai 2012. Mais elle n’aurait pas ouvert d’enquête… Par contre, le 24 octobre 2012 au matin, une dizaine de policiers ont débarqué avec mandat de perquisition dans les bureaux louviérois du groupe. Les domiciles privés de Franco Dragone, du CEO de la société, de son directeur financier, et d’un ancien collaborateur ont aussi été perquisitionnés le même jour.
Dossier 091/2012 à Mons
Très vite, il se chuchote que l’opération serait liée à l’enquête diligentée par la juge d’instruction carolo France Baeckeland sur Edmée De Groeve, l’ex-présidente de la SNCB, de la Loterie nationale et de l’aéroport de Charleroi, embauchée en octobre 2009 par Franco Dragone pour améliorer la gouvernance de son groupe. C’est en tout cas la thèse diffusée le jour même en interne pour rassurer le personnel.
Or il n’en est rien, et Franco Dragone le savait par ses avocats. Le Vif/L’Express est en mesure de révéler qu’une nouvelle instruction – le dossier 091/2012 – a été confiée en octobre, après bien des péripéties, au juge montois Alain Blondiaux. Le magistrat s’intéresse précisément aux circuits financiers » exotiques » utilisés par le metteur en scène de Céline Dion et ses sociétés belges : Productions du Dragon mais aussi la discrète SPRL Créations du Dragon, domiciliée à la même adresse.
L’instruction, qui n’en est qu’à ses balbutiements, concerne des » infractions fiscales internationales graves et organisées « , des faits de » blanchiment d’argent « , de » travail au noir » et de » fraude aux subsides « . Elle vise Franco Dragone, son ex-associé québécois Louis Parenteau, et Edmée De Groeve.
Salle des concepteurs et » IP Factory »
Le parquet veut savoir si Dragone et ses deux sociétés belges fraudent le fisc depuis des années en délocalisant artificiellement, et de manière abusive, les droits artistiques des spectacles – la propriété intellectuelle – dans des paradis fiscaux. En effet, le metteur en scène répète souvent, lors d’interviews, que ses shows sont entièrement conçus à La Louvière. Au QG du groupe, rue de Belle-Vue, un espace de réunion s’appelle la » Salle des concepteurs « . Et tout un département de l’entreprise est baptisé – en interne – l' » IP Factory » (littéralement : l’usine à propriété intellectuelle).
C’est à La Louvière donc, que se trouve l’essentiel de la » substance « , c’est-à-dire les bureaux où les dessinateurs travaillent au quotidien, imaginent les décors, les costumes, conçoivent les scènes des spectacles, les story-boards. C’est là aussi que se réunissent les concepteurs des shows (lumière, maquillage, son, scénographie, etc.) qui viennent des quatre coins de la planète pour épauler Franco Dragone dans le processus créatif. Pourtant, la propriété intellectuelle des spectacles est aux mains de sociétés boîtes aux lettres en Hongrie, en Suisse ou aux îles Vierges britanniques.
» D’un point de vue fiscal, c’est en Belgique que la propriété intellectuelle devrait être taxée car elle est le fruit d’un travail humain réalisé sur le territoire belge, où la substance se trouve « , estime un expert fiscal consulté par Le Vif/L’Express. C’est cette délocalisation artificielle des droits des spectacles, dont le seul but serait de réduire les impôts de Franco Dragone et de ses sociétés en Belgique, qui constituerait une » infraction fiscale internationale grave et organisée » aux yeux de la justice.
Transférer le QG à Dubai
Dès 2008, le groupe Dragone entreprend des démarches pour simplifier sa structure. Un document interne suggère qu’au sommet du groupe on semble conscient d’un risque fiscal en Belgique. L’auteur propose ainsi de délocaliser le QG louviérois : » Quartier général à Dubai (où la substance sera !) pour éviter un établissement stable en Belgique. »
Quelle que soit l’issue de l’instruction en cours, la finalité du montage offshore de Dragone et son groupe – éviter de payer des impôts en Belgique – contraste singulièrement avec l’image publique que peaufine depuis douze ans le créateur hennuyer : celle de l’enfant prodigue, de l’entrepreneur » citoyen » de retour au pays pour y créer de l’emploi et aider sa région à sortir du marasme économique…
(1) http://www.decrocherlalune.eu/fr/historique/origines.html
DAVID LELOUP
ENQUÊTE ESCARGOT
Un dossier embarrassant ? L’instruction judiciaire sur les affaires de Franco Dragone aurait pu commencer bien plus tôt. On a perdu plus d’un an avant les perquisitions du 24 octobre 2012. En effet, après les premières perquisitions de janvier 2011 dans les locaux du groupe Dragone, ordonnées par la juge d’instruction France Baeckeland dans le dossier Edmée De Groeve, des éléments permettaient de lancer une enquête sur Franco Dragone lui-même. C’est le parquet de Mons qui était compétent. Mais il sera impossible de trouver un juge d’instruction. Ceux qui sont désignés, les juges Pilette, Laloux, Dutilleux, avancent tous un conflit d’intérêts. Le parquet général de Mons demandera même à la Cour de Cassation de confier le dossier à un autre parquet. Mais la haute cour refuse. Finalement, le juge Blondiaux ouvre l’instruction, à Mons, en octobre dernier.
TH.D.
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