« La Chine va vieillir avant d’être riche »
La puissance à l’origine de la crise du coronavirus va au devant de temps difficiles en raison du vieillissement de sa population. L’Europe aussi, sauf si elle peut tabler sur l’immigration. Parmi les grandes puissances, les Etats-Unis s’en sortiront le mieux.
Le vieillissement de la population, son urbanisation et la croissance démographique continue de l’Afrique sont les trois évolutions majeures que pointe le géopoli- tologue Bruno Tertrais pour l’avenir de la planète dans son livre Le Choc démographique (1). De quoi faire réfléchir sur les équilibres futurs en ces temps incertains.
Quels seront les principaux traits marquants du choc démographique du quart de siècle à venir ?
La conjonction de trois évolutions majeures crée un moment clé dans l’histoire du monde. D’abord, le vieillissement accéléré de la population : les plus de 65 ans sont maintenant plus nombreux que les moins de 5 ans. Ensuite, l’urbanisation de la planète : il y a désormais plus d’urbains que de ruraux. Enfin, des disparités d’évolution entre une masse eurasiatique qui s’effondre et, à l’inverse, une Afrique dont la population croît rapidement. Ce sont les principales composantes de ce que j’appelle le choc démographique.
Ces évolutions sont-elles susceptibles de modifier les équilibres géopolitiques ?
Toutes les grandes puissances sont touchées par ces évolutions. Mais une l’est moins que les autres : les Etats-Unis. L’Amérique dispose de tous les atouts nécessaires pour demeurer la puissance par défaut, en tout cas dans la première partie du siècle. La Chine connaîtra un affaiblissement : depuis cette année, son âge médian dépasse celui de l’Amérique. L’Inde, en revanche, pourra faire valoir des atouts, c’est pour cela que je dis » Quand la Chine grisonnera, l’Inde s’éveillera « . Et la Russie va poursuivre son déclin.
La question du vieillissement est-elle le principal facteur de ce rééquilibrage ?
Pas seulement, c’est à la fois le vieillissement et le dépeuplement : faible natalité, faible mortalité, et, pour certains pays, émigration. Chacune des puissances mentionnées est dans une situation différente. Mais l’effondrement du taux de natalité des Chinois aura des conséquences majeures. La Chine va vieillir avant d’être riche et aura un problème de paiement des retraites infiniment plus grave que celui des Etats européens.
Ce problème pourrait-il entraîner des troubles sociaux ?
C’est la grande question. Le Parti communiste chinois rencontrera plus de difficultés à maintenir sa légitimité s’il n’est pas capable de subvenir à l’ensemble des besoins de base de sa population. Si la transition de l’économie vers un modèle plus occidental et non corrompu ne s’opère pas, la Chine sera exposée à un risque, notamment en raison de l’accroissement du nombre des individus âgés en situation de grande pauvreté. Chacun sait cependant que les vieux se révoltent rarement.
La crise du coronavirus ternit-elle l’image de la Chine au point de l’affaiblir au plan géopolitique ?
Il est trop tôt pour dire si l’image de la Chine en sortira affaiblie ou renforcée. Notamment quand on voit que le ministère des Affaires étrangères chinois n’hésite pas à dire que le virus a peut-être été apporté par l’armée américaine… Fleurissent ici ou là des théories de la conspiration suggérant que ce virus aurait été délibérément créé pour réduire la population mondiale. Je développe, dans le livre, le thème de la réduction autoritaire ou naturelle de la population au motif prétendument que nous serions » trop nombreux sur Terre « . Cette affirmation n’est nullement soutenue par les faits. La Terre pourra tout à fait vivre avec onze milliards d’habitants à la fin du siècle.
Quand la Chine grisonnera, l’Inde s’éveillera.
Vous utilisez dans votre livre la formule » Plus âgés, plus pacifiques « . Un vieillissement de la population garantit-il une raréfaction des conflits ?
A partir des données historiques, on constate effectivement que les sociétés les plus âgées sont les moins belligènes. La planète pourrait effectivement se diriger à long terme vers un environnement plus pacifique mais sans nécessairement bénéficier à tous les continents. L’Afrique, qui est loin d’avoir terminé sa transition démographique, présentera encore de nombreux germes de conflits pour trente ans au moins.
Que peut-on présager des évolutions démographiques en Afrique, notamment sur l’Europe ?
La vitesse de la croissance démographique en Afrique déterminera largement le volume de la population mondiale à la fin du siècle : soit plutôt neuf milliards, soit plutôt treize milliards. Mais l’Afrique connaît aussi une phase de développement économique. La combinaison de ces deux phénomènes va certainement accroître la propension migratoire. Actuellement, elle est assez faible. L’Afrique est le continent d’où on émigre le moins. Seuls 0,07 % des Africains se dirigent chaque année vers les pays développés, soit quelque 700 000 personnes par an. Il n’y a donc pas de ruée vers l’Europe et les Etats-Unis. Mais clairement, les migrations extracontinentales africaines vont s’accroître puisque le développement offrira aux jeunes Africains un pécule le leur permettant. Les flux migratoires vers l’Europe seront plus importants sans que l’on puisse parler ni de ruée vers l’Europe, ni de » grand remplacement » (NDLR : de la population blanche et » chrétienne » par une population » non blanche » ou musulmane). Aujourd’hui, l’émigration africaine vers l’Europe représente à peu près 400 000 à 500 000 personnes par an. En 2050, il paraît raisonnable de parier plutôt sur 800 000 à un million de personnes annuellement.
Vous repoussez le scénario d’une » Eurabie » mais vous affirmez que des » ghettos » sur le modèle passé du Londonistan pourraient se multiplier en Europe.
La place de la religion musulmane en Europe dépend d’une part de l’évolution de l’islam sur le continent, d’autre part de l’immigration. C’est la conjonction des deux qui peut susciter certaines tensions. Sans risque de se tromper, on peut prévoir que le pourcentage de la population musulmane en Europe augmentera, mais sans pour autant atteindre des proportions » dramatiques « . L’une des meilleures prospectives en la matière, élaborée par l’institut américain Pew Research Center, estime, dans son hypothèse la plus haute, que le pourcentage des musulmans en Europe à l’horizon 2050 serait de 14 %. On ne peut pas parler de » grand remplacement « . En revanche, l’existence de communautés musulmanes séparées et repliées sur elles-mêmes pourrait poser des problèmes d’intégration et de sécurité.
A propos de la crise actuelle sur les réfugiés syriens aux portes de la Grèce, ne fallait-il pas s’attendre à ce que Recep Tayyip Erdogan instrumentalise cette question ? N’avons-nous pas été naïfs ?
Nous avons cru que l’accord passé entre l’Union européenne et M. Erdogan, un » pacte avec le diable » selon certains, réglerait la question des réfugiés. Peut-être avons-nous péché par naïveté en pensant que le président turc n’oserait pas exercer un chantage autour de la question des réfugiés. Il reste que ce problème est certes dramatique pour les personnes concernées, mais son ampleur demeure limitée.
Sachant que l’Europe est fortement touchée par la question du vieillissement, sa place sur l’échiquier politique mondial dépendra-t-elle de l’immigration ?
Si l’Europe devait fermer totalement ses portes à l’immigration extérieure, sa capacité à demeurer une grande puissance économique et à avoir un rôle mondial significatif serait sérieusement obérée. Il ne s’agit pas de faire un plaidoyer pour l’immigration. Mais simplement de constater qu’il y a toujours eu un lien, dans l’histoire, entre évolution démographique et puissance internationale.
Dans le futur, la popularité des hommes politiques aux Etats-Unis dépendra-t-elle principalement de l’essor de la communauté hispanique et du poids des évangéliques ?
Trois évolutions ethno-culturelles aux Etats-Unis peuvent avoir des conséquences politiques. La montée en puissance des Hispaniques mais ceux-ci sont assez bien répartis sur l’échiquier politique américain. Le maintien des évangéliques : leur part dans la population n’augmentera pas forcément beaucoup, mais leur extrême mobilisation politique leur donne une influence électorale qui dépasse leur poids dans la population. Ils votent, eux, massivement pour le Parti républicain. Enfin, troisième évolution, l’émigration vers les Etats-Unis est de plus en plus asiatique. Et les élites américaines le sont de plus en plus aussi. Cette tendance pourrait conduire l’Amérique à se tourner davantage vers l’Asie et moins vers l’Europe. Elle ne changera cependant rien au constat que l’intégration économique reste beaucoup plus puissante entre l’Europe et l’Amérique qu’elle ne l’est entre l’Amérique et l’Asie.
Pourquoi doutez-vous du concept de » réfugié climatique » ?
Je ne suis pas le seul à en douter puisque, dans son dernier rapport, le Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) fait lui-même un sort à cette notion. Celle-ci est promue par nombre d’ONG, d’experts et de gouvernements mais, selon les scientifiques les plus pointus, elle n’a pas de pertinence particulière. La migration est toujours multifactorielle et, entre les déplacements temporaires et ceux de long terme, il n’est pas aisé de faire de distinction. Par ailleurs, le problème est bien souvent surévalué.
La croissance démographique mondiale n’est pas inéluctable ?
Non seulement elle n’est pas inéluctable, mais elle est très clairement en train de ralentir. A tel point que l’on peut se demander si, à très long terme, nous ne risquons pas de ne pas être assez sur Terre. A force de toujours voir la croissance démographique comme une source de problèmes, on oublie que les pays dont la population décroît sont généralement plus pauvres et plus malheureux.
– La Terre peut nourrir onze milliards d’êtres humains. –
– Il n’y aura pas de ruée des Africains vers l’Europe.
– Politiquement, l’Europe aura besoin de l’immigration pour tenir son rang.
– Il n’y a pas de » réfugiés climatiques « . La migration est toujours multifactorielle.
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