Quand la caricature était sans pitié pour les francs-maçons
Une franc-maçonnerie au corps tentaculaire de pieuvre ou de crabe, manifestation d’un pouvoir occulte absolu, et tapie au coeur des rouages de la société : un ouvrage présente l’ordre à travers les coups de crayon des caricaturistes catholiques de la Belle Epoque et de l’entre-deux-guerres. Extraits.
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La caricature raconte l’histoire, et la formule vaut évidemment dans Les Mystères de la franc-maçonnerie révélés par la caricature (1850 – 1942). Concentrée principalement sur la période 1880 – 1913, la centaine de dessins – dont les trois quarts sont français -, en noir et blanc ou en couleur, accompagnés ou non d’éléments textuels, titre, légende plus longue, dialogue, citation, l’auteur, sert alors comme des documents historiques.
En Belgique, la caricature connaît son apogée à la veille de la Première Guerre mondiale. Les élections législatives de 1912 déchaînent la presse et les dessinateurs de tout bord. Eric Van den Abeele, auteur également de Léopold II, un roi par la caricature, choisit de se pencher sur la sensibilité catholique et montre comment le dessin satirique a été utilisé comme un formidable outil politique contre les maçons. Les journaux catholiques, violemment opposés au cartel formé par les libéraux et les socialistes, perçus comme étant aux ordres des loges, entendent lui faire barrage. Pour cela, ils cognent souvent fort, parfois en dessous de la ceinture. Les frères subissent les foudres des caricaturistes qui n’hésitent pas à les tourner en ridicule. Plus loin, dès l’entre-deux-guerres, l’ouvrage nous rappelle que la caricature n’est pas toujours un art de bonne compagnie. Son objet n’est pas de faire rire et encore moins d’amuser. S’épanouit alors aussi l’antisémitisme.
» Ce qui est caricaturé en Belgique, ce n’est pas tant l’individu franc-maçon que le franc-maçon comme homme de pouvoir, ou plus précisément l’omniprésence des francs-maçons au plus haut niveau de tous les pouvoirs « , souligne, en préface, Pierre Mollier, conservateur au Musée de la franc-maçonnerie, à Paris. En France, la caricature antimaçonnique est plus intemporelle, plus durable car ses angles d’attaque sont plus larges. Sont désignés à la vindicte générale, non pas le franc-maçon en tant que tel, mais une espèce hybride, multiforme, exprimant dans un même trait tout ce qu’il conviendrait de haïr : les francs-maçons bien sûr, les juifs, les capitalistes, les impérialistes…
Qu’il s’agisse de journaux, mais aussi d’affiches ou de cartes postales, les supports iconographiques présentent, selon Eric Van den Abeele, tous des invariables. Ainsi, d’abord, » vient la théorie du complot judéo-maçonnique, où maçons et juifs apparaissent intrinsèquement liés, semblables et interchangeables. Constants aussi, la vénalité et l’affairisme supposé des maçons qui reviennent comme un leitmotiv. La référence au culte du secret est vue comme un paravent pour cacher des activités douteuses, voire criminelles. Les symboles et les rites d’initiation ou de passage sont tournés en dérision. L’école et l’éducation sont un creuset où les différences et les antagonismes entre catholiques et francs-maçons sont exacerbés « .
Quant aux pamphlétaires, ce sont évidemment des réactionnaires – de droite et d’extrême droite – et également des adversaires de la démocratie et du progrès, que l’on retrouve parmi les mouvements antisémites, antidreyfusards et antiparlementaires.
C’est un succès : les opinions ont soif de caricatures maçonniques et les revues connaissent un beau succès. Il n’existe aucun tabou, aucune limite, aucune censure, aucune sanction. Leurs images pourraient-elles être toutes publiées aujourd’hui ? Non, sans doute…
Extraits – Proto-caricature
Partons du premier dessin publié par William Hogarth, sans doute l’une des toutes premières caricatures en couleurs de la franc-maçonnerie. Elle illustre la tension entre l’ordre créé par James Anderson en 1717, et celui des Gormogons, fondé en 1724 par Philip Wharton, avec l’unique objectif de dénigrer les maçons. On y voit ainsi une procession de personnages grotesques, dont un singe revêtu d’un tablier maçonnique et un maçon portant tablier et gants blancs, sans doute James Anderson. Lui-même frère, William Hogarth se moque d’Anderson, historien de pacotille, auteur d’un préambule prétendument scientifique sur l’origine de la franc-maçonnerie : un singe savant en quelque sorte…
La maçonnerie, foyer de conspiration contre l’Eglise
C’est l’abbé Augustin Barruel (1471 – 1820), jésuite français, qui soutient une théorie du complot maçonnique. Pour lui, la Révolution française aurait été organisée clandestinement par l’ordre des Illuminés de Bavière, ayant infiltré la maçonnerie pour changer l’ordre du monde et asservir l’humanité. Il s’agissait – selon lui – de détruire la religion catholique et la royauté. Mais ce sont surtout les condamnations pontificales successives qui alimentent l’antimaçonnisme. Dès 1738, les papes ont prononcé une vingtaine de bulles, avec excommunications de maçons à l’appui – abolies depuis 1983. Les motifs sont autant politiques qu’idéologiques : l’instauration d’un enseignement laïque et gratuit, le danger de relativisme des fidèles, la pratique du secret sanctionné par un serment… La maçonnerie apparaît comme un foyer de conspiration contre l’Eglise, et le ressort de l’univers catholique est l’univers du complot.
Le maçon « ordinaire »
Le frère est alors la cible privilégiée des caricaturistes qui le dessinent » en homme d’âge mûr, souvent barbu et chauve, aux allures de bourgeois, marqué par un embonpoint accentué, doté d’une éducation supérieure et d’une situation enviable, ainsi que de moyens financiers confortables « . En témoignent les multitudes de cartes postales. Ainsi 2 000 cartes maçonniques et antimaçonniques auraient été publiées durant la Belle Epoque.
Profiteurs, saboteurs et comploteurs
Mais que font les frères dans les arrière-loges du monde tout puissant et dévastateur de la maçonnerie ? » Selon la vision catholique, ils espionnent dans les bureaux du ministère, démolissent les institutions, confondent leurs intérêts avec ceux de l’Etat… Profiteurs, arrivistes sans scrupule, ils n’ont aucune moralité. » La vie politique, elle, est dépeinte comme infiltrée par la » pieuvre maçonnique » : cette pieuvre, c’est l' » image entre toutes, récurrente, qui symbolise le supposé « complot maçonnique », redoutable arme visuelle de propagande et de dissuasion aux mains des catholiques et des ultraconservateurs « .
Un ennemi à exterminer
» Dans l’entre-deux-guerres, le maçon n’est plus seulement un suspect et un adversaire, il devient un ennemi à pourchasser et à exterminer. » A l’heure de la guerre, le genre prend des formes plus violentes. » L’extrême droite et une partie de la droite catholique puisent dans un discours qui fait appel aux sentiments les plus bas pour vilipender la « collusion » supposée entre juifs et maçons, entre maçons et socialistes ou communistes. Cet amalgame sera à l’origine des pires stéréotypes, débouchant sur des actes malveillants et sur des crimes. «
L’école, terrain d’affrontement politique
Au coeur du combat antimaçonnique se niche notamment la volonté de faire barrage à l’enseignement public officiel. En loge, la question scolaire fait florès dès le milieu du xixe siècle. » De nombreuses caricatures cherchent alors à dénoncer le mal anticlérical, comme celle-ci : on y voit Dame Doctrine (représentant les libéraux) refuser méchamment la soupe à un enfant en guenille parce qu’il fréquente l’école catholique. «
Les Mystères de la franc-maçonnerie révélés par la caricature (1850 – 1942), par Eric Van den Abeele, Luc Pire Editions, 160 p.
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