Comment la politique bruxelloise se fracture sur les questions religieuses (et en particulier sur le culte musulman)
A Bruxelles, les débats sur la neutralité des services publics et sur l’abattage sans étourdissement témoignent de l’émergence d’une nouvelle fracture politique, autour de la liberté religieuse (et de ses limites), particulièrement lorsqu’elle concerne les musulmans.
Un texte canonique, des cahiers apocryphes dont les docteurs de la foi se disputent la légitimité, et des députés que l’on compte et recompte en priant pour une issue favorable, comme les grains patinés d’un vieux chapelet.
Entre Flamands et francophones, entre riches et pauvres, entre gauche et droite, la politique bruxelloise se fracture aujourd’hui de plus en plus sur une ligne théologique de rapport à la liberté religieuse et à ses limites, spécifiquement celle des musulmans.
Rien ne dit que cette fracture se refermera demain. Au contraire, même: tout indique que les positions des uns et des autres pèseront encore à l’avenir sur les campagnes électorales, bien sûr, mais aussi sur la composition des majorités.
Les deux débats qu’entame le parlement bruxellois, formellement, ne porteront pas spécifiquement sur le culte musulman: le 7 février, les membres de la commission finances débutaient leurs auditions autour de « la neutralité des services publics », et, d’ici à quelques semaines, les députés devront se prononcer sur l’interdiction de l’abattage sans étourdissement. Mais chacun sait que si ces deux questions de principe sont devenues de brûlants dossiers politiques, c’est parce que ces derniers concernent principalement des habitudes, vestimentaires (le voile) et alimentaires (la viande halal), liées à certaines pratiques de l’islam. Aucun de ces deux sujets ne figurait dans l’accord de gouvernement négocié, en juillet 2019, par Laurette Onkelinx (PS), Zakia Khattabi (Ecolo) et Olivier Maingain (DéFI), les patrons bruxellois des trois partis francophones associés aux flamands de Groen, de l’Open VLD et de Vooruit. Les programmes respectifs des socialistes et des écologistes francophones, et celui de DéFI, s’opposant en ces matières, les négociateurs décidèrent sagement de ne pas en parler. Mais, dans un « cahier Atoma » qui rassemblait leurs engagements mutuels secrets, la mention « liberté de vote » figurait sur la même ligne que « abattage sans étourdissement ».
Une nouvelle bataille s’engage sur le front du rapport à l’islam, en Région bruxelloise.
Aujourd’hui, les patrons ont changé, et entre Ahmed Laaouej, président de la fédération bruxelloise du Parti socialiste, Rajae Maouane, coprésidente d’Ecolo, et François De Smet, président de DéFI, les positions se sont durcies. La concurrence respective du PTB pour les premiers et du MR pour le troisième les soumet à une forte menace électorale, ce qui oblige chacun à l’intransigeance. Qui mine le pacte scellé en 2017 entre leurs trois prédécesseurs, lorsque verts et amarantes refusèrent de suivre le mouvement lancé par Benoît Lutgen en Wallonie et de renverser, avec le CDH et le MR, la majorité en Région bruxelloise et à la Fédération Wallonie-Bruxelles.
La décision de ne pas aller en appel d’un jugement qui taxait la STIB de discrimination pour avoir rejeté une candidate portant le foulard islamique, a rendu la rupture publique. Tandis qu’écologistes et socialistes se réjouissaient de la décision, qu’ils espéraient voir faire jurisprudence et ainsi autoriser le voile dans l’administration et les entreprises publiques, à tout le moins dans les fonctions qui ne sont pas en contact avec le public, DéFI poussait à l’appel, répétant que « la neutralité de l’Etat ne se négocie pas ». Appel ne fut pas interjeté, mais l’engagement d’un vaste débat parlementaire fut lancé, et, après les six mois d’auditions entamés, lundi 7 février, les partis de la majorité devront négocier un compromis sur la neutralité de l’Etat. Probablement ressemblera-t-il plutôt à une interdiction partielle (pour les travailleurs en contact avec le public ou pour ceux exerçant une autorité sur les usagers) comme on la rencontre en Flandre ou au fédéral, et comme y inclinent verts et rouges, qu’à l’interdiction totale et non négociable que revendiquent les amarantes dans la majorité, et les bleus dans l’opposition.
DéFI y a perdu un parlementaire, l’Auderghemois Christophe Magdalijns, qui s’est désolidarisé de la coalition et de son parti, et ses deux partenaires, en y gagnant une bataille, ont poursuivi une guerre qu’ils pourraient bien perdre.
On s’occupe bien des pigeons
Le choix de ne pas aller en appel a en effet tant contrarié DéFI qu’il ne pouvait, contesté sur sa ligne laïque par le MR, que se montrer offensif pour proscrire l’abattage rituel du territoire régional. Conforté par une décision de la Cour constitutionnelle qui validait les interdictions de mise à mort sans étourdissement décrétées en Flandre et en Wallonie, Bernard Clerfayt, ministre bruxellois du Bien-être animal, mit donc le dossier à l’ordre du jour du gouvernement. Les écologistes trouvaient que ce n’était pas le moment, vu la crise sanitaire, vu l’urgence économique, vu les problèmes sociaux, de consacrer de l’énergie à un énième débat moins prioritaire. Entre-temps, une ordonnance sur les pigeonniers contraceptifs avait été votée, notamment par Ecolo, ce qui, sans doute, termina de convaincre qu’en matière de bien-être animal, on trouve toujours bien de l’énergie à consacrer quand on le veut vraiment. Tant pis pour les casuistes qui, au PS et chez Ecolo, estimaient que l’esprit du cahier Atoma a été trahi car « il mentionnait une liberté de vote, pas une liberté d’initiative ». L’initiative parlementaire qui s’en- suivit, appuyée par DéFI et les partenaires de Groen et de l’Open VLD, est désormais à l’agenda et sera votée « dans le semestre ». C’est une nouvelle bataille qui s’engage sur le front du rapport à l’islam, en Région bruxelloise.
Cette bataille, elle arrange DéFI (dix sièges), même s’il n’est pas impossible que certains de ses élus, sensibilisés par certaines autorités communautaires juives et musulmanes, s’abstiennent ou s’éclipsent au moment du vote.
Cette bataille, elle dérange fort le PS (seize sièges), qui a voté pour l’interdiction de l’abattage sans étourdissement en Wallonie il y a quatre ans, mais qui a décidé de se prononcer contre à Bruxelles, et dont on va donc beaucoup moquer le double discours, d’une région à l’autre.
Cette bataille, elle embête encore plus fort Ecolo (quinze sièges), qui a également voté pour l’interdiction en Wallonie, dont le bien-être animal est une des causes chéries, dont le parti frère Groen est d’ailleurs sur la ligne de DéFI, mais qui laissera la liberté de vote à ses parlementaires, et dont on va donc beaucoup moquer le double discours, d’une région à l’autre et d’une langue à l’autre.
Cette bataille, elle amuse le PTB (onze sièges), qui se prononcera contre une interdiction qu’il estime uniquement décrétée pour contrarier les musulmans, même s’il s’est abstenu en Wallonie.
Cette bataille, elle amuse aussi le MR, qui se prononcera contre, même si certains de ses élus, sensibilisés par certaines autorités communautaires juives et musulmanes, s’abstiennent ou s’éclipsent au moment du vote.
On sait plus ou moins ce que voteront les partis d’extrême droite, de droite, du centre, de gauche et d’extrême gauche. Mais il y aura des abstentions partout et des surprises peut-être. La voix de chacun des 87 députés bruxellois comptera.
Cette bataille cultuelle de l’abattage, on ne sait pas encore qui la gagnera.
Mais on sait qu’elle tournera à la guerre culturelle et électorale.
Car si les opposants à l’interdiction gagnent en 2022, ses partisans, MR et DéFI, feront de la révision de cette ordonnance une question de campagne en 2024, et puis, probablement, une question de gouvernement.
Et car, que les opposants à l’interdiction perdent ou gagnent en 2022, ils garderont toujours les blessures de cette bataille.
Et car d’autres fronts pourraient s’ouvrir ou se rouvrir, sur le voile peut-être, sur l’égalité hommes-femmes sans doute, sur les habitudes alimentaires probablement. A coup sûr, en fait, sur le rapport à la liberté religieuse et à ses limites, spécifiquement celle des musulmans, toujours. Rapport sur lequel les positions se durciront toujours plus.
Il ne sera plus alors possible de cacher ces sujets dans le recoin sombre d’un cahier Atoma. C’est ainsi qu’après le clivage gauche-droite et la fracture Flamands-francophones, le système politique bruxellois se complique, petit à petit, d’un troisième schisme majeur, politico-philosophico-religieux.
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