Que faire de l’ivoire hérité de parents ayant vécu au Congo ?
Une revente est possible à certaines conditions. Pour ne pas alimenter le marché illégal.
Alors qu’il y a soixante ans que le Congo a obtenu son indépendance, la Belgique n’est toujours pas à l’aise avec son passé colonial, dont l’évocation divise la population. En témoigne le retour de la polémique autour des monuments en l’honneur de Léopold II, et plus largement de la construction politique de l’espace public. Mais c’est dans un cadre privé, sur de nombreuses étagères et dans autant de greniers que dort une large part de la mémoire des colonies : des objets rapportés, parfois par caisses entières, par les Belges qui y vécurent. Des souvenirs d’une époque révolue qui peuvent se révéler bien encombrants pour les enfants et petits-enfants qui en héritent, en particulier quand certaines de ces reliques sont sculptées dans l’ivoire.
Un certificat est nécessaire pour la vente, mais aussi pour le don de pièces en ivoire.
A 97 ans accomplis, Pierre M. habitait toujours la maison familiale qu’il avait fait construire dans les environs de Charleroi, et dont les murs rassemblaient toujours son impressionnante collection d’art africain. Depuis son décès, c’est à sa fille, Françoise, de décider ce qu’il en adviendra.
« Mes parents ont vécu tous les deux en Afrique de 1946 à 1954, et ils en ont gardé un souvenir remarquable », confie-t-elle. « C’était en quelque sorte leur grande aventure : à l’époque, partir travailler dans les colonies, cela voulait dire ne revenir que tous les deux ans, et une simple lettre pouvait prendre des mois à arriver. D’autant qu’ils vivaient en brousse, autour de sites miniers, papa étant ingénieur. Ils étaient loin des villes et du confort dont profitaient certains colons. Ils vivaient avec les ouvriers congolais et leur familles. Mes parents étaient bien souvent les deux seuls Belges du camp, et ils s’en sont toujours souvenus comme de leurs meilleures années. »
Née quelques années après leur retour, Françoise a grandi au milieu de leurs souvenirs : des statuettes d’ébène, un râtelier hérissé de sagaies cérémonielles, et des photos aux couleurs passées du lac Kivu et des vertes collines du Ruanda-Urundi de l’époque.
Mais aussi deux imposantes défenses d’éléphant sculptées sur toute leur longueur. Un héritage dont Françoise se demande bien ce qu’elle peut en faire : « Personnellement, je n’en veux pas. J’ai toujours été proche de la cause animale, impossible de ne pas penser aux éléphants qui ont été tués, même il y a si longtemps. Mais d’un autre côté, elles font partie du passé de mes parents, qui y tenaient beaucoup. Et bien sûr, je ne veux pas que ces défenses se retrouvent à nourrir le trafic d’ivoire d’une manière ou d’une autre. »
Une question d’âge
Les Belges en possession de vieil ivoire n’ont généralement qu’une bien vague idée du sort à leur réserver, tant cette matière dure et opaque est devenue taboue, souillée par le massacre des éléphants : d’une population estimée à 20 millions d’individus avant la colonisation européenne, il n’en restait déjà plus que trois à cinq millions au début du XXe siècle. De nos jours, les infortunés pachydermes de sept tonnes ne sont plus que 400.000 ou 500.000.
Tout ça pour les quelques dizaines de kilos de leur paire de défenses. Une histoire tragique qui a conduit à la prise de mesures exceptionnelles : la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (Cites) a inscrit l’éléphant, d’Asie comme d’Afrique, sur son Annexe I, soit parmi les espèces dont tout commerce est interdit. La Cites est entrée en vigueur en Belgique en 1984, et notre pays interdit le commerce d’ivoire récent, comme d’ailleurs tous les autres Etats de l’Union européenne.
L’âge de l’ivoire a de l’importance : les objets travaillés datant d’avant 1984 ou importés avant 1990 avec une autorisation peuvent être vendus légalement au sein de l’UE, à condition qu’ils soient accompagnés d’un certificat européen délivré par la Cites, qui assure que cet ivoire a bien été importé avant l’embargo. Dans le cas de défenses brutes, celles-ci doivent en outre être marquées.
Des démarches que tout un chacun peut entreprendre via la section Cites du portail Web du Service public fédéral Santé. Mais si l’ivoire de l’époque coloniale entre logiquement dans ces critères, la démarche effraie parfois les héritiers, qui disposent rarement de documents prouvant l’âge des souvenirs de leurs aïeux. « On ne va jamais saisir la défense du grand-père, même si octroyer un certificat s’avère impossible », rassure Julien Volper, expert pour la Cites, conservateur à l’AfricaMuseum, maître de conférences à l’ULB et docteur en histoire de l’art.
« Bien sûr, nous respectons la présomption d’innocence, mais on voit très vite selon le demandeur si la démarche est honnête ou non : quand quelqu’un nous revient cinq fois avec des objets du même type en prétendant que ça provient d’un héritage, on se méfie. Toutefois 90% des gens sont de bonne foi. Ensuite, même faux, les objets ne mentent pas. Evidemment, il faut des années de pratique, à voir et à manipuler des collections de véritables pièces anciennes, pour identifier leur patine particulière. »
Un certificat est nécessaire pour la vente, mais aussi pour le don de pièces en ivoire. Une option d’ailleurs souvent envisagée par les descendants de coloniaux, mais que les musées ne peuvent systématiquement accepter, prévient Julien Volper : « La première chose que nous vérifions, c’est si l’objet proposé a un intérêt pour le musée. Car beaucoup ne sont pas issus du patrimoine africain, mais ont été créés pour les colons. Ces pièces peuvent être de valeur, certaines datent des années 1930 voire même avant, mais nous en avons des collections complètes, donc pour la plupart, elles ne nous intéressent pas. »
En 2019, la Cites avait délivré 133 certificats européens en Belgique. Un chiffre assez constant d’année en année. Quant aux nombre de dossiers refusés, il s’élève à quelques dizaines par an, en général quand les preuves d’acquisition légale ou d’ancienneté ne sont pas suffisantes, quand manquent des documents attestant de la présence de parents en Afrique, par exemple.
Pour l’ivoire récent, pas de revente
Pour ceux qui se sont laissés tenter par un souvenir en ivoire après un voyage plus récent, inutile toutefois de se bercer d’illusion : ce bracelet ou ce bibelot à l’air si innocent a de fortes chances d’être issu du braconnage, même s’il paraît ancien.
« L’ivoire reste apprécié pour sa rareté, sa beauté, et de nombreux coopérants européens en Afrique en ramenaient encore dans les années 1980-1990 », évoque le conservateur. « L’ivoire, ce n’est d’ailleurs pas systématiquement de l’éléphant : l’hippopotame en produit aussi, les phacochères ont de belles canines, et ces animaux n’ont pas un statut à l’exportation aussi contraignant que celui de l’éléphant. Mais tout l’ivoire d’éléphant qui sort actuellement d’Afrique provient du braconnage, et certaines filières se spécialisent dans les faux objets anciens pour escroquer les amateurs d’antiquité. Le trafic est encore très actif, et je peux vous assurer n’avoir jamais vu une pièce authentique dans les saisies des douaniers. Mais j’en ai vu vendues comme telles, parfois pour des sommes très importantes ».
Tout l’ivoire d’éléphant qui sort actuellement d’Afrique provient du braconnage.
Pour cet « ivoire de sang », pas de revente légale possible : tout commerce sans certificat est une infraction pénale pouvant entraîner de 156.000 à 300.000 euros d’amende, voire des peines de prison s’échelonnant de six mois à cinq ans en fonction de la gravité des infractions, ainsi qu’une éventuelle saisie des objets.
En 2018, la Cites avait mené la campagne « Sors tes dents ! » afin d’offrir une alternative aux possesseurs d’ivoire impossible à certifier. Des conteneurs avaient été mis à disposition au SPF Santé publique, à Pairi Daiza, au zoo d’Anvers et à Planckendael afin que les particuliers puissent s’en débarrasser anonymement. En trois mois, ce sont près de 500 kilos qui ont été récoltés, en majorité sous forme de défenses brutes. Les pièces sculptées ont été examinées afin de s’assurer qu’aucun objet rare ne s’y trouve, puis l’ensemble du stock a été détruit. Cette démarche reste possible toute l’année dans le hall d’entrée du service fédéral.
Des propositions plus radicales
Triste conclusion pour certains, mais c’est la seule à même de garantir que cette matière ne nourrisse pas un marché illégal. Car si l’intérêt pour l’ivoire s’est majoritairement estompé en Europe, où sa valeur a dégringolé, c’est l’Asie qui a pris le relais et qui importe la plus grande part de l’ivoire brut braconné directement depuis l’Afrique de l’Est.
Un contexte qui a incité la Commission européenne à durcir les législations. Une première étape a été franchie, le 1er juillet 2017, avec la recommandation d’interdire l’exportation de l’UE vers des pays tiers de l’ivoire brut, qu’il soit ancien ou non. Certains lobbys voudraient toutefois aller plus loin et interdire totalement le commerce d’ivoire, qu’il soit brut ou travaillé, comme le mouvement mondial citoyen Avaaz, qui considère les certificats d’ancienneté comme une porte d’entrée possible de l’ivoire braconné dans un marché légal.
Une thèse que Julien Volper estime excessive : « A supposer qu’on décide du jour au lendemain que l’ivoire devienne complètement hors-la-loi, où serait tracée la limite, et sur quels critères ? Que ferait-on du Sphinx mystérieux, un trésor des Musées royaux d’art et d’histoire sculpté par Charles Van der Stappen, ou des ivoires dieppois des xviie et xviiie siècles ? On les passerait à la broyeuse ? Il est capital de renforcer la lutte contre les trafics, mais l’ivoire reste une matière noble, utilisée depuis des siècles dans l’art, en particulier religieux. En interdire la vente ou l’exposition en appliquant une très arbitraire rétroactivité juridique, cela irait beaucoup trop loin. »
Reste à tout faire pour s’assurer que l’ivoire demeure entre les mains de personnes capables de l’apprécier pour sa valeur artistique et historique, et non financière.
Par Matthias Bertrand.
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