Raphaël Glucksmann, eurodéputé: « L’Europe se croit plus faible qu’elle ne l’est »
Eurodéputé engagé dans son premier mandat, Raphaël Glucksmann croit que la politique peut encore changer le cours du monde. La preuve par le combat mené, avec le soutien de jeunes mobilisés sur les réseaux sociaux, pour la défense de la minorité musulmane des Ouïghours, cible d’une implacable répression de Pékin. Mais pourquoi l’Europe ne se sert-elle pas davantage de l’arme de sa puissance commerciale?
Eurodéputé français du mouvement Place publique, allié au Parti socialiste, Raphaël Glucksmann s’est investi corps et âme dans la lutte pour le respect de la minorité musulmane des Ouïghours, qui fait l’objet d’une répression féroce du pouvoir chinois au nom de la sécurité intérieure. Dans cette optique, il a beaucoup utilisé les réseaux sociaux comme outil de mobilisation des jeunes. « Mon compte Instagram et mon travail législatif sont indissociables », aime-t-il à raconter, notamment dans son dernier livre, Lettre à la génération qui va tout changer (1), où transparaît son optimisme sur la possibilité du changement. Grâce aux jeunes.
Les réseaux sociaux de l’instantanéité permettent de restaurer un rapport au temps long.
Que vous a appris, sur les dirigeants et les citoyens européens, votre combat pour la défense des droits des Ouïghours?
D’abord l’impuissance des Européens. Quand je demandais, lors de rencontres avec les plus hauts dirigeants de l’Union, que l’on change de politique à l’égard de la Chine et que l’on utilise notre puissance commerciale, je me heurtais chaque fois à la même réponse: « Nous ne pouvons pas faire cela. Il y a trop d’intérêts en jeu. Nous n’ avons pas de prise sur la Chine. » Ce fut donc la rencontre entre l’impuissance de nos dirigeants et l’incroyable enthousiasme de la jeunesse, en Belgique et en France en particulier. Des centaines de milliers de jeunes nous ont dit: « Un crime contre l’humanité nous intéresse en tant qu’ êtres humains. » Et encore davantage quand ils se sont rendu compte à quel point l’ esclavage des Ouïghours était partie intégrante du circuit des chaînes de production des multinationales. Tout à coup, en tant que clients d’Adidas, de Nike ou Zara, ils étaient confrontés dans leur garde-robe à ce crime contre l’humanité. A partir de ce moment-là, le mouvement de solidarité a pu déboucher sur des résultats. Grâce aux campagnes lancées auprès de grandes marques, des centaines de milliers de jeunes ont démontré qu’ils pouvaient faire plier les patrons d’ Adidas, ou H&M, qu’ils pouvaient pousser les députés européens à adopter un texte beaucoup plus ambitieux qu’initialement prévu sur le devoir de vigilance des entreprises et à jeter à la poubelle l’accord sur les investissements avec la Chine qu’Emmanuel Macron et Angela Merkel avaient pourtant signé en grande pompe avec Xi Jinping.
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Ces jeunes-là se sont investis pour une cause et ont découvert qu’ils avaient un pouvoir. C’est une immense bonne nouvelle. Aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni, la question des crimes contre l’humanité que subissent les Ouïghours est un débat d’élite. Il n’y a qu’en France et en Belgique où c’est devenu un débat populaire. Si une loi a été votée au parlement belge en faveur des Ouïghours, c’est grâce à la mobilisation de ces jeunes.
Vous dressez une comparaison entre la cause tchétchène, il y a quelques années, et la cause ouïghoure aujourd’hui. Qu’est-ce qui a changé? La conviction ou la méthode?
Les vingt dernières années de la vie de mon père ont été consacrées à ce combat pour les Tchétchènes. J’ai vu à quel point il se heurtait à des présupposés d’indifférence, au « cela n’intéresse pas les gens ». L’ absence de réseaux faisait que les citoyens n’avaient pas la parole. Mais c’était un alibi. Aujourd’hui, l’existence des réseaux sociaux – et d’Instagram en particulier – leur permet d’affirmer leurs préoccupations. C’est là où se situe l’immense changement entre les deux combats. Au Parlement européen, je préside la commission sur les ingérences étrangères en Europe. J’ai disséqué des dizaines de campagnes de désinformation sur les réseaux sociaux. Je sais tous les risques qu’ils véhiculent. Je sais qu’ils peuvent mener au triomphe des idées les plus nauséabondes. Je sais que des usines à trolls situées à Saint-Pétersbourg peuvent manipuler le débat politique à Bruxelles ou à Paris. Mais je sais aussi que c’ est un incroyable terrain d’opportunité démocratique. C’est l’antichaîne d’info en continu où une information chasse l’autre. J’ai réussi pendant plus de deux ans à faire en sorte que des centaines de milliers de jeunes s’intéressent jour après jour à la même souffrance, celle des Ouïghours. Les réseaux sociaux de l’instantanéité permettent de restaurer un rapport au temps long. Et moi, je pense qu’il n’y a pas de politique sans rapport au temps long.
Que l’on soit aussi utopiste que le FMI me semble une requête minimale.
Le Parlement européen est-il encore un lieu d’où l’on peut faire bouger les choses?
Je m’inscris en faux contre la théorie qui veut que l’on peut se passer des institutions et de la politique. Je ne crois pas que l’on peut changer le monde sans prendre le pouvoir. Il faut que dans ces institutions pénètrent l’énergie et l’idéal de ceux qui mènent des campagnes en dehors. Si celles-ci n’ont pas un prolongement législatif, les changements seront éphémères et réversibles. Le Parti communiste chinois l’a très bien compris. Pour contrer notre action auprès des grandes marques, il a lancé des campagnes encore plus massives visant à faire pression sur elles dans l’autre sens. Elles commencent dès lors à changer leur fusil d’ épaule en voyant qu’ elles ont peut-être plus à perdre en Chine qu’ici. La seule manière de rendre des changements irréversibles réside dans la loi dont l’élaboration passe nécessairement par les institutions. Le pouvoir que l’on a au Parlement européen est le pouvoir que l’on prend. On peut avoir beaucoup plus de pouvoir que ce que l’on a si on est capable de créer des rapports de force avec les autres institutions. C’est ce que l’on a fait dans le dossier de l’accord sur les investissements avec la Chine. On peut le faire sur d’autres.
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Au Parlement européen, on apprend aussi à construire une majorité. Sur le devoir de vigilance des entreprises, j’ai réussi à persuader des eurodéputés de droite de son utilité. Si j’avais tenu un discours général en faveur des droits humains et contre le capitalisme, il est certain que je n’aurais pas convaincu le député conservateur slovaque. Mais en lui présentant le point de vue d’une petite entreprise de sa région et l’intérêt qu’ elle trouverait dans le rééquilibrage par rapport à une concurrence déloyale, il peut se rallier à l’initiative.
Quelle serait pour vous l’attitude idéale de l’Union européenne à l’égard de la Chine?
Personne ne veut entrer en guerre avec la Chine. Ce serait complètement suicidaire et stupide. Mais entre ne rien entreprendre et faire la guerre, il y a un espace disponible pour l’action. C’est faire de la politique. Il faut que l’on prenne conscience de nos intérêts à long terme. Quels sont-ils? Aujourd’hui, l’Europe est un continent de consommateurs. On consomme des biens made in China et de la sécurité made in USA. Notre rapport au monde est celui de consommateurs. J’aimerais que l’on redevienne producteurs. Il faut pour cela accepter une forme de rapport de force, à la fois avec les multinationales qui ont délocalisé en Chine et avec l’appareil d’Etat chinois. Si on veut obtenir la fermeture des camps de Ouïghours, il faut utiliser les armes dont on dispose. Nous sommes le premier marché et la première puissance commerciale du monde et nous vivons dans une relation d’interdépendance. Si on bannit l’entrée des produits de l’esclavage sur le marché européen, cela aura un coût immense en Chine. Les dirigeants chinois ne sont pas des terroristes d’Al-Qaeda. Ils ne pensent pas que s’ils explosent, ils iront au paradis. Au contraire, ils sont très terre-à-terre. Il faut imposer un calcul coût-bénéfice dans leur esprit. Pour l’instant, cela ne leur coûte rien de déporter un peuple, hormis pour leur image. Mais si on leur impose un coût économique et commercial, ils réévalueront leur politique. Si l’Europe veut construire une puissance, elle doit utiliser sa puissance commerciale à des fins politiques. Mais elle refuse a priori d’entamer ce rapport de force parce qu’elle se croit beaucoup plus faible qu’ elle ne l’est.
Ce qui doit nous préoccuper tous, c’est pourquoi un ouvrier de Flint dans le Michigan vote pour Donald Trump.
Vous dénoncez le renoncement des dirigeants européens. En matière climatique, sur le numérique, les droits humains, la moins mauvaise des politiques n’est-elle tout de même pas celle de l’Union européenne?
La moins mauvaise politique est européenne. Nos dirigeants ne sont pas climatosceptiques comme Donald Trump. Mais justement, ce qui m’interpelle, c’est que des gens qui croient à la science et qui sont conscients du péril du dérèglement climatique décident d’opérer des changements aussi mineurs. Regardez ce qui s’est passé avec la pandémie. Subitement, l’Europe s’est rendu compte qu’elle était dépendante en tout, pour les masques, les blouses, le curare, le Doliprane… Quand on atteint ce stade de prise de conscience, il faut accélérer la réindustrialisation. Nous avons proposé trois mesures hypersimples au Parlement: la taxe carbone aux frontières de l’Union européenne, le Buy European Act qui réserverait les commandes publiques aux producteurs européens et le Made in Europe Act qui placerait l’émergence de champions industriels au-dessus du dogme de la concurrence libre et non faussée à l’intérieur du marché. Ces trois mesures-là, on n’arrive même pas à les prendre. Ce qui doit nous préoccuper tous, nous qui sommes attachés à la démocratie libérale, c’est pourquoi un ouvrier de Flint dans le Michigan vote pour Donald Trump alors qu’il a voté démocrate toute sa vie. Pourquoi? Est-ce parce que, subitement, il est devenu raciste, xénophobe, misogyne? Ou est-ce parce que Trump leur a dit que le « win-win » de la globalisation a enrichi les actionnaires de la côte ouest des Etats-Unis, favorisé la Chine et conduit à des ruines industrielles autour d’eux? Si, face à cela, le discours de la gauche consiste juste à dire que l’on va faire en sorte que vous ayez un matelas social suffisant pour que vous ne regrettiez plus de ne plus être un producteur de biens, elle ne répondra jamais aux attentes des gens. Ils ont envie de travailler, pas que l’on s’occupe d’eux. Il va bien falloir créer les conditions pour leur permettre de continuer à produire.
Les plans de relance post-Covid ne prennent-ils pas en compte la transition énergétique?
Bien sûr, il y a des investissements. Mais quand vous les disséquez, vous vous rendez compte qu’ils ne sont pas assez massifs et pas assez contraignants. Prenez les plans de relance nationaux et la conditionnalité écologique des aides. En France, la question a été tranchée par le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, quand il a soutenu que ce n’était pas le moment d’imposer des conditions aux entreprises alors qu’ elles sont dans les grandes difficultés. Sauf qu’ après les avoir sauvées, on n’aura plus le pouvoir de leur imposer le virage écologique et la décarbonation des chaînes de production. On est confronté à un recul de l’exercice de leur propre pouvoir par les dirigeants politiques. On n’est pas au niveau. Pourquoi ne change-t-on pas de braquet sur la conditionnalité? Ce n’est pas un truc de gauchiste. Le FMI et l’ Agence internationale de l’énergie l’ont demandé en juin 2020 en faisant observer qu’une occasion comme celle-ci ne se présente qu’une fois par génération. Que l’on soit aussi utopiste que le FMI me semble une requête minimale.
Un accord suspendu
L’ accord sur les investissements avec la Chine a été conclu, sur le principe, le 30 décembre 2020 à la veille du terme de la présidence allemande du Conseil de l’Union européenne. Il a cependant été suspendu le 4 mai. Entre-temps, l’Union avait pris des sanctions contre des responsables chinois impliqués dans la répression des Ouïghours. Pékin y avait répondu par des contre-sanctions visant quatre entités et dix responsables européens, dont Raphaël Glucksmann et Samuel Cogolati, député fédéral belge Ecolo.
C’est à son initiative que le Parlement belge a adopté le 15 juin une résolution avertissant d’un « risque sérieux de génocide » contre la minorité musulmane.
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